Correspondance avec Élisabeth/Descartes à Élisabeth - Egmond du Hoef, novembre 1643

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- Élisabeth à Descartes - La Haye, 1er juillet 1643 Correspondance avec Élisabeth - Élisabeth à Descartes - La Haye, 21 novembre 1643


Madame,

Ayant su de Monsieur de Pollot que Votre Altesse a pris la peine de chercher la question des trois cercles, et qu'elle a trouvé le moyen de la résoudre, en ne supposant qu'une quantité inconnue, j'ai pensé que mon devoir m'obligeait de mettre ici la raison pourquoi j'en avais proposé plusieurs, et de quelle façon je les démêle.

J'observe toujours, en cherchant une question de Géométrie, que les lignes, dont je me sers pour la trouver, soient parallèles, ou s'entrecoupent à angles droits, le plus qu'il est possible ; et je ne considère point d'autres théorèmes, sinon que les côtés des triangles semblables ont semblable proportion entre eux, et que, dans les triangles rectangles, le carré de la base est égal aux deux carrés des côtés. Et je ne crains point de supposer plusieurs quantités inconnues, pour réduire la question à tels termes, qu'elle ne dépende que de ces deux théorèmes ; au contraire, j'aime mieux en supposer plus que moins. Car, par ce moyen, je vois plus clairement tout ce que je fais, et en les démêlant je trouve mieux les plus courts chemins, et m'exempte de multiplications superflues ; au lieu que, si l'on tire d'autres lignes, et qu'on se serve d'autres théorèmes, bien qu'il puisse arriver, par hasard, que le chemin qu'on trouvera soit plus court que le mien, toutefois il arrive quasi toujours le contraire. Et on ne voit point si bien ce qu'on fait, si ce n'est qu'on ait la démonstration du théorème dont on se sert fort présente en l'esprit ; et en ce cas on trouve, quasi toujours, qu'il dépend de la considération de quelques triangles, qui sont ou rectangles, ou semblables entre eux, et ainsi on retombe dans le chemin que je tiens.

Par exemple, si on veut chercher cette question des trois cercles, par l'aide d'un théorème qui enseigne à trouver l'aire d'un triangle par ses trois côtés, on n'a besoin de supposer qu'une quantité inconnue. Car si A, B, C sont les centres des trois cercles donnés, et D le centre du cherché, les trois côtés du triangle ABC sont donnés, et les trois lignes AD, BD, CD sont composées des trois rayons des cercles donnés, joints au rayon du cercle cherché, si bien que, supposant x pour ce rayon, on a tous les côtés des triangles ABD, ACD, BCD ; et par conséquent on peut avoir leurs aires, qui, jointes ensemble, sont égales à l'aire du triangle donné ABC ; et on peut, par cette équation, venir à la connaissance du rayon x, qui seul est requis pour la solution de la question.

Mais ce chemin me semble conduire à tant de multiplications superflues, que je ne voudrais pas entreprendre de les démêler en trois mois. C'est pourquoi, au lieu des deux lignes obliques AB et BC, je mène les trois perpendiculaires BE, DG, DF, et posant trois quantités inconnues, l'une pour DF, l'autre pour DG, et l'autre pour le rayon du cercle cherché, j'ai tous les côtés des trois triangles rectangles ADF, BDG, CDF, qui me donnent trois équations, pour ce qu'en chacun d'eux le carré de la base est égal aux deux carrés des côtés.

Après avoir ainsi fait autant d'équations que j'ai supposé de quantités inconnues, je considère si, par chaque équation, j'en puis trouver une en termes assez simples ; et si je ne le puis, je tâche d'en venir à bout, en joignant deux ou plusieurs équations par l'addition ou soustraction ; et enfin, lorsque cela ne suffit pas, j'examine seulement s'il ne sera point mieux de changer les termes en quelque façon. Car, en faisant cet examen avec adresse, on rencontre aisément les plus courts chemins, et on en peut essayer une infinité en fort peu de temps.

Ainsi, en cet exemple, je suppose que les trois bases des triangles rectangles sont

AD = a + x;

BD = b + x,

CD = c + x;

et, faisant AE = d, BE = e, CE = f,

DF ou GE = y, DG ou FE = z,

j’ai pour les côtés des mêmes triangles :

AF = d - z et FD = y,

BG = e - y et DG = z,

CF = f + z et FD = y.

Puis, faisant le carré de chacune de ces bases égal au carré des deux côtés, j’ai les trois équations suivantes :

a2 + 2 ax + x2 = d2 - 2 dz + z2 + y2,

b2 + 2 bx + x 2 = e2 - 2 ey + y2 + z2,

c2 + 2 cx + x2 = f2 + 2fz + z2 + y2,


et je vois que, par l’une d’elles toute seule, je ne puis trouver aucune des quantités inconnues, sans en tirer la racine carrée, ce qui embarrasserait trop la question. C’est pourquoi je viens au second moyen, qui est de joindre deux équations ensemble, et j’aperçois incontinent que, les termes x2, y2 et z2 étant semblables en toutes trois, si j’en ôte une d’une autre, laquelle je voudrai, ils s’effaceront, et ainsi je n’aurai plus de termes inconnus que x, y et z tous simples. je vois aussi que, si j’ôte la seconde de la première ou de la troisième, j’aurai tous ces trois termes x, y et z ; mais que, si j’ôte la première de la troisième, je n’aurai que x et z. Je choisis donc ce dernier chemin, et je trouve

c2 + 2 cxa2 — 2 ax = f2 + 2 fz - d2 + 2 dz,

ou bien ,

ou bien .


Puis, ôtant la seconde équation de la première ou de la troisième (car l’un revient à l’autre), et au lieu de z mettant les termes que je viens de trouver, j’ai par la première et la seconde :

a2 + 2 axb2 — 2 bx = d2 - 2 dz - e2 + 2 ey,

ou bien +

,

ou bien .

Enfin, retournant à l’une des trois premières équations, et au lieu d’ y ou de z mettant les quantités qui leur sont égales, et les carrés de ces quantités pour y2 et z2, on trouve une équation où il n’y a que x et x2 inconnus ; de façon que le problème est plan, et il n’est plus besoin de passer outre. Car le reste ne sert point pour cultiver ou recréer l’esprit, mais seulement pour exercer la patience de quelque calculateur laborieux. Même j’ai peur de m’être rendu ici ennuyeux à Votre Altesse, pour ce que je me suis arrêté à écrire des choses qu’elle savait sans doute mieux que moi, et qui sont faciles, mais qui sont néanmoins les clefs de mon algèbre. je la supplie très humblement de croire que c’est la dévotion que j’ai à l’honorer, qui m’y a porté, et que je suis,

Madame,

De V. A.

Le très humble et très obéissant serviteur,
Descartes.