Correspondance 1812-1876, 3/1852/CCCXXXVIII

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CCCXXXVIII

AU PRINCE LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE,
PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE


Paris, 20 janvier 1852.


Prince,

Je vous ai demandé une audience ; mais, absorbé comme vous l’êtes par de grands travaux et d’immenses intérêts, j’ai peu d’espoir d’être exaucée. Le fussé-je d’ailleurs, ma timidité naturelle, ma souffrance physique et la crainte de vous importuner ne me permettraient probablement pas de vous exprimer librement ce qui m’a fait quitter ma retraite et mon lit de douleur. Je me précautionne donc d’une lettre, afin que, si la voix et le cœur me manquent, je puisse au moins vous supplier de lire mes adieux et mes prières.

Je ne suis pas madame de Staël. Je n’ai ni son génie ni l’orgueil qu’elle mit à lutter contre la double force du génie et de la puissance. Mon âme, plus brisée ou plus craintive, vient à vous sans ostentation et sans raideur, sans hostilité secrète ; car, s’il en était ainsi, je m’exilerais moi-même de votre présence et n’irais pas vous conjurer de m’entendre.

Je viens pourtant faire auprès de vous une démarche bien hardie de ma part ; mais je la fais avec un sentiment d’annihilation si complète, en ce qui me concerne, que, si vous n’en êtes pas touché, vous ne pourrez pas en être offensé. Vous m’avez connue fière de ma propre conscience, je n’ai jamais cru pouvoir l’être d’autre chose ; mais, ici, ma conscience m’ordonne de fléchir, et, s’il fallait assumer sur moi toutes les humiliations, toutes les agonies, je le ferais avec plaisir, certaine de ne point perdre votre estime pour ce dévouement de femme qu’un homme comprend toujours et ne méprise jamais.

Prince, ma famille est dispersée et jetée à tous les vents du ciel. Les amis de mon enfance et de ma vieillesse, ceux qui furent mes frères et mes enfants d’adoption sont dans les cachots ou dans l’exil : votre rigueur s’est appesantie sur tous ceux qui prennent, qui acceptent ou qui subissent le titre de républicains socialistes.

Prince, vous connaissez trop mon respect des convenances humaines pour craindre que je me fasse ici, auprès de vous, l’avocat du socialisme tel qu’on l’interprète à de certains points de vue. Je n’ai pas mission pour le défendre, et je méconnaîtrais la bienveillance que vous m’accordez, en m’écoutant, si je traitais à fond un sujet si étendu, où vous voyez certainement aussi clair que moi. Je vous ai toujours regardé comme un génie socialiste, et, le 2 décembre, après la stupeur d’un instant, en présence de ce dernier lambeau de société républicaine foulé aux pieds de la conquête, mon premier cri a été : « Ô Barbès, voilà la souveraineté du but ! Je ne l’acceptais pas même dans ta bouche austère ; mais voilà que Dieu te donne raison et qu’il l’impose à la France, comme sa dernière chance de salut, au milieu de la corruption des esprits et de la confusion des idées. Je ne me sens pas la force de m’en faire l’apôtre ; mais, pénétrée d’une confiance religieuse, je croirais faire un crime en jetant dans cette vaste acclamation un cri de reproche contre le ciel, contre la nation, contre l’homme que Dieu suscite et que le peuple accepte. » Eh bien, prince, ce que je disais dans mon cœur, ce que je disais et écrivais à tous les miens, il vous importe peu de le savoir sans doute ; mais, vous qui ne pouvez pas avoir tant osé en vue de vous-même, vous qui, pour accomplir de tels événements, avez eu devant les yeux une apparition idéale de justice et de vérité, il importe bien que vous sachiez ceci : c’est que je n’ai pas été seule dans ma religion à accepter votre avènement avec la soumission qu’on doit à la logique de la Providence ; c’est que d’autres, beaucoup d’autres adversaires de la souveraineté du but ont cru de leur devoir de se taire ou d’accepter, de subir ou d’espérer. Au milieu de l’oubli où j’ai cru convenable pour vous de laisser tomber vos souvenirs, peut-être surnage-t-il un débris que je puis invoquer encore : l’estime que vous accordiez à mon caractère et que je me flatte d’avoir justifié depuis par ma réserve et mon silence.

