Correspondance avec Élisabeth/Élisabeth à Descartes - La Haye, 22 juin 1645

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- Descartes à Élisabeth - Egmond, mai ou juin 1645 Correspondance avec Élisabeth - Descartes à Élisabeth - Egmond, juin 1645


Monsieur Descartes,

Vos lettres me servent toujours d'antidote contre la mélancolie, quand elles ne m'enseigneraient pas, détournant mon esprit des objets désagréables qui lui surviennent tous les jours, pour lui faire contempler le bonheur que je possède dans l'amitié d'une personne de votre mérite, au conseil duquel je puis commettre la conduite de ma vie. Si je la pouvais encore conformer à vos derniers préceptes, il n'y a point de doute que le me guérirais promptement des maladies du corps et des faiblesses de l'esprit. Mais j'avoue que le trouve de la difficulté à séparer des sens et de l'imagination des choses qui y sont continuellement représentées par discours et par lettres, que je ne saurais éviter sans pécher contre mon devoir. Je considère bien qu'en effaçant de l'idée d'une affaire tout ce qui me la rend fâcheuse (que je crois m'être seulement représenté par l'imagination), j'en jugerais tout aussi sainement et y trouverais aussitôt les remèdes que [je fais avec] l'affection que j'y apporte. Mais je ne l'ai jamais su pratiquer qu'après que la passion avait joué son rôle. Il y a quelque chose de surprenant dans les malheurs, quoi que prévus, dont je ne suis maîtresse qu'après un certain temps, auquel mon corps se désordonne si fort, qu'il me faut plusieurs mois pour le remettre, qui ne se passent guère sans quelque nouveau sujet de trouble. Outre que je suis contrainte de gouverner mon esprit avec soin, pour lui donner des objets agréables, la moindre fainéantise le fait retomber sur les sujets qu'il a de s'affliger, et j'appréhende que, si je ne l'emploie point, pendant que je prends les eaux de Spa, il ne se rende plus mélancolique. Si je pouvais profiter, comme vous faites, de tout ce qui se présente à mes sens, je me divertirais, sans le peiner. C'est à cette heure que je sens l'incommodité d'être un peu raisonnable. Car, si je ne l'étais point du tout, je trouverais des plaisirs communs avec ceux entre lesquels il me faut vivre, pour prendre cette médecine avec profit. Et [si je l'étais] au point que vous l'êtes, je me guérirais, comme vous avez fait. Avec cela, la malédiction de mon sexe m'empêche le contentement que me donnerait un voyage vers Egmond, pour y apprendre les vérités que vous tirez de votre nouveau jardin. Toutefois, je me console de la liberté que vous me donnez d'en demander quelquefois des nouvelles, en qualité de

Votre très affectionnée amie à vous servir,

Élisabeth.

J'ai appris avec beaucoup de joie que l'Académie de Groningen vous a fait justice.