Correspondance 1812-1876, 4/1858/CDXL

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CDXL

À M. FERRI-PISANI, À PARIS


Nohant, 21 octobre 1858.


Cher monsieur,

Je vous expédie un petit ballot contenant deux puffs ou poufs (Dieu sait l’orthographe d’un pareil mot !) que je vous prie de confier à un tapissier, lequel, sur votre commande, les montera à mes frais, avec les franges assorties au meuble de Bellevue. Quand j’ai commencé ce travail avec l’intention de l’offrir au prince, je ne savais pas qu’il lui passerait par la tête d’avoir une maison d’Horace avenue Montaigne : autrement, j’aurais composé tout ce qu’il y a de plus romain. Mais, en terminant mon étude de fleurs au gros point, je me suis dit que des fleurs sont toujours à leur place à la campagne. Seulement j’ai vu le meuble de Bellevue couvert de housses, et je ne saurais pas dire à un tapissier comment il faut monter mon ouvrage pour qu’il s’harmonise tant soit peu avec le reste. Veuillez dire à Son Altesse, en lui faisant agréer mon travail d’aiguille, que j’ai fait tous ces points en pensant à lui et aux femmes de mes pauvres exilés dont il a séché les larmes.

Je vous envoie la demande en concession de Patureau. C’est vous qui avez bien voulu vous charger de faire expédier l’affaire le plus tôt possible et je la mets sous vos auspices. J’espère que la formule de considération de mon pauvre vigneron ne paraîtra pas irrespectueuse au prince. C’est certainement ce que le brave homme a cru dire de plus respectueux. C’est décidément à Jemmapes qu’il désire se fixer ; mais il eût fallu sans doute qu’il désignât la localité. Comment eût-il pu le faire ? on ne lui a pas permis de voir et de s’informer. On l’a réexpédié en France tout de suite. Il a jeté, seulement en passant, un regard sur un beau pays, et on lui a dit qu’il y avait là les dix-huit vingtièmes des terres à concessionner. Que faut-il qu’il fasse pour mettre sa demande en règle ?

Peut-être un mot de Son Altesse impériale, qui ordonnerait purement et simplement un très bon choix aux autorités locales compétentes, suffirait-il pour abréger et lever la difficulté. On a dit à Patureau qu’aux environs de Sidi-bel-Abbès (et il faut peut-être que vous sachiez incidemment ce détail), une masse de colons espagnols écartaient à coups de couteau les colons français. Le renseignement paraissait sérieux. Patureau, qui n’est pas guerrier, a donc reculé devant la lutte ; c’est pourquoi il n’a pas persisté dans le désir d’être le voisin de mon neveu, l’ancien spahi, qui, lui, se moque des Espagnols comme des Arabes.

À cette demande de concession, je joins la demande du même Patureau au ministre, que Son Altesse a promis de vouloir bien appuyer, à l’effet d’un séjour de deux mois de notre exilé, dans sa famille. Si vous voulez bien la faire remettre à M. Hubaine[1], je crois que c’est lui qui est chargé de la faire tenir au ministre.

Il me reste à vous parler de l’affaire Sarlande, dont vous avez promis à Maurice et à moi de vouloir bien ne pas cesser de vous occuper. On m’écrit que le tracé du chemin de fer d’Alger à Blidah et Oran, soutenu par Sarlande, a été adopté. Je ne le crois pas encore, parce que, si cela était, sachant combien je m’intéresse à lui, je suis sûre que vous auriez eu l’obligeance gracieuse de me le faire savoir. Dans tous les cas, je suis toute disposée, par la connaissance que j’ai du caractère et de la position de M. Sarlande, à lui servir d’avocat auprès du prince pour qu’il obtienne la concession de ce chemin de fer. On m’écrit aussi qu’il y a de nombreux concurrents pour cette demande, voulant tous, avant tout, qu’on leur garantisse tout de suite l’intérêt de cinq pour cent sur soixante millions, tandis que Sarlande, qui est un des notables de l’Algérie, et qui a déjà fait plusieurs traités avec les chefs de bureau du ministère, offre à l’État cet avantage, de ne demander la garantie d’intérêts qu’au fur et à mesure de l’exécution des travaux. Enfin, comme c’est grâce a la persévérante et intelligente réclamation de M. Sarlande pour cette ligne, et pour les intérêts des populations qu’il représente, qu’elle l’a emporté dans un esprit sérieux et attentif comme celui du prince-ministre, je pense qu’il doit avoir bonne chance auprès de Son Altesse impériale, si vous voulez bien encore lui servir d’avocat et obtenir pour lui une audience de Son Altesse.

Cependant, il se peut que Son Altesse ait disposé déjà de cette concession, et vous me comprenez assez pour savoir qu’à aucun prix je ne voudrais faire le métier d’importun, qui consiste à demander ce qui ne peut être obtenu et à mettre une personne amie, si haut placée qu’elle soit, dans l’ennuyeuse nécessité de dire non.

Vous pouvez faire que je ne joue pas le rôle d’ennuyeuse et que celui d’ennuyé soit épargné au prince, en me disant, courrier par courrier, s’il est temps encore pour M. Sarlande de solliciter, et si son instance pourrait être écoutée, vu que, dans le cas contraire, je pourrais épargner aussi à mon client des démarches inutiles. M. Sarlande, ancien avocat, s’exprime très clairement et est si bien au courant des questions relatives à cette affaire et à l’Algérie en général, que, dans tous les cas, Son Altesse ne perdrait pas son temps à l’écouter une demi-heure.

Pardonnez cette longue lettre : je suis un auteur à longueurs ; mais ma reconnaissance est aussi durable que mon style est durant. Endurez-le avec votre bienveillance ordinaire et croyez, cher monsieur, à mes sentiments bien affectueux.

Maurice vous prie d’agréer les siens, et, tous deux, nous vous prions de ne pas nous oublier auprès de notre cousine de Champrosay[2], quand, plus heureux que nous, vous la verrez.

GEORGE SAND.

Je joins à la demande de Patureau au ministre, la demande au même effet qu’il a cru devoir adresser au préfet de l’Indre. Je pense que cette demande renvoyée par le ministre audit préfet, aura du poids, tandis qu’elle en perdra beaucoup en passant par mes mains.

  1. Alors secrétaire du prince Napoléon.
  2. Madame Frédéric Villot.