Correspondance avec Élisabeth/Élisabeth à Descartes - La Haye, 28 octobre 1645

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- Descartes à Élisabeth - Egmond, 6 octobre 1645 Correspondance avec Élisabeth - Descartes à Élisabeth - Egmond, 3 novembre 1645


Monsieur Descartes,

Après avoir donné de si bonnes raisons, pour montrer qu'il vaut mieux connaître des vérités à notre désavantage, que se tromper agréablement, et qu'il n'y a que les choses qui admettent diverses considérations également vraies, qui nous doivent obliger de nous arrêter à celle qui nous apportera plus de contentement, Je m'étonne que vous voulez que je me compare à ceux de mon âge, plutôt en chose qui m'est inconnue qu'en ce que je ne saurais ignorer, encore que celle-là soit plus à mon avantage. Il n'y a rien qui me puisse éclaircir si j'ai profité davantage, à cultiver ma raison, que d'autres n'ont fait aux choses qu'ils affectaient, et je ne doute nullement qu'avec le temps de relâche que mon corps requérait, il ne m'en soit resté encore pour avancer au delà de ce que je suis. En mesurant la portée de l'esprit humain par l'exemple du commun des hommes, elle se trouverait de bien petite étendue, parce que la plupart ne se servent de la pensée qu'au regard des sens. Même de ceux qui s'appliquent à l'étude, il y en a peu qui y emploient autre chose que la mémoire, ou qui aient la vérité pour but de leur labeur. Que s'il y a du vice à ne me plaire point de considérer si j'ai plus gagné que ces personnes, je ne crois pas que c'est l'excès d'humilité qui est aussi nuisible que la présomption, mais non pas si ordinaire. Nous sommes plus enclins à méconnaître nos défauts, que nos perfections. Et en fuyant le repentir des fautes commises, comme un ennemi de la félicité, on pourrait courir hasard de perdre l'envie de s'en corriger, principalement quand quelque passion les a produites, puisque nous aimons naturellement d'en être émus, et d'en suivre les mouvements; il n'y a que les incommodités procédant de cette suite, qui nous apprennent qu'elles peuvent être nuisibles. Et c'est, à mon jugement, ce qui fait que les tragédies plaisent d'autant plus, qu'elles excitent plus de tristesse, parce que nous connaissons qu'elle ne sera point assez violente pour nous porter à des extravagances, ni' assez durable pour corrompre la santé.

Mais cela ne suffit point, pour appuyer la doctrine contenue dans une de vos précédentes, que les passions sont d'autant plus utiles, qu'elles penchent plus vers l'excès, lorsqu'elles sont soumises à la raison, parce qu'il semble qu'elles ne peuvent point être excessives et soumises. Mais je crois que vous éclaircirez ce doute, en prenant la peine de décrire comment cette agitation particulière des esprits sert à former toutes les passions que nous expérimentons, et de quelle façon elle corrompt le raisonnement. Je n'oserais vous en prier, si le ne savais que vous ne laissez point d'uvre imparfaite, et qu'en entreprenant d'enseigner une personne stupide, comme moi, vous vous êtes préparé aux incommodités que cela vous apporte.

C'est ce qui me fait continuer à vous dire, que je ne suis point persuadée, par les raisons qui prouvent l'existence de Dieu, et qu'il est la cause immuable de tous les effets qui ne dépendent point du libre arbitre de l'homme qu'il l'est encore de ceux qui en dépendent. De sa perfection souveraine il suit nécessairement qu'il pourrait l'être, c'est-à-dire qu'il pourrait n'avoir point donné de libre arbitre à l'homme; mais, puisque nous sentons en avoir, il me semble qu'il répugne au sens commun de le croire dépendant en ses opérations, comme il l'est dans son être.

Si on est bien persuadé de l'immortalité de l'âme, il est impossible de douter qu'elle ne sera plus heureuse après la séparation du corps (qui est l'origine de tous les déplaisirs de la vie, comme l'âme des plus grands contentements), sans l'opinion de M. Digby, par laquelle son précepteur (dont vous avez vu les écrits) lui a fait croire la nécessité du purgatoire, en lui persuadant que les passions qui ont dominé sur la raison, durant la vie de l'homme, laissent encore quelques vestiges en l'âme, après le décès du corps, qui la tourmentent d'autant plus qu'elles ne trouvent aucun moyen de se satisfaire dans une substance si pure. Je ne vois pas comment cela s'accorde à son immatérialité. Mais Je ne doute nullement, qu'encore que la vie ne soit point mauvaise de soi, elle doit être abandonnée pour une condition qu'on connaîtra meilleure.

Par cette providence particulière, qui est le fondement de la théologie, j'entends celle par laquelle Dieu a, de toute éternité, prescrit des moyens si étranges, comme son incarnation, pour une partie du tout créé, si inconsidérable au prix du reste, comme vous nous représentez ce globe en votre physique; et cela, pour en être glorifié, qui semble une fin fort indigne du créateur de ce grand univers. Mais je vous présentais, en ceci, plutôt l'objection de nos théologiens que la mienne, l'ayant toujours cru chose très impertinente, pour des personnes finies, de juger de la cause finale des actions d'un être infini.

Vous ne croyez pas qu'on a besoin d'une connaissance exacte, jusqu'où la raison ordonne que nous nous intéressions pour le public, à cause qu'encore qu'un chacun rapportât tout à soi, il travaillerait aussi pour les autres, s'il se servait de prudence. Et cette prudence est le tout, dont je ne vous demande qu'une partie. Car, en la possédant, on ne saurait manquer à faire justice aux autres, comme à soi-même, et c'est son défaut qui est cause qu'un esprit franc perd quelquefois le moyen de servir sa patrie, en s'abandonnant trop légèrement pour son intérêt, et qu'un timide se perd avec elle, à faute de hasarder son bien et sa fortune pour sa conservation.

J'ai toujours été en une condition, qui rendait ma vie très inutile aux personnes que j'aime; mais le cherche sa conservation avec beaucoup plus de soin, depuis que j'ai le bonheur de vous connaître, parce que vous m'avez montré les moyens de vivre plus heureusement que je ne faisais. Il ne me manque que la satisfaction de vous pouvoir témoigner combien cette obligation est ressentie de,

Votre affectionnée amie à vous servir,

Élisabeth.