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Correspondance avec Élisabeth/Élisabeth à Descartes - Crossen, 30 juin 1648.

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Correspondance avec Élisabeth
Texte établi par Charles Adam et Paul TanneryLéopold Cerf (Tome V : Correspondance, mai 1647 à février 1650 (477 à 586)p. 194-197).

DXIX.

Élisabeth à Descartes.

Crossen, 30 juin [1648].

Copie MS., Rosendaal, près Arnhem, Collection Pallandt.


Publiée par Foucher de Careil, p. 132-134, Descartes et la Princesse Élisabeth (Paris, Germer — Baillière, 1879). Réponse à une lettre (perdue) que Descartes avait écrite le 7 mai (l. 4-5 ci-dessous), pour annoncer son départ de Hollande.


Monſieur Deſcartes,

L’enflure que i’ay eu au bras droit, par la faute d’vn chirurgien qui m’a coupé partie d’vn nerſ en me ſeignant, m’a empeſché de reſpondre plutoſt à voſtre lettre du 7 de may, qui me repreſente vn nouuel effet de vostre parfaite generoſité, au regret que vous auez de quitter l’Hollande[1] pour y pouuoir eſperer de m’y faire iouir de l’vtilité de voſtre conuerſation, qui veritablement eſt le plus grand bien que i’y attendois & l’vnique ſuiet qui m’a fait ſonger aux moyens d’y retourner, à quoy l’accommodement des affaires d’Angleterre m’auroit autant ſerui que le deſeſpoir d’en voir en celles d’Allemagne.

Cependant on parle du voyage que vous auez proposé autrefois, & la Mere de la perſonne à qui voſtre ami a donné vos lettres *, a reçu ordre de le faire reuſſir ſans qu’on ſache en ſon pais que cela vient de plus loin que de ſon propre mouuement. On a mal choiſi la bonne femme pour menager vn ſecret, elle qui n’en eut iamais. Toutesſois elle fait le reſte de ſa commiſſion auec beaucoup de paſſion, & voudroit qu’vn tiers y volaſt ; ce qu’il n’eſt point en deſſein de faire, mais il l’a remis à la volonté de ſes parens, qui ſera ſans doute pour le voyage, & s’ils enuoyent l’argent qui y eſt neceſſaire, il eſt reſolu de l’entreprendre, puiſque en cette conioncture il aura moyen peut eſtre d’y rendre ſeruice à ceux à qui il le doit, & qu’il pourra retourner auec la bonne femme ſus mentionnée, qui ne pretend pas d’y demeurer non plus. Il n’y a que cecy de changé des raisons qui vous ont eſté écrites contre le dit voyage, & la mort de cette femme (qui eſt aſſez maladiue), ou qu’elle ſoit obligée de partir auant que la réponse des parens de l’autre arriue, ſont les plus apparentes pour le rompre. I’ay receu, paſſé trois ſemaines, vne lettre fort obligeante du lieu de[2] queſtion, pleine de bonté & de proteſtations d’amitié, mais qui ne fait nulle mention de vos lettres, ni de ce qui a eſté dit cy deſſus ; auſſi on ne l’a mandé à la bonne femme que de bouche par vn expres.

Ie ne vous ai pas encore rendu conte de ma lecture de la verſion françoiſe de vos Principes de philoſophie. Combien qu’il y ait quelque choſe dans la preface, ſur quoy i’ay beſoin de votre explication, ie ne l’aioute pas icy, parce que cela engroſſiroit[3] trop ma lettre. Mais ie pretens vous en entretenir vne autre fois, & me promets qu’en changeant de demeure, vous conſeruerez touſiours la meſme charité pour

Voſtre tres affectionnée amie à vous ſeruir,
élisabeth.

M. Descartes.

De Croſſen[4], ce de iuin.


Page 195, l. 15. — « Vostre amy » veut dire Chanut, Résident de France à Stockholm. « La personne à qui il a donné vos lettres » n’est autre que Christine, reine de Suède, et « la mère de cette personne » est la reine douairière, Marie-Eléonore de Brandebourg. Nous avons vu ci-avant (t. IV, p. 629, note a), que cette dernière avait quitté la Suède en 1640, et s’était retirée d’abord en Danemark, puis l’année suivante dans le Brandebourg, auprès de l’Électeur Frédéric Guillaume, son neveu. Elle ne retourna en Suède que cette année 1648, et revint à Stockholm, le 19 août. Il fut un moment question, pour Élisabeth, de l’accompagner dans ce voyage ; car la tierce personne, ou « le tiers, dont elle parle ensuite (p. 195, l. 20), n’est autre qu’elle-même. Seulement son départ était subordonné à deux conditions : la permission de ses parents (c’est-à-dire de la reine de Bohême, sa mère, et de ses ſrères, les princes palatins), et surtout un envoi d’argent dont elle avait besoin. Nous verrons que le projet n’aboutit pas, lettres DXXII et DXXVI ci-après, et le viſ chagrin qu’en ressentit la princesse.


  1. la Hollande (F. de C.).
  2. de (après lieu)] en (F. de C.).
  3. en groſſiroit (id.).
  4. Krossen (id.).