Correspondance 1812-1876, 5/1865/DXCIII

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DXCIII

À M. SAINTE-BEUVE, À PARIS


Palaiseau, 1865.


Avez-vous lu un singulier petit volume qui a paru, il y a quelque temps, chez Dentu, sous un mauvais titre : un Amour du Midi, et sous le voile de l’anonyme ? Est-ce manque de courage, ou empêchement de position ? N’importe. L’ouvrage est bizarre, inégalement écrit, souvent très peu correct d’expressions, parfois trop naïf, parfois trop déclamatoire (comme, du reste, l’auteur a l’esprit de le juger lui-même) ; s’élevant dans le vague et retombant à plat dans le non-sens ; enfin très obscur parfois, comme la parole d’un exalté qui ne sait pas toujours ce qu’il dit.

Voilà bien des défauts. Eh bien, ces défauts pourraient être une grande habileté. Mais nous ne le croyons pas ; nous aimons mieux penser que l’auteur, jeune, est sans soin, sans expérience, et tout à fait dépourvu de ce que l’on est convenu d’appeler du talent.

Il n’en est pas moins vrai que cet essai anonyme mérite beaucoup d’être remarqué. Ce n’est ni un roman proprement dit, ni une analyse : c’est un cri de la passion. Mais ce cri est vrai et il est fort. Il ne ressemble à rien de ce qui s’écrit pour écrire. Il a pour lui la jeunesse, le vrai délire, la naïveté, la plénitude, tout ce que l’on cherche en vain dans un livre bien fait : l’émotion sans bornes, dégagée hardiment du contrôle de la raison.

Il a aussi, malgré la fréquente vulgarité des mots et des images, une distinction et une originalité de sentiments très touchantes. Il a la foi, il croit à Dieu, à l’amour, à la liberté et même aux journaux. Il croit aussi à la gloire et il croit en lui. C’est un enfant généreux, c’est peut-être un étranger, tombé de quelque planète où l’on vit encore par le cœur et où l’on dit tout ce qu’on pense sans se soucier de faire rire M. Proudhon.

Enfin, c’est quelque chose qui nous a fait dire spontanément : « C’est bien mauvais ! » et : « C’est bien beau ! » Que voulez-vous ! tout le monde a du talent ; nous ne sommes pas blasés, nous chérissons le talent. Mais tout le monde n’a pas la passion, et c’est là ce qui, bien ou mal exprimé, l’emportera toujours sur l’art, comme le parfum d’une rose l’emporte sur toutes les essences d’une boutique de parfumeur.

La critique peut dire : « Sachez écrire ou n’écrivez pas. » Elle a raison. Mais le public peut dire aussi : « Soyez ému ou n’espérez pas nous émouvoir. » Aura-t-il tort ?

GEORGE SAND.