Correspondance 1812-1876, 4/1862/DXII

La bibliothèque libre.



DXII

À M. ALEXANDRE DUMAS FILS, À PARIS


Nohant, 10 mars 1862.


Vous êtes un bon fils d’aimer votre maman et d’aimer ceux qui l’aiment. Certainement ça me fait plaisir qu’on vous dise du bien de moi, et qu’on en pense, quand c’est des gens de cœur et de mérite comme ceux dont vous me parlez. Est-ce que ce M. Rodrigues n’est pas le frère d’Olinde Rodrigues, que j’ai beaucoup connu, et qui était dans les bons Israélites avancés et d’assez belle force en philosophie progressiste ?

Je ne sais pas si vous avez remarqué qu’avec les juifs, il n’y a pas de milieu : quand ils se mêlent d’être généreux et bons, ils le sont plus que les croyants du Nouveau Testament. Je suis très touchée de ce mariage d’E. H… Voilà ce qui s’appelle faire du bien utile. Quand vous reverrez ces bienveillants lecteurs de George Sand, vous leur direz que des lecteurs comme eux me consolent de tant d’autres.

Moi, j’ai essayé, ces jours-ci, de devenir aussi un lecteur de ce pauvre romancier. Ça m’arrive tous les dix ou quinze ans de m’y remettre comme étude sincère et aussi désintéressée que s’il s’agissait d’un autre, puisque j’ai oublié jusqu’aux noms des personnages et que je n’ai que la mémoire du sujet, sans rien retenir des moyens d’exécution. Je n’ai pas été satisfaite de tout ; il s’en faut. J’ai relu l’Homme de neige et et le Château des Désertes. Ce que j’en pense n’a pas grand intérêt à rapporter ; mais le phénomène que j’y cherchais et que j’y ai trouvé est assez curieux et peut vous servir.

Depuis un mois environ je ne m’étais occupée que d’histoire naturelle avec Maurice, et je n’avais plus dans la cervelle que des noms plus ou moins barbares ; dans mes rêves, je ne voyais que prismes rhomboïdes, reflets chatoyants, cassure terne, cassure résineuse ; et nous passions des heures à nous demander « Tiens-tu l’orthose ? — Tiens-tu l’albite ? » et autres distinctions qui ne sont jamais distinctes pour les sens, en mille et un cas minéralogiques.

Si bien que, Maurice parti, cette étude qui, à deux, me passionnait, est retombée pour moi dans l’étude des choses mortes. Et puis j’avais perdu bien du temps et il fallait se remettre à son état. Mais, alors, votre serviteur ! il n’y avait plus personne. George Sand était aussi absent de lui-même que s’il fût passé à l’état fossile. Pas une idée d’abord, et puis, les idées revenues, pas moyen d’écrire un mot. Je me suis rappelé vos désespoirs de l’été dernier. Ah ! c’était bien autre chose. Vous n’êtes jamais tombé au point de ne pas pouvoir écrire trois lignes dans une langue quelconque ; vous ne vous êtes jamais promené dans un jardin avec la monomanie insurmontable de ramasser tous les cailloux blancs pour les comparer les uns aux autres. Alors j’ai pris un ou deux romans de moi pour me rappeler que jadis — il a six semaines encore — j’écrivais des romans. D’abord je ne comprenais rien du tout. Peu à peu, ça s’est éclairci. Je me suis reconnue, dans mes qualités et dans mes défauts, et j’ai repris possession de mon moi littéraire. À présent, c’est fini, en voilà pour longtemps à ne pas me relire et à fonctionner comme une eau qui court sans trop savoir ce qu’elle pourrait refléter en s’arrêtant.

Quand vous retomberez dans ces crises-là, relisez le Régent Mustel, et la Dame aux perles ou la première venue de vos pièces, et vous vous repêcherez ; car nous passons notre vie à nous noyer dans le prisme changeant de la vie, et le petit rayon que nous pouvons avoir en propre y disparaît bien facilement. Mais cela n’est pas mauvais, croyez-le. Se relire souvent, s’examiner sans cesse, se connaître toujours serait un supplice et une cause de stérilité.

Croyez bien que le père Dumas n’a dû l’abondance de ses facultés qu’à la dépense qu’il en a faite. Moi, j’ai des goûts innocents, aussi je ne fais que des choses simples comme bonjour. Mais, pour lui qui porte un monde d’événements, de héros, de traîtres, de magiciens, d’aventures, lui qui est le drame en personne, croyez-vous que les goûts innocents ne l’auraient pas éteint ? Il lui a fallu des excès de vie pour renouveler sans cesse un énorme foyer de vie. Vous ne le changerez pas en effet, et vous porterez le poids de cette double gloire, la vôtre et la sienne. La vôtre avec tous ses fruits, la sienne avec toutes ses épines. Que voulez-vous ! il a engendré vos grandes facultés, et il se croit quitte envers vous. Vous avez voulu en faire un emploi plus logique : votre moi s’est prononcé là, et vous a emmené sur une autre voie où il ne peut pas vous suivre.

C’est un peu dur et difficile d’être forcé parfois de devenir le père de son père. Il y faut le courage, la raison et le grand cœur que vous avez. Ne le niez pas, ce grand cœur ; il perce dans tout ce que vous dites et dans tout ce que vous faites. Il vous gouverne à votre insu peut-être, mais il vous gouverne, et, s’il vous crée des devoirs dont beaucoup de gens ne s’embarrassent guère, il vous payera bien en puissance vraie et en repos intérieur.

Allez-y gaiement, allez-y toujours, et vous verrez plus tard ! Tout passe, jeunesse, passions, illusions et besoin de vivre ; une seule chose reste, la droiture du cœur. Cela ne vieillit pas et, tout au contraire, le cœur est plus frais et plus fort à soixante ans qu’à trente, quand on le laisse faire.

Je ne vous ai pas remercié, c’est vrai, pour l’offre de votre bijou d’appartement ; je ne vous remercie pas, j’accepte pour le cas où je n’aurais plus de gîte à Paris. Où serais-je mieux que chez mon enfant ? — Mais, pour un bon bout de temps encore, j’ai mon petit grenier rue Racine et mes habitudes de quartier Latin.

Je vous embrasse de tout mon cœur et je vous charge de tous mes bons souvenirs pour les châtelaines.

G. SAND.