Correspondance 1812-1876, 3/1850/CCCXIV
CCCXIV
À JOSEPH MAZZINI, À LONDRES
Écrire aujourd’hui ? Non, je ne pourrais pas. Cette situation est nauséabonde et je ne saurais trouver un mot d’encouragement à donner aux hommes de mon temps. Je ne suis plus malade, cependant ; ma situation personnelle n’est point douloureuse et j’ai l’esprit calme, le cœur satisfait des affections qui m’entourent. Mais l’espérance ne m’est pas revenue et je ne suis pas de ceux qui peuvent chanter ce qui ne chante pas dans leur âme. L’humanité de mon temps m’apparaît comme une armée en pleine déroute, et j’ai la conviction qu’en conseillant aux fuyards de s’arrêter, de se retourner et de disputer encore un pouce de terrain, on ne fera que grossir de quelques crimes et de quelques meurtres l’horreur du désastre. Les bourreaux eux-mêmes sont ivres, égarés, sourds, idiots. Ils vont à leur perte aussi ; mais plus on leur criera d’arrêter, plus ils frapperont, et, quant aux lâches qui plient, ils laisseront égorger leurs chefs, ils verront tomber les plus nobles victimes sans dire un mot. J’ai beau faire, voilà où j’en suis. Je me croyais malade et je me reprochais mes défaillances ; mais je ne peux plus me faire un reproche de souffrir à si bon escient. Je me trompe, peut-être ; Dieu le veuille ! Ce n’est pas à vous, martyr stoïque, que je veux, que je peux ou dois remontrer obstinément que j’ai raison. Mais, tout en respectant en vous cette vertu de l’espérance, je ne puis la faire éclore en moi à volonté. Rien ne me ranime, je ne sens en moi que douleur et indignation. Savez-vous la seule chose dont je serais capable ? Ce serait une malédiction ardente sur cette race humaine si égoïste, si lâche et si perverse. Je voudrais pouvoir dire au peuple des nations : « C’est toi qui es le grand criminel ; c’est toi, imbécile, vantard et poltron, qui te laisses avilir et fouler aux pieds ; c’est toi qui répondras devant Dieu des crimes de la tyrannie ; car tu pouvais les empêcher et tu ne l’as pas voulu, et tu ne le veux pas encore. Je t’ai cru grand, généreux et brave. Tu l’es en effet, sous la pression de certains événements et quand Dieu fait en toi des miracles. Mais, quand Dieu te fait sentir sa clémence, quand tu retrouves une heure de calme ou d’espérance, tu vends ta conscience et ta dignité pour un peu de plaisir et de bien-être, pour du repos, du vin et des illusions grossières. Avec des promesses de bien-être, de diminution d’impôts, on te mène où l’on veut. Avec des excitations à la souffrance, à l’héroïsme et au dévouement, qu’obtient-on de toi ? Quelques holocaustes isolés que ta masse contemple froidement ! »
Oui, je voudrais réveiller le peuple de sa torpeur et de sa honte, l’indigner sur lui-même, le faire rougir de son abaissement, et je retrouverais peut-être encore des lueurs d’éloquence que l’idée de sa colère inintelligente, la presque certitude d’être massacrée par lui le lendemain, ferait éclore plus ardentes et plus fécondes. Ce qui me retient, c’est un reste de compassion. Je ne sais pas dire à l’enfant qui se noie : « C’est ta faute ! » Je pense aux souffrances et aux misères de ce peuple coupable et si cruellement puni.
Je n’ai plus la force de lui jeter à la face l’anathème qu’il mérite. Alors je m’arrête, je me retourne vers la fiction et je fais, dans l’art, des types populaires tels que je ne les vois plus, mais tels qu’ils devraient et pourraient être. Dans l’art, cette substitution du rêve à la réalité est encore possible. Dans la politique, toute poésie est un mensonge auquel la conscience se refuse.
Mais l’art ne se fait pas à volonté non plus, c’est fugitif, et la conscience d’un devoir à remplir ne force pas l’inspiration à descendre. La forme du théâtre, étant nouvelle pour moi, m’a un peu ranimée dernièrement, et c’est la seule étude à laquelle j’aie pu me livrer depuis un an.
Ce sera peut-être inutile. La censure, qui laisse un libre cours aux obscénités révoltantes du théâtre, ne permettra peut-être pas qu’on prêche l’honnêteté avec quelque talent, aux hommes, aux femmes et aux enfants du peuple. J’ai refusé d’être jouée au Théâtre-Français ; je veux aller au boulevard avec Bocage. On ne nous y laissera pas aller probablement : plus on aura la certitude que nous y voulons porter une prédication évangélique sous des formes douces et chastes, plus on nous en empêchera. Mais, si nous voulions y porter le scandale de la gaudriole, les couplets obscènes du vaudeville, les gentillesses divertissantes du bon temps de la Régence, nous aurions le champ libre comme les autres.
