Correspondance avec Élisabeth/Descartes à Élisabeth - Egmond, mai 1646
CDXXXIV .
Descartes à Élisabeth.
[Egmond, mai 1646.]
Texte de Clerselier, tome I, lettre 12, p. 49-50.
« À Madame Élizabeth, Princesse Palatine, &c. », dit Clerselier, sans donner de date. Mais elle paraît avoir suivi de près la CDXXXII, Descartes ayant peut-être été pris de scrupule pour un passage de cette dernière (p. 411, l. 23). Cependant on pourrait la faire remonter jusqu’au milieu de mars 1646 ; après avoir remis à la princesse Élisabeth le Traité des Passions, Descartes, de retour à Egmond, aurait envoyé cette correction, en réfléchissant à quelque objection qui lui aurait été faite à La Haye ; cette objection serait seulement rappelée dans le passage précité de la lettre CDXXXII.
Madame,
L’occaſion que i’ay de donner cette lettre à Monſieur de Beclin, qui m’eſt tres-intime amy, & à qui ie me fie autant qu’à moy-meſme, eſt cauſe que ie prens la liberté de m’y confeſſer d’vne faute tres-ſignalée que i’ay commiſe dans le Traité des paſſions[1], en ce que, pour flater ma negligence, i’y ay mis, au nombre des émotions de l’ame qui ſont excuſables, vne ie ne ſçay quelle langueur qui nous empeſche quelquefois de mettre en execution les choſes qui ont eſté approuuées par noſtre iugement. Et ce qui m’a donné le plus de ſcrupule en cecy, eſt que ie me ſouuiens que voſtre Alteſſe a particulierement remarqué cét endroit[2], comme témoignant n’en pas deſaprouuer la pratique en vn ſuiet où ie ne puis voir qu’elle ſoit vtile. I’auoüe bien qu’on a grande raiſon de prendre du temps pour deliberer, auant que d’entreprendre les choſes qui ſont d’importance ; mais lors qu’vne affaire eſt commencée, & qu’on eſt d’accord du principal, ie ne voy pas qu’on ait aucun profit de chercher des delais en diſputant pour les conditions. Car ſi l’affaire, nonobſtant cela, reuſſit, tous les petits auantages qu’on aura peut-eſtre acquis par ce moyen, ne ſeruent pas tant que peut nuire le degouſt que cauſent ordinairement ces delais ; & ſi elle ne reuſſit pas, tout cela ne ſert qu’à ſaire ſçauoir au monde qu’on a eu des deſſeins qui ont manqué. Outre qu’il arriue bien plus ſouuent, lors que l’affaire qu’on entreprend eſt fort bonne, que, pendant qu’on en differe l’execution, elle s’échape, que non pas lors qu’elle eſt mauuaiſe. C’eſt pourquoy ie me perſuade que la reſolution & la promptitude ſont des vertus tres neceſſaires pour les affaires déia commencées. Et l’on n’a pas ſuiet de craindre ce qu’on ignore ; car ſouuent les choſes qu’on a le plus apprehendées, auant que de les connoiſtre, ſe trouuent meilleures que celles qu’on a deſirées. Ainſi le meilleur eſt en cela de ſe fier à la prouidence diuine, & de ſe laiſſer conduire par elle. Ie m’aſſure que voſtre Alteſſe entend fort bien ma pensée, encore que ie l’explique fort mal, & qu’elle pardonne au zele extréme qui m’oblige d’écrire cecy ; car ie ſuis, autant que ie puis eſtre, &c.