Correspondance avec Élisabeth/Descartes à Élisabeth - Egmond du Hoef, novembre 1644

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- Élisabeth à Descartes - La Haye, 21 novembre 1643 Correspondance avec Élisabeth - Descartes à Élisabeth - Paris, juillet 1644 (?)


Madame,

La solution qu'il a plu à Votre Altesse me faire l'honneur de m'envoyer, est si juste, qu'il ne s'y peut rien désirer davantage ; et je n'ai pas seulement été surpris d'étonnement, en la voyant, mais je ne puis m'abstenir d'ajouter que j'ai été aussi ravi de joie, et ai pris de la vanité de voir que le calcul, dont se sert Votre Altesse, est entièrement semblable à celui que j'ai proposé dans ma Géométrie. L'expérience m'avait fait connaître que la plupart des esprits qui ont de la facilité à entendre les raisonnements de la métaphysique, ne peuvent pas concevoir ceux de l'algèbre, et réciproquement, que ceux qui comprennent aisément ceux-ci, sont d'ordinaire incapables des autres ; et je ne vois que celui de Votre Altesse, auquel toutes choses sont également faciles. Il est vrai que j'en avais déjà tant de preuves, que je n'en pouvais aucunement douter ; mais je craignais seulement que la patience, qui est nécessaire pour surmonter, au commencement, les difficultés du calcul, ne lui manquât. Car c'est une qualité qui est extrêmement rare aux excellents esprits et aux personnes de grande condition.

Maintenant que cette difficulté est surmontée, elle aura beaucoup plus de plaisir au reste ; et en substituant une seule lettre au lieu de plusieurs, ainsi qu'elle a fait ici fort souvent, le calcul ne lui sera pas ennuyeux. C'est une chose qu'on peut quasi toujours faire, lorsqu'on veut seulement voir de quelle nature est une question, c'est-à-dire si elle peut se résoudre avec la règle et le compas, ou s'il y faut employer quelques autres lignes courbes du premier ou du second genre, etc., et quel est le chemin pour la trouver ; qui est ce de quoi je me contente ordinairement, touchant les questions particulières. Car il me semble que le surplus, qui consiste à chercher la construction et la démonstration par les propositions d'Euclide, en cachant le procédé de l'algèbre, n'est qu'un amusement pour les petits géomètres, qui ne requiert pas beaucoup d'esprit ni de science. Mais lorsqu'on a quelque question qu'on veut achever, pour en faire un théorème qui serve de règle générale pour en résoudre plusieurs autres semblables, il est besoin de retenir jusques à la fin toutes les mêmes lettres qu'on a posées au commencement ; ou bien, si on en change quelques-unes pour faciliter le calcul, il les faut remettre par après, étant à la fin, à cause qu'ordinairement plusieurs s'effacent l'une contre l'autre, ce qui ne se peut voir, lorsqu'on les a changées.

Il est bon aussi d'observer que les quantités qu'on dénomme par les lettres, aient semblable rapport les unes aux autres, le plus qu'il est possible ; cela rend le théorème plus beau et plus court, pour ce que ce qui s'énonce de l'une de ces quantités, s'énonce en même façon des autres, et empêche qu'on ne puisse faillir au calcul, pour ce que les lettres qui signifient des quantités qui ont même rapport, s'y doivent trouver distribuées en même façon ; et quand cela manque, on reconnaît son erreur.

Ainsi, pour trouver un théorème qui enseigne quel est le rayon du cercle, qui touche les trois donnés par position, il ne faudrait pas, en cet exemple, poser les trois lettres a, b, c, pour les lignes A D, D C, D B, mais pour les lignes A B, A C et B C, pour ce que ces dernières ont même rapport l'une que l'autre aux trois A H, B H et C H, ce que n'ont pas les premières. Et en suivant le calcul avec ces six lettres, sans les changer ni en ajouter d'autres, par le chemin qu'a pris Votre Altesse (car il est meilleur, pour cela, que celui que j'avais proposé), on doit venir à une équation fort régulière, et qui fournira un théorème assez court. Car les trois lettres a, b, c, y sont disposées en même façon, et aussi les trois d, e, f.

Mais, pour ce que le calcul en est ennuyeux, si Votre Altesse a désir d'en faire l'essai, il lui sera plus aisé, en supposant que les trois cercles donnés s'entretouchent, et n'employant, en tout le calcul, que les quatre lettres d, e, f, x, qui étant les rayons des quatre cercles, ont semblable rapport l'une à l'autre. Et, en premier lieu, elle trouvera

où elle peut déjà remarquer que x est dans la ligne A K, comme e dans la ligne A D, pour ce qu'elle se trouve par le triangle A H C, comme l'autre par le triangle A B C. Puis enfin, elle aura cette équation,


de laquelle on tire, pour théorème, que les quatre sommes, qui se produisent en multipliant ensemble les carrés de trois de ces rayons, font le double de six, qui se produisent en multipliant deux de ces rayons l'un par l'autre, et par les carrés des deux autres ; ce qui suffit pour servir de règle à trouver le rayon du plus grand cercle qui puisse être décrit entre les trois donnés qui s'entretouchent. Car, si les rayons de ces trois donnés sont, par exemple,

j'aurai 576 pour ddeeff, et 36 xx pour ddeexx, et ainsi des autres. D'où je trouverai

si je ne me suis trompé au calcul que je viens de faire.

Et Votre Altesse peut voir ici deux procédures fort différentes dans une même question, selon les différents desseins qu'on se propose. Car, voulant savoir de quelle nature est la question, et par quel biais on la peut résoudre, je prends pour données les lignes perpendiculaires ou parallèles, et suppose plusieurs autres quantités inconnues, afin de ne faire aucune multiplication superflue, et voir mieux les plus courts chemins ; au lieu que, la voulant achever, je prends pour donnés les côtés du triangle, et ne suppose qu'une lettre inconnue. Mais il y a quantité de questions, où le même chemin conduit à l'un et à l'autre, et je ne doute point que Votre Altesse ne voie bientôt jusqu'où peut atteindre l'esprit humain dans cette science. je m'estimerais extrêmement heureux, si j'y pouvais contribuer quelque chose, comme étant porté d'un zèle très particulier à être, Madame,

De V. A.

Le très humble et très obéissant serviteur,

Descartes.