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Correspondance avec Élisabeth/Élisabeth à Descartes - Berlin, 10 octobre 1646

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Correspondance avec Élisabeth
Texte établi par Charles Adam et Paul TanneryLéopold Cerf (p. 519-525).

CDL .

Élisabeth à Descartes.

Berlin, 10 octobre 1646.

Copie MS., Rosendaal, près Arnhem, Collection Pallaudt, no  21, p. 112-124.


Publiée par Foucher de Careil, p. 110-116, Descartes et la Princesse Élisabeth (Paris, Germer-Bailliere, 1879). La copie MS. donne comme date « le 30 septembre ». Mais un passage de la lettre « le 7/17 septembre » indiquant ce mois comme « passé (p. 520, l. 8, on était au mois d’octobre, et la lettre serait du 10 octobre (noureau style). — Réponse à la CDXLV ci-avant, p. 485.


Monſieur Descartes.

Vous auez raiſon de croire que le diuertiſſement que vos lettres m’aportent, eſt diſſerent de celuy que i’ay eu au voyage[1], puiſqu’il me donne vne ſatisſaction plus grande & plus durable ; encore que i’aye trouuée en celuy cy toute celle que me peuuent donner l’amitié & les careſſes de mes proches, ie les conſidere comme choſes qui pourroient changer, au lieu que les verités que celle la[2] m’ap- prend, laiſſent des impreſſions en mon eſprit, qui contribueront touiours au contentement de ma vie.

I’ay mille regrets de n’auoir point amené le liure, que vous auez pris la peine d’examiner[3] pour m’en dire vostre Sentiment, par terre, me laiſſant perſuader que le bagage que i’enuoirois par mer a Hambourg, ſeroit icy plutoſt que nous ; & il n’y eſt pas encore, quoy que nous y ſommes arriués le 7/17 Septembre du paſſé. C’est pourquoy ie ne me ſaurois repreſenter des maximes de cet auteur qu’autant qu’vne tres mauuaiſe memoire me peut fournir d’vn liure que ie n’ay point regardé de 6 ans *. Mais il me ſouuient que i’en approuuois alors quelques vnes, non pour eſtre bonnes de ſoy, mais parce qu’elles cauſent moins de mal que ceux[4] dont ſe ſeruent vne quantité d’ambitieux imprudens, que ie cognois, qui ne tendent qu’a brouiller, & laiſſer le reste a la fortune ; & celles de cet auteur tendent toutes a l’eſtabliſſement.

Il me ſemble auſſi que, pour enſeigner le gouuernement d’vn Eſtat, il ſe propoſe l’Estat le plus difficile a gouuerner, où le prince eſt vn nouuel vſurpateur, au moins en l’opinion du peuple ; & en ce cas, l’opinion qu’il aura luy meſme de la iuſtice de ſa cauſe, pourroit ſeruir au repos de ſa conſcience, mais non a celuy de ſes affaires, où les loix contrarient ſon autorité, où les grands la contreminent & où le peuple la maudit. Et lorſque l’Estat est ainſi diſpoſé, les grandes violences font moins de mal que les petites, parce que celles cy offenſent auſſi bien que celles la, & donnent ſuiet a vne longue guerre ; celles la en oſtent le courage & les moyens aux grands qui la pourront entre- prendre. De meſme, lorſque les violences viennent promtement & tout a la fois, elles faſchent moins qu’elles n’eſtonnent, & ſont auſſi plus ſuportables au peuple, qu’vne longue ſuite de miſeres que les guerres ciuiles apportent.

Il me semble qu’il y aioute encore, ou bien l’enſeigne, par l’exemple du neueu du pape Alexandre, qu’il propoſe comme vn politique parſait*, que le Prince doit employer a ces grandes cruautés quelque Miniſtre qu’il puiſſe par apres ſacriſier a la haine du peuple ; & quoy qu’il paroiſſe iniuſte au Prince de ſaire perir vn homme qui luy auroit obei, ie trouue que des perſonnes ſi barbares & deſnaturés, qui ſe veulent employer a ſeruir de bourreau a tout vn peuple, pour quelque conſideration que ce ſoit, ne meritent point de meilleur traitement ; & pour moy, ie prefererois la condition du plus pauure paiſan d’Hollande, a celle du Miniſtre qui voudroit obeir a pareils ordres, ou a celle du Prince qui ſeroit contraint de les donner.

