Correspondance 1812-1876, 6/1872/DCCCLI

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Texte établi par Calmann-Lévy,  (Correspondance Tome 6 : 1870-1876p. 204-207).


DCCCLI

À M. ALEXANDRE SAINT-JEAN[1], À NÎMES


Nohant, 19 avril 1872.


Monsieur,

Je ne veux pas du tout que vous retranchiez les vers de la fin. Ils ne ressemblent pas à d’autres vers, premier mérite, et, autant qu’un prosateur peut s’y connaître, je les crois très beaux, l’épilogue est très original ce char dépourvu de ses rayons qui sert à aller dans les planètes, ce doit être la science ; c’est peut-être l’astrologie, devenue l’astronomie. Facilitez-moi mon petit travail, qu’en tous cas, je vous soumettrai avant de l’envoyer, et que je corrigerai à votre guise. — À la première lecture, j’avais cru voir, dans l’étranger, le poète proprement dit, qui n’a besoin ni de ce char, ni de tout ce qu’on lui offre ; mais, en le voyant si triste, si rampant sous terre, si effacé, si détaché de tout, et accompagné de cette âme mystérieuse qui est en lui et hors de lui, je n’ai plus compris.

Je suis assez musicien pour adorer un rôle bien chanté et tenir peu de compte d’un trait bizarre que l’artiste y a risqué ; mais, il faut que je vous le répète, le public voit un défaut et s’y bute ; ne pas comprendre du tout l’irrite. Il veut être malin et deviner. Il ne tient pas compte de mille qualités. Enfin, il est médiocre, puisqu’il est le nombre.

Il y a deux écoles, je dirais volontiers deux religions dans les arts. La première dédaigne la médiocrité, le nombre, le public. Elle dit, avec raison, que peu de personnes peuvent comprendre les choses élevées et qu’il faut travailler pour le peu d’esprits délicats sans s’occuper des autres ; elle appelle vulgarité tout ce qui est une concession à la lente et lourde intelligence des masses, c’est l’école de Beethoven.

L’autre école dit qu’il faut être compris de tous, parce que, dès que l’on se met en rapport avec la foule, il faut se mettre en communication avec les cœurs et les consciences ; ne veut-on être compris que de soi, qu’on chante tout seul au fond des bois ! Mais, si un auditoire accourt, fût-il composé de faunes, et que l’on continue à chanter, il faut se résigner à parler à ces génies incultes de façon à les éclairer et à les élever au-dessus d’eux-mêmes par des paraboles claires ou tout au moins pénétrables.

J’ai longtemps hésité entre ces deux écoles. Je me suis rangée à celle de Mozart, en me disant que, si j’avais dans l’âme un bon ou un beau sentiment, je devais lui trouver une expression qui le fît entrer dans beaucoup d’autres âmes ; que je ne devais en dédaigner aucune ; enfin que, si Mozart et Molière n’eussent pas daigné être clairs, je ne serais jamais arrivée à comprendre Dante et Beethoven. D’où j’ai conclu, en me disputant parfois avec de très grands esprits, que le talent impose des devoirs.

L’art pour l’art est un vain mot. L’art pour le vrai, l’art pour le beau et le bon, voilà la religion que je cherche, et, si je vous parle de moi, pour qui la célébrité est un martyre et la retraite un paradis, c’est pour vous dire que, ayant fait une belle chose, vous avez pour devoir de la publier, tout en la rendant accessible au vulgaire.

C’est mon plaidoyer. Vous jugerez dans votre propre cause, et laissez-moi vous dire encore qu’après avoir fait les concessions que j’ose vous conseiller, il n’est pas certain que votre œuvre ait le retentissement qu’elle mérite. Le succès tient à beaucoup de hasards ; mais, quand vous et moi aurons fait notre possible pour mettre à l’eau une barque bien gréée, qu’elle fasse un grand ou un petit voyage, notre conscience littéraire et philosophique sera tranquille.

Encore un mot, monsieur, car je sens que mon intervention est ici très délicate, vous dites : Si cette publication doit modifier en bien ma destinée… Et, ailleurs, vous me disiez : J’ignore absolument ces choses.

La publication d’un livre n’apporte que de très minimes résultats matériels à l’auteur. Il lui faut faire beaucoup de livres, en faire toute sa vie et qu’ils plaisent presque tous, pour qu’il en vive. Le retentissement d’un ouvrage nouveau si excellent ou si frappant qu’il soit, n’est pas grand dans une époque de préoccupations et de réalités comme la nôtre, les critiques ne s’occupent que de leurs amis et connaissances. La modification sérieuse apportée à votre existence sera la conscience d’avoir accompli un devoir, d’avoir jeté dans la foule attentive ou sourde une belle note que vous aviez dans l’âme, et qui ne sera jamais perdue quand même l’écho vous semblerait ne pas l’avoir répétée.

Rien ne perd, — vous le savez.

Ma belle-fille m’écrit qu’elle a le désir et l’espérance de vous voir. Envoyez-moi toujours, dès à présent, les trois exemplaires que vous voulez bien me destiner ; indiquez sur l’un d’eux les corrections errata, et donnez-moi la traduction des noms à signification. Je ne sais ni latin ni grec. Je garderai pour moi cet exemplaire et m’en servirai pour mon introduction, et puis songez à l’épilogue. Je n’y verrais que quelques lignes à retrancher pour ôter au poète son caractère de personnalité étranger au sujet.

Agréez, monsieur, l’expression de mes sentiments dévoués.

G. SAND.
  1. Poète provençal, auteur du Synédise.