Me retournerai-je vers la contemplation des faits ? me réjouirai-je de l’amélioration des mœurs ? me dirai-je qu’il est indifférent d’y contribuer ou non, pourvu que le bien se fasse et que le vrai bonheur sourie autour de soi ? C’est en vain que je chercherais cette consolation dans le milieu où je vis. Le peuple des provinces est affreusement égoïste. Le paysan est ignorant ; mais l’artisan qui comprend, qui lit et qui parle est dix fois plus corrompu à l’heure qu’il est. Cette révolution avortée, ces intrigues de la bourgeoisie, ces exemples d’immoralité donnés par le pouvoir, cette impunité assurée à toutes les apostasies, à toutes les trahisons, à toutes les iniquités, c’est là, en fin de compte, l’ouvrage du peuple, qui l’a souffert et qui le souffre. Une partie de nos ouvriers tremble devant le manque d’ouvrage et se borne à hurler tout bas des menaces fanfaronnes. Une autre partie s’hébète dans le vin. Une autre encore rêve et prépare de farouches représailles, sans aucune idée de reconstruction après avoir fait table rase. Les systèmes, dites-vous ? Les systèmes n’ont guère pénétré dans les provinces. Ils n’y ont fait ni bien ni mal, on ne s’en inquiète point, et il vaudrait mieux qu’on les discutât et que chacun forgeât son rêve. Nous ne sommes pas si avancés ! Payera-t-on l’impôt, ou ne le payera-t-on pas ? Voilà toute la question. On ne se tourmente même pas des encouragements dont l’agriculture, sous peine de périr, ne peut plus se passer.
On ne sait ce que signifient les promesses de crédit faites par la démocratie. On n’y croit point. Toute espèce de gouvernement est tombée dans le mépris public, et le prolétaire qui dit sa pensée la résume ainsi : Un tas de blagueurs, les uns comme les autres ; il faudra tout faucher !
Sans doute il y a des groupes qui croient et comprennent encore ; mais la vertu n’est point avec eux beaucoup plus qu’avec les autres. L’esprit d’association est inconnu. La presse est morte en province, et le peuple n’a pas compris qu’avec des sous on faisait des millions.
L’article du second numéro du Proscrit sur l’organisation de la presse démocratique est rigoureusement vrai pour signaler le mal, et parfaitement inutile pour y porter remède. Il est facile de démontrer ce qu’on peut faire ; il est impossible de faire éclore du dévouement là où il n’y en a pas ; notre Travailleur[1] est ruiné. Notre ami le rédacteur est en prison. Sa femme et ses enfants sont dans la misère. Nous sommes trois ou quatre qui nous cotisons pour tout le désastre. Les bourgeois du parti sont sourds, le peuple du parti, plus sourd encore. Le banquet donné à Ledru-Rollin il y a deux ans, et qui paraissait si beau, si spontané, si populaire, qui l’a payé ? Nous. Et c’est toujours ainsi. Il importe peu quant à l’argent ; mais le dévouement, où est-il ? Une masse va à un banquet comme à une fête qui ne coûte rien. On s’amuse, on crie, on se passionne, on en parle huit jours, et puis on retombe, et c’est à qui dira qu’il y a été entraîné, et qu’il ne savait pas de quoi il s’agissait.
Regarderai-je ailleurs ? Je verrai des provinces un peu plus braves sans résultat meilleur. Est-ce à la Montagne que nous chercherons le produit de toutes les opinions socialistes ? Est-ce à Paris, dans les faubourgs décimés par la guerre civile, et tremblants devant une armée qu’on sait bien n’être pas ce qu’on croyait ? Non, nulle part, j’en suis malheureusement sûre ! Il y a un temps d’arrêt. Le sentiment divin, l’instinct supérieur ne peut périr ; mais il ne fonctionne plus. Rien n’empêchera l’invasion de la réaction. Nous ne devons qu’aux divisions de ces messieurs et à leurs intrigues, qui se combattent, d’avoir encore le mot de république et le semblant d’une constitution. La coalition des rois étrangers, la discipline de leurs armées, instruments aveugles chez eux comme chez nous, l’égoïsme et l’abrutissement de leurs peuples, qui, là comme ici, laissent faire, trancheront la question entre les trois dynasties qui se disputent le trône de France.
Voilà, hélas ! que je dis ce que je ne voulais pas dire. Savez-vous que je n’ose plus écrire à mes amis, que je n’ose plus parler à ceux qui sont près de moi, dans la crainte de détruire les dernières illusions qui les soutiennent ? Je devrais ne pas écrire ; car j’ai la certitude qu’on lit toutes mes lettres ; du moins, toutes celles que je reçois ont été décachetées et portent la trace grossière de mains qui ne cherchent pas même à cacher l’empreinte de leur violation. On surprend nos espérances pour les déjouer, on surprend nos découragements pour s’en réjouir. Toutes les administrations publiques sont remplies de gens qui ont mérité les galères. On n’ose plus confier cent francs à la poste. Rien ne sert de se plaindre ; pourvu que les voleurs pensent bien, ils ont l’impunité.
Voilà la France ! le peuple le sait, cela lui est indifférent. Que voulez-vous qu’on dise aux pouvoirs pour les faire rougir ? que voulez-vous qu’on dise aux opprimés pour les réveiller ?
Il faudrait pouvoir écrire avec le sang de son cœur et la bile de son foie, le tout pour faire plus de mal encore ; car il est des heures où l’homme est comme un somnambule qui court sur les toits.
Si on crie pour l’avertir, on le fait tomber un peu plus vite.
Et cependant vous agissez, vous écrivez. Vous le devez, puisque vous êtes soutenu par la foi. Mais, dussiez-vous me haïr et me rejeter, je sens qu’il m’est impossible d’avoir la foi, de bonne foi.
Merci pour la réponse à Calamatta ; je crois que c’est tout ce qu’il désire.
Adieu, mon ami ; je suis navrée, mais je vous aime et vous admire toujours.
- ↑ Journal qui se publiait à Châteauroux.