Correspondance avec Élisabeth/Descartes à Élisabeth - Egmond, décembre 1646

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- Élisabeth à Descartes - Berlin, 29 novembre 1646 Correspondance avec Élisabeth - Élisabeth à Descartes - Berlin, 21 février 1647


Madame,

Je n'ai jamais trouvé de si bonnes nouvelles en aucune des lettres que j'ai eu ci-devant l'honneur de recevoir de Votre Altesse, que j'ai fait en ces dernières du vingt-neuvième novembre. Car elles me font juger que vous avez maintenant plus de santé et plus de joie, que je ne vous en ai vu auparavant; et je crois qu'après la vertu, laquelle ne vous a jamais manqué, ce sont les deux principaux biens qu'on puisse avoir en cette vie. je ne mets point en compte ce petit mal, pour lequel les médecins ont prétendu que vous leur donneriez de l'emploi; car, encore qu'il soit quelquefois un peu incommode, je suis d'un pays où il est si ordinaire à ceux qui sont jeunes, et qui d'ailleurs se portent fort bien, que je ne le considère pas tant comme un mal, que comme une marque de santé, et un préservatif contre les autres maladies. Et la pratique a bien enseigné à nos médecins des remèdes certains pour le guérir, mais ils ne conseillent pas qu'on tâche à s'en défaire en une autre saison qu'au printemps, pour ce qu'alors les pores étant plus ouverts, on peut mieux en ôter la cause. Ainsi Votre Altesse a très grand raison de ne vouloir pas user de remèdes pour ce sujet, principalement à l'entrée de l'hiver, qui est le temps le plus dangereux; et si cette incommodité dure jusqu'au printemps, alors il sera aisé de la chasser avec quelques légers purgatifs, ou bouillons rafraîchissants, où il n'entre rien que des herbes qui soient connues en la cuisine, et en s'abstenant de manger des viandes où il y ait trop de sel ou d'épiceries. La saignée y pourrait aussi beaucoup servir; mais, pour ce que c'est un remède où il y a quelque danger, et dont l'usage fréquent abrège la vie, je ne lui conseille point de s'en servir, si ce n'est qu'elle y soit accoutumée; car, lors qu'on s'est fait saigner en même saison trois ou quatre années de suite, on est presque obligé, par après, de faire tous les ans de même. Votre Altesse fait aussi fort bien de ne vouloir point user des remèdes de la chimie; on a beau avoir une longue expérience de leur vertu, le moindre petit changement qu'on fait en leur préparation, lors même qu'on pense mieux faire, peut entièrement changer leurs qualités, et faire qu'au lieu de médecines ce soient des poisons.

Il en est quasi de même de la science, entre les mains de ceux qui la veulent débiter sans la bien savoir; car, en pensant corriger ou ajouter quelque chose à ce qu'ils ont appris, ils la convertissent en erreur. Il me semble que j'en vois la preuve dans le livre de Regius, qui est enfin venu au jour. J'en marquerais ici quelques points, si je pensais qu'il l'eût envoyé à Votre Altesse; mais il y a si loin d'ici à Berlin, que je juge qu'il aura attendu votre retour pour vous l'offrir; et je l'attendrai aussi, pour vous en dire mon sentiment.

Je ne m'étonne pas de ce que Votre Altesse ne trouve aucuns doctes au pays où elle est, qui ne soient entièrement préoccupés des opinions de l'Ecole ; car je vois que, dans Paris même et en tout le reste de l'Europe, il y en a si peu d'autres, que, si je l'eusse su auparavant, je n'eusse peut-être jamais rien fait imprimer. Toutefois, j'ai cette consolation que, bien que je sois assuré que plusieurs n'ont pas manqué de volonté pour m'attaquer, il n'y a toutefois encore eu personne qui soit entré en lice; et même je reçois des compliments des Pères Jésuites, que j'ai toujours cru être ceux qui se sentiraient les plus intéressés en la publication d'une nouvelle Philosophie, et qui me le pardonneraient le moins, s'ils pensaient y pouvoir blâmer quelque chose avec raison.

Je mets au nombre des obligations que j'ai à Votre Altesse, la promesse qu'elle a faite à M. le duc de Brunswick, qui est à Wolfenbuttel, de lui faire avoir mes écrits : car je m'assure qu'avant que vous eussiez été en ces quartiers-là, je n'avais point l'honneur d'y être connu. Il est vrai que je n'affecte pas fort de l'être de plusieurs, mais ma principale ambition est de pouvoir témoigner que je suis avec une entière dévotion, etc.