Correspondance avec Élisabeth/Descartes à Élisabeth - Egmond, 3 novembre 1645

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- Élisabeth à Descartes - La Haye, 28 octobre 1645 Correspondance avec Élisabeth - Élisabeth à Descartes - La Haye, 30 novembre 1645


Madame,

Il m'arrive si peu souvent de rencontrer de bons raisonnements, non seulement dans les discours de ceux que je fréquente en ce désert, mais aussi dans les livres que je consulte, que je ne puis lire ceux qui sont dans les lettres de Votre Altesse, sans en avoir un ressentiment de joie extraordinaire; et je les trouve si forts, que j'aime mieux avouer d'en être vaincu, que d'entreprendre de leur résister. Car, encore que la comparaison que Votre Altesse refuse de faire à son avantage, puisse assez être vérifiée par l'expérience, c'est toutefois une vertu si louable de juger favorablement des autres, et elle s'accorde si bien avec la générosité qui vous empêche de vouloir mesurer la portée de l'esprit humain par l'exemple du commun des hommes, que je ne puis manquer d'estimer extrêmement l'une et l'autre.

Je n'oserais aussi contredire à ce que Votre Altesse écrit du repentir, vu que c'est une vertu chrétienne, laquelle sert pour faire qu'on se corrige, non seulement des fautes commises volontairement, mais aussi de celles qu'on a faites par ignorance, lorsque quelque passion a empêché qu'on ne connût la vérité.

Et j'avoue bien que la tristesse des tragédies ne plairait pas, comme elle fait, si nous pouvions craindre qu'elle devînt si excessive que nous en fussions incommodés. Mais, lorsque j'ai dit qu'il y a des passions qui sont d'autant plus utiles qu'elles penchent plus vers l'excès, j'ai seulement voulu parler de celles qui sont toutes bonnes; ce que j'ai témoigné, en ajoutant qu'elles doivent être sujettes à la raison. Car il y a deux sortes d'excès : l'un qui, changeant la nature de la chose, et de bonne la rendant mauvaise, empêche qu'elle ne demeure soumise à la raison; l'autre qui en augmente seulement la mesure, et ne fait que de bonne la rendre meilleure. Ainsi la hardiesse n'a pour excès la témérité, que lorsqu'elle va au delà des limites de la raison; mais pendant qu'elle ne les passe point, elle peut encore avoir un autre excès, qui consiste à n'être accompagnée d'aucune irrésolution ni d'aucune crainte.

J'ai pensé ces jours au nombre et à l'ordre de toutes ces passions, afin de pouvoir plus particulièrement examiner leur nature; mais je n'ai pas encore assez digéré mes opinions, touchant ce sujet, pour les oser écrire à Votre Altesse, et je ne manquerai de m'en acquitter le plus tôt qu'il me sera possible.

Pour ce qui est du libre arbitre, je confesse qu'en ne pensant qu'à nous-mêmes, nous ne pouvons ne le pas estimer indépendant; mais lorsque nous pensons à la puissance infinie de Dieu, nous ne pouvons ne pas croire que toutes choses dépendent de lui, et, par conséquent, que notre libre arbitre n'en est pas exempt. Car il implique contradiction de dire que Dieu ait créé les hommes de telle nature, que les actions de leur volonté ne dépendent point de la sienne, pour ce que c'est le même que si on disait que sa puissance est tout ensemble finie et infinie : finie, puisqu'il y a quelque chose qui n'en dépend point; et infinie, puisqu'il a pu créer cette chose indépendante. Mais, comme la connaissance de l'existence de Dieu ne nous doit pas empêcher d'être assurés de notre libre arbitre, pour ce que nous l'expérimentons et le sentons en nous-mêmes, ainsi celle de notre libre arbitre ne nous doit point faire douter de l'existence de Dieu. Car l'indépendance que nous expérimentons et sentons en nous, et qui suffit pour rendre nos actions louables ou blâmables, n'est pas incompatible avec une dépendance qui est d'autre nature, selon laquelle toutes choses sont sujettes à Dieu.

Pour ce qui regarde l'état de l'âme après cette vie, j'en ai bien moins de connaissance que M. d'Igby; car, laissant à part ce que la foi nous en enseigne, je confesse que, par la seule raison naturelle, nous pouvons bien faire beaucoup de conjectures à notre avantage et avoir de belles espérances, mais non point aucune assurance. Et pour ce que la même raison naturelle nous apprend aussi que nous avons toujours plus de biens que de maux en cette vie, et que nous ne devons point laisser le certain pour l'incertain, elle me semble nous enseigner que nous ne devons pas véritablement craindre la mort, mais que nous ne devons aussi jamais la rechercher.

Je n'ai pas besoin de répondre à l'objection que peuvent faire les théologiens, touchant la vaste étendue que j'ai attribuée à l'univers, pour ce que Votre Altesse y a déjà répondu pour moi. J'ajoute seulement que, si cette étendue pouvait rendre les mystères de notre religion moins croyables, celle que les astronomes ont attribuée de tout temps aux cieux, aurait pu faire le même, pour ce qu'ils les ont considérés si grands que la terre n'est, à leur comparaison, que comme un point; et toutefois, cela ne leur est point objecté.

Au reste, si la prudence était maîtresse des événements, je ne doute point que Votre Altesse ne vînt à bout de tout ce qu'elle voudrait entreprendre; mais il faudrait que tous les hommes fussent parfaitement sages, afin que, sachant ce qu'ils doivent faire, on pût être assuré de ce qu'ils feront. Ou bien il faudrait connaître particulièrement l'humeur de tous ceux avec lesquels on a quelque chose à démêler; et encore ne serait-ce pas assez, à cause qu'ils ont, outre cela, leur libre arbitre, dont les mouvements ne sont connus que de Dieu seul. Et pour ce qu'on juge ordinairement de ce que les autres feront, par ce qu'on voudrait faire, si on était en leur place, il arrive souvent que les esprits ordinaires et médiocres, étant semblables à ceux avec lesquels ils ont à traiter, pénètrent mieux dans leurs conseils, et font plus aisément réussir ce qu'ils entreprennent, que ne font les plus relevés, lesquels, ne traitant qu'avec ceux qui leur sont de beaucoup inférieurs en connaissance et en prudence, jugent tout autrement qu'eux des affaires. C'est ce qui doit consoler Votre Altesse, lorsque la fortune s'oppose à vos desseins. je prie Dieu qu'il les favorise, et je suis,

Madame,

De Votre Altesse le très humble et très obéissant serviteur,

Descartes.