Correspondance 1812-1876, 3/1851/CCCXXVIII

La bibliothèque libre.


CCCXXVIII

À M. CHARLES PONCY, À TOULON


Nohant, 16 mars 1851.


Cher enfant, je vous ai écrit certainement depuis mon retour de Paris ; je vous ai dit que j’y avais passé seulement huit jours et que j’étais de retour ici à la fin de janvier. Je ne vous ai pas envoyé Claudie, il est vrai ; elle n’était pas imprimée encore. Je vous l’envoie. Accusez-m’en réception, ainsi que de ma lettre ; car il me semble que la poste n’est pas bien fidèle. Je ne vous mets rien sur la première page, vous savez que la poste s’y oppose.

Ce succès de Claudie, dont vous me faites compliment, a été coupé par la moitié, au beau milieu. Des intrigues de théâtre que je ne sais pas, des directeurs endettés, ruinés, forcés d’obéir à je ne sais quelles volontés (le ministère, dit-on, sous jeu), m’ont suscité de tels empêchements, qu’à la quarantième représentation environ, j’ai dû retirer ma pièce pour qu’elle ne fût pas tuée par le mauvais vouloir. Elle avait fait pourtant gagner beaucoup d’argent à ce théâtre ruiné, et, la veille encore, la salle était pleine. Je ne sais pas ce qu’il y a dans ces arcanes de la coulisse. Je laisse la gouverne à mon ami Bocage, qui fait de son mieux, mais qui ne peut lutter contre le diable. J’ai donc retiré fort peu d’argent de Claudie. Nous comptions sur cent représentations, et nous sommes loin de compte. Nous aviserons à la faire jouer sur un théâtre plus honnête, s’il y en a, et je prépare une autre pièce ; car, mes petites dettes payées, me voilà pauvre comme devant et travaillant toujours sans pouvoir me reposer.

Je voudrais vous écrire longuement. C’est impossible ce soir, et je veux pourtant vous répondre par le courrier.

Je ne connais pas M. Lugi Bordèse. S’il a fait quelque chose sur des paroles de moi, s’il m’a écrit, si je lui ai répondu, je n’en ai pas souvenance. Donc, en tout cas, je ne le connais guère. Je ne sais pas quelle affaire il vous propose ; je ne connais pas du tout ces arrangements de publication musicale. Renseignez-vous et ne livrez pas légèrement votre avoir littéraire, sans savoir de quoi il s’agit. Savez-vous que, si Claudie m’avait rapporté dix mille francs nets, mes dettes payées, je comptais vous dire de venir bien vite bâtir un atelier à Maurice ? Je ne voulais pas vous le dire avant de savoir si je le pourrais, et j’ai bien fait de ne pas porter vos idées et vos projets sur ce travail, puisque, mes dettes payées, il ne me reste pas un centime. C’est donc pour une autre pièce, si elle réussit sous le rapport des écus, et pour une autre année probablement, si vous êtes libre quand je serai riche. Il faut aussi que je rentre dans la disposition d’une petite maison que j’ai dans le village, et qui est louée à bail, jusqu’en novembre prochain. Je la ferai arranger proprement pour que vous y puissiez loger, si nos projets se réalisent ; car, maintenant, avec les arrangements que Maurice a faits dans la grande maison, les amis qui y sont à demeure et le théâtre, il ne me resterait pas un coin grand comme la main pour loger votre famille. Si j’avais eu ce logement libre, je vous aurais fait venir cet hiver pour le calorifère, dont je ne pouvais plus me passer, et que j’ai fait construire par un homme du pays. Mais je n’aurais pas pu vous séparer deux mois, n’est-ce pas ? de Désirée et de Solange, et je n’aurais pas voulu vous mettre tous les trois sur un lit de sangle, dans une soupente. Cette question-là m’a empêchée de suivre mon désir, et même de vous en parler.

Espérons que tout ne sera pas bouleversé en 1852, comme les bourgeois le prétendent. Je crois, au contraire, qu’on ne bouleversera pas assez ! Alors, nous pourrons passer six mois ensemble en famille. Dans ce moment, j’emprunte une somme à intérêts pour faire, à mes frais, la publication de mes œuvres complètes, à quatre sous la livraison. Ce sera enfin le moyen de populariser des ouvrages faits en grande partie pour le peuple, mais que, grâce aux spéculations stupides et aristocratiques des éditeurs, les bourgeois seuls ont lus. C’est une grande affaire dont je confie le soin à Hetzel. S’en tirera-t-il, et m’en tirerais-je moi même ? À la garde de Dieu ! Je crois que c’était un devoir, le principal devoir de ma vie, et je le remplis à mes risques et périls.

Bonsoir, cher enfant ; je vous embrasse de cœur, ainsi que Désirée et Solange. Maurice vous embrasse aussi.

Borie est en Belgique et m’écrit souvent.