Si vous n’acceptez pas en moi ce qu’on appelle mes opinions, mot bien vague pour peindre le rêve des esprits, ou la méditation des consciences, du moins, je suis certaine que vous ne regrettez pas d’avoir cru à la droiture, au désintéressement de mon cœur. Eh bien, j’invoque cette confiance qui m’a été douce, qui vous l’a été aussi dans vos heures de rêveries solitaires ; car on est heureux de croire, et peut-être regrettez-vous aujourd’hui votre prison de Ham, où vous n’étiez pas à même de connaître les hommes tels qu’ils sont. J’ose donc vous dire : Croyez-moi, prince, ôtez-moi votre indulgence si vous voulez, mais croyez-moi, votre main armée, après avoir brisé les résistances ouvertes, frappe en ce moment, par une foule d’arrestations préventives, sur des résistances intérieures inoffensives, qui n’attendaient qu’un jour de calme ou de liberté pour se laisser vaincre moralement. Et croyez, prince, que ceux qui sont assez honnêtes, assez purs pour dire : « Qu’importe que le bien arrive par celui dont nous ne voulions pas ? pourvu qu’il arrive, béni soit-il ! » c’est la portion la plus saine et la plus morale des partis vaincus ; c’est peut-être l’appui le plus ferme que vous puissiez vouloir pour votre œuvre future. Combien y a-t-il d’hommes capables d’aimer le bien pour lui-même, et heureux de lui sacrifier leur personnalité si elle fait obstacle apparent ? Eh bien, ce sont ceux-là qu’on inquiète et qu’on emprisonne sous l’accusation flétrissante — ce sont les propres termes des mandats d’arrêt — « d’avoir poussé leurs concitoyens à commettre des crimes ». Les uns furent étourdis, stupéfaits de cette accusation inouïe ; les autres vont se livrer d’eux-mêmes, demandant à être publiquement justifiés. Mais où la rigueur s’arrêtera-t-elle ? Tous les jours, dans les temps d’agitation et de colère, il se commet de fatales méprises ; je ne veux en citer aucune, me plaindre d’aucun fait particulier, encore moins faire des catégories d’innocents et de coupables ; je m’élève plus haut, et, subissant mes douleurs personnelles, je viens mettre à vos pieds toutes les douleurs que je sens vibrer dans mon cœur, et qui sont celles de tous. Et je vous dis : Les prisons et l’exil vous rendraient des forces vitales pour la France ; vous le voulez, vous le voudrez bien certainement, mais vous ne le voulez pas tout de suite. Ici, une raison, toute de fait, une raison politique vous arrête : vous jugez que la terreur et le désespoir doivent planer quelque temps sur les vaincus, et vous laissez frapper en vous voilant la face. Prince, je ne me permettrai pas de discuter avec vous une question politique, ce serait ridicule de ma part ; mais, du fond de mon ignorance et de mon impuissance, je crie vers vous, le cœur saignant et les yeux pleins de larmes :

— Assez, assez, vainqueur ! épargne les forts comme les faibles, épargne les femmes qui pleurent comme les hommes qui ne pleurent pas ; sois doux et humain, puisque tu en as envie. Tant d’êtres innocents ou malheureux en ont besoin ! Ah ! prince, le mot « déportation », cette peine mystérieuse, cet exil éternel sous un ciel inconnu, elle n’est pas de votre invention ; si vous saviez comme elle consterne les plus calmes et les hommes les plus indifférents. La proscription hors du territoire n’amènera-t-elle pas peut-être une fureur contagieuse d’émigration que vous serez forcé de réprimer. Et la prison préventive, où l’on jette des malades, des moribonds, où les prisonniers sont entassés maintenant sur la paille, dans un air méphitique, et pourtant glacés de froid ? Et les inquiétudes des mères et des filles, qui ne comprennent rien à la raison d’État, et la stupeur des ouvrières paisibles, des paysans, qui disent : « Est-ce qu’on met en prison des gens qui n’ont ni tué ni volé ? Nous irons donc tous ? Et cependant, nous étions bien contents quand nous avons voté pour lui. »

Ah ! prince, mon cher prince d’autrefois, écoutez l’homme qui est en vous, qui est vous et qui ne pourra jamais se réduire, pour gouverner, à l’état d’abstraction. La politique fait de grandes choses sans doute ; mais le cœur seul fait des miracles. Écoutez le vôtre, qui saigne déjà. Cette pauvre France est mauvaise et farouche à la surface, et, pourtant, la France a sous son armure un cœur de femme, un grand cœur maternel que votre souffle peut ranimer. Ce n’est pas par les gouvernements, par les révolutions, par les idées seulement que nous avons sombré tant de fois.

