Correspondance 1812-1876, 5/1867/DCXXIII

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DCXXIII

À GUSTAVE FLAUBERT, À CROISSET


Paris, 9 janvier 1867.


Cher camarade,

Ton vieux troubadour a été tenté de claquer. Il est toujours à Paris. Il devait partir le 25 décembre ; sa malle était bouclée ; ta première lettre l’a attendu tous les jours à Nohant. Enfin, le voilà tout à fait en état de partir et il part demain matin avec son fils Alexandre, qui veut bien l’accompagner.

C’est bête d’être jeté sur le flanc et de perdre pendant trois jours la notion de soi-même et de se relever aussi affaibli que si on avait fait quelque chose de pénible et d’utile. Ce n’était rien, au bout du compte, qu’une impossibilité momentanée de digérer quoi que ce soit. Froid, ou faiblesse, ou travail, je ne sais pas. Je n’y songe plus guère. Sainte-Beuve inquiète davantage, on a dû te l’écrire. Il va mieux aussi, mais il y aura infirmité sérieuse, et, à travers cela, des accidents à redouter. J’en suis tout attristée et inquiète.

Je n’ai pas travaillé depuis plus de quinze jours ; donc, ma tâche n’est pas avancée, et, comme je ne sais pas si je vas être en train tout de suite, j’ai donné campo à l’Odéon. Ils me prendront quand je serai prête. Je médite d’aller un peu au Midi, quand j’aurai vu mes enfants. Les plantes du littoral me trottent par la tête. Je me désintéresse prodigieusement de tout ce qui n’est pas mon petit idéal de travail paisible, de vie champêtre et de tendre et pure amitié. Je crois bien que je ne dois pas vivre longtemps, toute guérie et très bien que je suis. Je tire cet avertissement du grand calme, toujours plus calme, qui se fait dans mon âme jadis agitée. Mon cerveau ne procède plus que de la synthèse à l’analyse ; autrefois, c’était le contraire. À présent, ce qui se présente à mes yeux, quand je m’éveille, c’est la planète ; j’ai quelque peine à y retrouver le moi qui m’intéressait jadis et que je commence à appeler vous au pluriel. Elle est charmante, la planète, très intéressante, très curieuse, mais pas mal arriérée et encore peu praticable ; j’espère passer dans une oasis mieux percée et possible à tous. Il faut tant d’argent et de ressources pour voyager ici ! et le temps qu’on perd à se procurer ce nécessaire est perdu pour l’étude et la contemplation. Il me semble qu’il m’est dû quelque chose de moins compliqué, de moins civilisé, de plus naturellement luxueux et de plus facilement bon que cette étape enfiévrée. Viendras-tu dans le monde de mes rêves, si je réussis à en trouver le chemin ? Ah ! qui sait ?

Et ce roman marche-t-il ? Le courage ne s’est pas démenti ? La solitude ne te pèse pas ? Je pense bien qu’elle n’est pas absolue, et qu’il y a encore quelque part une belle amie qui va et vient, ou qui demeure par là. Mais il y a de l’anachorète quand même dans ta vie, et j’envie ta situation. Moi, je suis trop seule à Palaiseau, avec un mort ; pas assez seule à Nohant, avec des enfants que j’aime trop pour pouvoir m’appartenir, — et, à Paris, on ne sait pas ce qu’on est, on s’oublie entièrement pour mille choses qui ne valent pas mieux que soi. Je t’embrasse de tout cœur, cher ami ; rappelle-moi à ta mère, à ta chère famille, et écris-moi à Nohant, ça me fera du bien.

Les fromages ? Je ne sais plus, il me semble qu’on m’en a parlé. Je te dirai ça de là-bas.