Correspondance 1812-1876, 4/1854/CCCLXXX

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CCCLXXX

À M. ARMAND BARBÈS, À BELLE-ISLE EN MER


Nohant, le 5 octobre 1854.


Dieu soit béni pour avoir envoyé au dictateur cette bonne pensée, cette pensée de justice ; car toute pensée de cette nature émane de la volonté de Dieu ? Votre lettre, votre fragment de lettre cité dans les journaux est une pensée divine aussi ; car Dieu veut qu’en dépit des erreurs de point de vue et des haines de parti, et de tous les griefs fondés ou non, nous aimions la patrie. Comment n’aimerions-nous pas la nôtre, qui représente, à travers toutes les vicissitudes, les idées les plus avancées de l’univers ? Où est donc, ailleurs, le maître absolu qui sentirait qu’un patriotisme héroïque, inébranlable, dans le sein d’un homme enchaîné, est une raison plus forte que la raison d’État ? Il faut gouverner des Français pour avoir cette lueur de vérité, au milieu de l’enivrement du pouvoir.

Acceptez, quoi qu’on vous dise ; car il est des gens qui vous crieront de refuser, j’en suis sûre. Vous serez forcé, d’ailleurs ! La prison ne reprend pas les victimes volontaires. Mais va-t-on vous conseiller de quitter la France ? Non, ne le faites pas. Vous êtes libre sans conditions, cela est dit officiellement. Je ne pense pas qu’il y ait une porte de derrière pour vous exiler après cette parole ?

Restez donc en France, si les pouvoirs de second ordre ne vous chassent pas. Ils ne l’oseront pas, j’espère.

Restez avec nous ; on s’amoindrit à l’étranger, on voit faux, on s’aigrit ; on arrive, par nostalgie, à maudire la patrie ingrate, et, par là, on devient ingrat soi-même. Venez à nous qui avons soif de vous voir ; rappelez-vous ce rêve doux et déchirant que je faisais encore, pendant que vous étiez en jugement à Bourges : je vous appelais à Nohant, je voulais vous y garder longtemps, refaire votre santé ébranlée, et vous demander de me donner, à moi, cette santé morale qui ne vous a jamais abandonné. Venez, venez ! dans huit ou dix jours, je serai à Paris pour une quinzaine, et je veux, de là, vous ramener à Nohant. Je vous y verrai, n’est-ce pas, tout de suite, à Paris ? Écrivez-moi un mot, que je sache où vous êtes. Moi, je demeure rue Racine, 3, près l’Odéon.

Il y aura des misérables, peut-être, qui diront que vous avez fait agir pour obtenir votre liberté. Oui, il y a, en tout temps, des calomniateurs, des lâches qui haïssent par instinct la candeur et la vertu. J’espère que vous n’allez pas vous occuper de cette fange. Moi, je me tiens sur la brèche pour cracher dessus ; j’ai une lettre, une dernière lettre de vous, où vous me dites ce qu’il y a dans celle que l’empereur a lue. Je l’ai baisée avec respect, cette lettre qui me confirmait dans mon sentiment intime et profond de la patrie. Gardons-le, ce sentiment ; défendons-le contre la hideuse joie d’une partie de notre parti. Rappelons-nous que l’on a tué la République en disant : « Tout ! les Cosaques même, plutôt que le socialisme ! » Affrontons avec courage ceux qui disent aujourd’hui : « Tout ! les Cosaques mêmes, plutôt que l’Empire. » Et, si l’on nous dit que nous trahissons notre foi, tenez, rions-en, il n’y a pas autre chose à faire ! — Mais, si vous ne pouvez pas en rire, vous dont le noble cœur a tant saigné, acceptez ceci comme un martyre de plus. Dieu vous rendra un jour la justice que vous refusent les hommes.

J’attends avec impatience un mot de vous ; si vous aviez vu comme Maurice était rayonnant en m’apportant cette nouvelle, ce matin, à mon réveil ! Quelle joie dans la maison, même pour ceux qui ne vous connaissent pas !

Si vous n’avez pas le temps d’écrire, faites-moi donner avis de ce que vous faites, par quelque ami.

GEORGE SAND.