Toute forme sociale, tout mouvement d’hommes et de choses seraient bons à une nation bonne. Mais ce qui s’est flétri en nous, ce qui fait qu’en ce moment, nous sommes peut-être ingouvernables par la seule logique du fait ; ce qui fait que vous verrez peut-être échapper la docilité humaine à la politique la plus vigoureuse et la plus savante, c’est l’absence de vertu chrétienne, c’est le dessèchement des cœurs et des entrailles. Tous les partis ont subi l’atteinte de ce mal funeste, œuvre de l’invasion étrangère et du refoulement de la liberté nationale ; partant, de sa dignité.

C’est ce que, dans une de vos lettres, vous appeliez le développement du ventre, l’atrophie du cœur. Qui nous sauvera, qui nous purifiera, qui amollira nos instincts sauvages ? Vous avez voulu résumer en vous la France, vous avez assumé ses destinées, et vous voilà responsable de son âme bien plus que de son corps devant Dieu. Vous l’avez pu, vous seul le pouvez ; il y a longtemps que je l’ai prévu, que j’en ai la certitude, et que je vous l’ai prédit à vous-même lorsque peu de gens y croyaient en France. Les hommes à qui je le disais alors, répondaient :

— Tant pis pour nous ! nous ne pourrons pas l’y aider, et, s’il fait le bien, nous n’aurons ni le plaisir ni l’honneur d’y contribuer. N’importe ! ajoutaient-ils, que le bien se fasse, et qu’après, l’homme soit glorifié !

Ceux qui me disaient cela, prince, ceux qui sont encore prêts à le dire, il en est qu’en votre nom, on traite aujourd’hui en ennemis et en suspects.

Il en est d’autres moins résignés sans doute, moins désintéressés peut-être, il en est probablement d’aigris et d’irrités, qui, s’ils me voyaient en ce moment implorer grâce pour tous, me renieraient un peu durement. Qu’importe à vous qui, par la clémence, pouvez vous élever au-dessus de tout ! qu’importe à moi qui veux bien, par le dévouement, m’humilier à la place de tous ! Ce serait de ceux-là que vous seriez le plus vengé si vous les forciez d’accepter la vie et la liberté, au lieu de leur permettre de se proclamer martyrs de la cause.

Est-ce que ceux qui vont périr à Cayenne ou dans la traversée ne laisseront pas un nom dans l’histoire, à quelque point de vue qu’on les accepte ? Si, rappelés par vous, par un acte non de pitié mais de volonté, ils devenaient inquiétants (ces trois ou quatre mille, dit-on) pour l’élu de cinq millions, qui blâmerait alors votre logique de les vouloir réduire à l’impuissance ? Au moins, dans cette heure de répit que vous auriez donnée à la souffrance, vous auriez appris à connaître les hommes qui aiment assez le peuple pour s’annihiler devant l’expression de sa confiance et de sa volonté.

Amnistie ! amnistie bientôt, mon prince ! Si vous ne m’écoutez pas, qu’importe pour moi que j’aie fait un suprême effort avant de mourir ? Mais il me semble que je n’aurai pas déplu à Dieu, que je n’aurai pas avili en moi la liberté humaine, et surtout que je n’aurai pas démérité de votre estime, à laquelle je tiens beaucoup plus qu’à des jours et à une fin tranquilles. Prince, j’aurais pu fuir à l’étranger lorsqu’un mandat d’amener a été lancé contre moi, on peut toujours fuir ; j’aurais pu imprimer cette lettre en factum pour vous faire des ennemis, au cas où elle ne serait pas même lue par vous. Mais, quoi qu’il en arrive, je ne le ferai pas. Il y a des choses sacrées pour moi, et, en vous demandant une entrevue, en allant vers vous avec espoir et confiance, j’ai dû, pour être loyale et satisfaite de moi-même, brûler mes vaisseaux derrière moi et me mettre entièrement à la merci de votre volonté.

GEORGE SAND.