Correspondance avec Élisabeth/Élisabeth à Descartes - Riswyck, 30 septembre 1645

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- Descartes à Élisabeth - Egmond, 15 septembre 1645 Correspondance avec Élisabeth - Descartes à Élisabeth - Egmond, 6 octobre 1645


Monsieur Descartes,

Quoique vos observations sur les sentiments que Sénèque avait du souverain bien, m'en rendraient la lecture plus profitable que je ne la saurais trouver de mon chef, je ne suis point fâchée de les changer pour des vérités si nécessaires que celles qui comprennent les moyens de fortifier l'entendement, pour discerner ce qui est le meilleur en toutes les actions de la vie, à condition que vous y ajoutiez encore l'explication dont ma stupidité a besoin, touchant l'utilité des connaissances que vous proposez.

Celle de l'existence de Dieu et de ses attributs nous peut consoler des malheurs qui nous viennent du cours ordinaire de la nature et de l'ordre qu'il y a établi, comme de perdre le bien par l'orage, la santé par l'infection de l'air, les amis par la mort; mais non pas de ceux qui nous sont imposés des hommes, dont l'arbitre nous paraît entièrement libre, n'y ayant que la foi seule qui nous puisse persuader que Dieu prend le soin de régir les volontés, et qu'il a déterminé la fortune de chaque personne avant la création du monde.

L'immortalité de l'âme, et de savoir qu'elle est de beaucoup plus noble que le corps, est capable de nous faire chercher la mort, aussi bien que la mépriser, puisqu'on ne saurait douter que nous vivrons plus heureusement, exempts des maladies et passions du corps. Et je m'étonne que ceux qui se disaient persuadés de cette vérité et vivaient sans la loi révélée, préféraient une vie pénible à une mort avantageuse.

La grande étendue de l'univers, que vous avez montrée au troisième livre de vos principes, sert à détacher nos affections de ce que nous en voyons; mais elle sépare aussi cette providence particulière, qui est le fondement de la théologie, de l'idée que nous avons de Dieu.

La considération que nous sommes une partie du tout, dont nous devons chercher l'avantage, est bien la source de toutes les actions généreuses; mais je trouve beaucoup de difficultés aux conditions que vous leur prescrivez. Comment mesurer les maux qu'on se donne pour le public, contre le bien qui en arrivera, sans qu'ils nous paraissent plus grands, d'autant que leur idée est plus distincte ? Et quelle règle aurons-nous pour la comparaison des choses qui' ne nous sont point également connues, comme notre mérite propre et celui de ceux avec qui nous vivons ? Un naturel arrogant fera toujours pencher la balance de son côté, et un modeste s'estimera moins qu'il vaut.

Pour profiter des vérités particulières dont vous parlez, il faut connaître exactement toutes ces passions et toutes ces préoccupations, dont la plupart sont insensibles. En observant les murs des pays où nous sommes, nous en trouvons quelquefois de fort déraisonnables, qu'il est nécessaire de suivre pour éviter de plus grands inconvénients.

Depuis que je suis ici, j'en fais une épreuve bien fâcheuse; car j'espérais profiter du séjour des champs, au temps que j'emploierais à l'étude, et j'y rencontre, sans comparaison, moins de loisir que je n'avais à La Haye, par les diversions de ceux qui ne savent que faire; et quoi qu'il soit très injuste de me priver de biens réels, pour leur en donner d'imaginaires, je suis contrainte de céder aux lois impertinentes de la civilité qui sont établies, pour ne m'acquérir point d'ennemis. Depuis que j'écris celle-ci, j'ai été interrompue, plus de sept fois, par ces visites incommodes. C'est une bonté excessive qui garantit mes lettres d'un prédicament pareil auprès de vous, et qui vous oblige de vouloir augmenter l'habitude de vos connaissances, en les communiquant à une personne indocile comme

Votre très affectionnée à vous servir,

Élisabeth.