Correspondance 1812-1876, 6/1871/DCCXCV

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Texte établi par Calmann-Lévy,  (Correspondance Tome 6 : 1870-1876p. 100-102).


DCCXCV

À SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON (JÉRÔME),
À PRANGINS


Nohant, 17 mars 1871.


Je n’ai reçu votre lettre qu’au bout de douze jours. Les correspondances de Paris en mettent quatre et cinq pour nous arriver. Nous étions mieux servis par les Prussiens que nous ne le sommes maintenant. Je préfère vous écrire encore par Nyon, puisque vous avez toujours reçu par cette voie.

Oui, mon grand ami, ce retour aux idées étroites de l’orléanisme est fort possible, bien que M. Thiers semble décidé à en combattre l’excès. Le pourra-t-il d’ailleurs ? La majorité que nous avons nommée, pour échapper à la dictature d’un parti insensé et impuissant, est une majorité réactionnaire et bête ; je ne m’apprête pas à me réjouir. Il faut dix ans pour qu’un parti nouveau, las des uns et des autres, se dessine et sauvegarde la liberté en dépit de tout ; et, d’ici là, elle pourra bien être escamotée ou poussée jusqu’à l’anarchie. Tout ce qui peut arriver est effrayant et désolant, j’en conviens ! mais l’espoir est tenace dans mon pauvre cœur meurtri et désemparé.

Je flotte au hasard sur la houle, cherchant toujours la terre, parce que je sais qu’elle existe et que toute épave doit s’y échouer. Le vrai et le bien ne sont pas des mensonges ; il suffirait de les sentir vivants en nous-mêmes, pour être certain qu’ils existent dans la conscience de l’humanité. Qui nous les donnera, ces biens qui semblent faire partie du domaine de l’idéal, et dont le besoin est si grand, qu’il faudra bien les faire passer un jour dans celui de la réalité ?

Eh bien, je ne crois pas qu’un homme tout seul puisse nous les donner, au delà d’un certain moment où il se trouve en rapport avec la volonté du nombre. Toute institution qui confiera le pouvoir à vie, me paraît d’une durée illusoire et impossible. M. Thiers a ce pouvoir et cet élan pour le quart d’heure. Dans trois mois, il ne les aura peut-être plus, et les d’Orléans, s’ils ressaisissent la royauté, n’en auront pas pour trois ans.

Mais quels projets, quelles visions peut-on avoir sur des faits si troublés ? nous sommes véritablement tous plus ou moins fous en France à l’heure qu’il est. Le désastre et les efforts ont dépassé la limite du possible.

Il y a eu de grandes choses, il y en a eu de misérables ; ma seule consolation est d’avoir vu et senti que la France était meilleure, plus sage, plus dévouée que ceux qui se sont mêlés de la conduire et de la juger. Il est impossible qu’une si bonne nation ne se relève pas.

J’ai été heureuse de voir que vous répondiez carrément aux mensonges débités sur votre compte. Gardez votre âme au-dessus de ces orages, elle reprendra sa vraie place dans nos jours de guérison. Vous me demandez quand nous irons vous voir en Suisse. Nous nous sommes flattés jusqu’ici de pouvoir aller respirer hors de France pendant la belle saison ; mais les gens qui doivent ne payent pas, nos blés sont gelés, et le vide s’est fait dans nos poches. Nous voilà cloués au travail du bureau et de la terre, Maurice et moi. Il faut que j’écrive ; il faut qu’il sème et laboure. Nous en sortirons, mais à la condition de nous priver du repos désiré et du bonheur de vous voir ; écrivez-nous, cher bon ami, quand vous n’aurez rien de mieux à faire ; vous rendrez bienheureux des gens qui vous aiment toujours bien tendrement.

G. SAND.