Correspondance 1812-1876, 4/1854/CCCLXXII

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CCCLXXII

À MAURICE SAND, À PARIS


Nohant, 31 janvier 1854.


Cher enfant,

Tu m’en écris bien court ! J’espère que tu te portes bien et que tu t’amuses, et tu sais, au reste, que j’aime mieux trois lignes que rien.

Moi, je ne te dis pas grand’chose non plus, parce que je ne fais rien que tu ne saches par cœur, et que ma vie est si uniforme, si semblable tous les jours à la veille, que tu peux te dire, à toutes les heures, ce qui se passe à Nohant, et de quoi je m’occupe.

Mon Trianon devient colossal et Teverino[1] a pris cinq actes. Je remets au net et j’avance. Je me porte bien, sauf un peu d’excitation de nerfs qui m’empêche de m’endormir bien.

Nous avons été voir la comédie bourgeoise pour les pauvres, à la Châtre. C’est trop mauvais. Duvernet et Eugénie sont directeurs de cette troupe. Ça ne leur fait pas honneur.

Il pleut depuis deux jours ; jusque-là, il a fait beau et chaud le jour, froid la nuit, ce qui constitue un hiver excellent. Le jardinier a planté, dans un carré du jardin, un verger magnifique. Patureau est revenu planter sa vigne, qui sera aussi un modèle de vigne. Il y a émulation. Nini dit toutes les bêtises du monde et se porte comme un charme.

Nous avons une tradition pour toi. Quand on veut avoir un bon chien de garde, on le pile. Connais-tu ça ? Voici comme on procède :

Auguste le charpentier, qui est sorcier et pileux de chiens, s’est rendu, par une nuit noire, chez Millochau, à la prière de ce dernier, pour piler son chien. La nuit était si noire, qu’Auguste passa à quatre pattes sur le pont pour ne pas se noyer, dit-il ; mais cela faisait peut-être bien partie de la conjuration, il ne l’avoue pas. Le chien avait trois ou quatre jours. Il ne faut pas qu’il ait vu clair quand on le soumet à l’opération, on le met dans un mortier et on le pile avec un pilon. Auguste dit qu’on ne lui fait pas grand mal ; mais je crois bien qu’il le broie et que, par son art, il le ressuscite. Tout en le pilant, il lui dit trois fois cette formule :

« Mon bon chien, je te pile.

» Tu ne connaîtras ni voisin ni voisine.

» Hormis moi qui te pile. »

Je continue l’histoire du chien à Millochau. Ledit chien devint si méchant, c’est-à-dire si bon, qu’il dévorait bêtes et gens. Excepté Auguste, il ne connaissait personne ; mais, comme il allait étrangler les moutons jusque dans la bergerie, on fut obligé de le tuer. Il paraît qu’Auguste l’avait pilé un peu plus qu’il ne fallait.

Je t’envoie une lettre pour Dumas. Tâche qu’il la reçoive en personne, car je crains pour les cinquante francs que je lui ai adressés[2]. Il y a un désordre affreux, je crois, dans son administration.

Je vois que Mauprat finit sa carrière au moment où ton théâtre de marionnettes commence la sienne. Nous serons arrivés, je crois, à soixante représentations. C’est un succès honorable et voilà tout. Dis donc à Vaëz[3] de m’écrire ce qui est advenu de M. de Pleumartin[4]. Un avoué du nom de Pleumartin, habitant le Poitou, a réclamé contre la pièce et le roman. Je l’ai adressé à Vaëz et je n’en ai plus entendu parler.

Bonsoir, mon vieux. Je te bige.

  1. Pièce jouée au Gymnase, en 1854, sous le titre de Flaminio.
  2. Sans doute pour quelqu’une des souscriptions ouvertes par le journal le Mousquetaire.
  3. Directeur de l’Odéon.
  4. Homonyme d’un personnage dont il est question dans Mauprat.