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Correspondance avec Élisabeth/Descartes à Élisabeth - Egmond, décembre 1646

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Correspondance avec Élisabeth
Texte établi par Charles Adam et Paul TanneryLéopold Cerf (p. 588-591).

CDLXVI .

Descartes à Élisabeth.

[Egmond, décembre 1646.]

Texte de Clerselier, tome I, lettre 17, p. 60-62.


« À Madame Élizabeth, Princesse Palatine, etc. », sans date. Mais c’est la réponse à la lettre CDLXI, p. 577 ci-avant, du 29 novembre 1646, et Élisabeth y répondra le 21 ſévrier 1647, lettre CDLXIX ci-après. Descartes a donc écrit celle-ci en décembre 1646 ou janvier 1647, plutôt en décembre à cause de l’analogie entre certain passage sur les Jésuites (p. 591, l. 10) et les deux lettres précédentes du 14 décembre 1646, p. 584 et p. 587.


Madame,

Ie n’ay iamais trouué de ſi bonnes nouuelles en aucune des lettres que l’ay eu cy-deuant l’honneur de receuoir de voſtre Alteſſe, que i’ay fait en ces dernieres du vingt-neuſuiéme Nouembre. Car elles me font iuger que vous auez maintenant plus de ſanté & plus de ioye, que ie ne vous en ay veu auparauant ; & ie croy qu’aprés la vertu, laquelle ne vous a iamais manqué, ce ſont les deux principaux biens qu’on puiſſe auoir en cette vie. Ie ne mets point en compte ce petit mal[1], pour lequel les medecins ont pretendu que vous leur donneriez de l’employ ; car, encore qu’il ſoit quelqueſois vn peu incommode, ie ſuis d’vn païs où il eſt ſi ordinaire à ceux qui ſont ieunes, & qui d’ailleurs ſe portent fort bien, que ie ne le conſidere pas tant comme vn mal, que comme vne marque de ſanté, & vn preſeruatif contre les autres maladies. Et la pratique a bien enſeigné à nos medecins des remedes certains pour le guerir, mais ils ne conſeillent pas qu’on taſche à s’en défaire en vne autre ſaiſon qu’au printems, pource qu’alors, les pores eſtant plus ouuerts, on peut mieux en oſter la cauſe. Ainſi voſtre Alteſſe a tres-grande raiſon de ne vouloir pas vſer de remedes pour ce ſuiet, principalement à l’entrée de l’hyuer, qui eſt le temps le plus dangereux ; & ſi cette incommodité dure iuſqu’au printems, alors il ſera aiſé de la chaſſer auec quelques legers purgatifs, ou bouillons rafraichiſſans. ou il n’entre rien que des herbes qui ſoient connuës en la cuiſine, & en s’abſtenant de manger des viandes où il y ait trop de ſel ou d’épiceries. La ſeignée y pourroit auſſi beaucoup ſeruir ; mais, pource que c’eſt vn remede où il y a quelque danger, & dont l’vſage frequent abrege la vie, ie ne luy conſeille point de s’en ſeruir, ſi ce n’eſt qu’elle y ſoit acoutumée ; car, lors qu’on s’eſt ſait ſaigner en meſme ſaiſon trois ou quatre années de ſuite, on eſt preſque obligé, par aprés, de faire tous les ans de meſme. Voſtre Alteſſe ſait auſſi fort bien de ne vouloir point vſer des remedes de la Chymie ; on a beau auoir vne longue experience de leur vertu, le moindre petit changement qu’on fait en leur preparation, lors meſme qu’on penſe mieux ſaire, peut entierement changer leurs qualitez, & faire qu’au lieu de medecines ce ſoient des poiſons.

Il en eſt quaſi de meſme de la Science, entre les mains de ceux qui la veulent debiter ſans la bien ſçauoir ; car, en penſant corriger ou adiouter quelque choſe à ce qu’ils ont appris, ils la conuertiſſent en erreur. Il me ſemble que i’en voy la preuue dans le liure de Regius[2], qui eſt enfin venu au iour. I’en marquerois icy quelques points, ſi ie penſois qu’il l’euſt enuoyé à voſtre Alteſſe ; mais il y a ſi loin d’icy à B(erlin), que ie iuge qu’il aura attendu voſtre retour pour vous l’offrir ; & ie l’attendray auſſi, pour vous en dire mon ſentiment.

Ie ne m’étonne pas de ce que voſtre Alteſſe ne trouue aucuns doctes au païs où elle eſt, qui ne ſoient entierement preoccupez des opinions de l’Ecole ; car ie voy que, dans Paris meſme & en tout le reſte de l’Europe, il y en a ſi peu d’autres, que, ſi ie l’euſſe ſceu auparauant, ie n’euſſe peut-eſtre iamais rien ſait imprimer. Toutesfois i’ay cette conſolation que, bien que ie ſois aſſeuré que pluſieurs n’ont pas manqué de volonté pour m’attaquer, il n’y a toutesfois encore eu perſonne qui ſoit entré en lice ; & meſme ie reçois des complimens des Peres Ieſuites[3], que i’ay touſiours crû eſtre ceux qui ſe ſentiroient les plus intereſſez en la publication d’vne nouuelle Philoſophie, & qui me le pardonneroient le moins, s’ils penſoient y pouuoir blaſmer quelque choſe auec raiſon.

Ie mets au nombre des obligations que i’ay à voſtre Alteſſe, la promeſſe qu’elle a ſaite à Monſieur le Duc de B(runſwick), qui eſt à Wolfenbuttel[4], de luy faire auoir mes écrits : car ie m’aſſure qu’auant que vous euſſiez eſté en ces quartiers-là, ie n’auois point l’honneur d’y eſtre connu. Il eſt vray que ie n’aſſecte pas fort de l’eſtre de pluſieurs, mais ma principale ambition eſt de pouuoir témoigner que ie ſuis auec vne entiere deuotion, &c.

  1. Voir p. 579, l. 18.
  2. Voir p. 517, l. 16.
  3. Voir lettres CDLXIV et CDLXV, p. 584 et p. 587.
  4. Clers. Ws. Voir ci-avant, p. 580, 1. 27.