Lorsque le meſme auteur parle des alliez, il les ſuppoſe, pareillement, auſſi mechans qu’ils peuuent eſtre, & les affaires en telle extremité, qu’il faut perdre toute vne republique, ou rompre ſa parole a ceux qui ne la gardent qu’auſſi long tems qu’elle leur eſt vtile.

Mais, s’il a tort de faire des maximes generales de ce qui ne ſe doit pratiquer qu’en fort peu d’occaſions, il peſche en cela eſgalement auec preſque tous les Sts Peres & les anciens philoſophes, qui en font de meſme ; & ie crois que cela vient du plaiſir qu’ils prennent a dire des paradoxes, qu’ils peuuent apres expliquer a leurs eſcoliers. Lorſque cet homme icy dit qu’on ſe ruine, ſi on veut touiours eſtre homme de bien[5], ie croy qu’il n’entend point que, pour eſtre homme de bien, il faut ſuiure les loix de la ſuperſtition, mais cette loy commune, qu’il faut ſaire a chacun, comme on voudroit auoir fait[6] a ſoy : ce que les princes ne ſauroient preſque iamais obſeruer a vn particulier de leurs ſuiets, qu’il faut perdre toutes les fois que l’vtilité publique le requiert. Et puiſque, deuant vous, perſonne n’a dit que la vertu ne conſiſte qu’a ſuiure la droite raiſon, mais luy ont prejcrit quelques loix ou regles plus particulieres, il ne faut point s’eſlonner qu’ils ont manqué a la bien definir.

Ie trouue que la regle, que vous obſeruez en ſa preface[7], eſt fauſſe, parce qu’il n’a point cognu de perſonne clairuoyante en tout ce qu’elle ſe propoſe, comme vous eſtes, par conſequent qui, de priuée & retirée hors de l’embarras du monde, ſeroit neanmoins capable d’enſeigner aux princes comme ils doiuent gouuerner, comme il paroiſt a ce que vous en eſcrites[8].

Pour moy, qui n’en ay que le titre, ie n’eſtudie qu’a me ſeruir de la regle que vous mettez a la fin de voſtre lettre[9], en taſchant de me rendre les choſes preſentes les plus agreables que ie puis. Icy ie n’y rencontre point beaucoup de difficulté, eſtant en vne maiſon où i’ay eſté cherie depuis mon enfance & où tout le monde conſpire a me faire des careſſes. Encore que ceux la me detournent[10] quelques fois d’occupations plus vtiles, ie ſupporte aiſement cette incommodité, par le plaiſir qu’il y a d’eſtre aimé de ſes proches. Voila, Monſieur, la raison que ie n’ay eu plutoſt le loiſir de vous rendre conte de l’heureux ſucces de noſtre voyage, comme il s’eſt paſſé ſans incommodité aucune, auec la promtitude que ie vous ay dit cy deſſus[11], & de la fonteine miraculeuſe* dont vous me parlaſtes a La Haye.

Ie n’en ay eſté qu’vne petite lieue eſloignée, a Cheuningen, où nous auons rencontré toute la famille de ceans qui en venoit. M. l’Electeur m’y vouloit mener pour la voir ; mais puiſque le reſle de noſtre compagnie opinoit pour vn autre diuertiſſement, ie n’oſois point leur contredire, & me ſatisfaiſois d’en voir & gouter l’eau, dont il a diuerſes ſources de different gouſt ; mais on ne ſe ſert principalement que de deux, dont la premiere eſt claire, ſalée, & vne forte purge ; l’autre, vn peu blanchaſtre, gouſte comme de l’eau meſlée auec du lait, & eſt, a ce qu’on dit, rafraiſchiſſante. On parle de quantité de gueriſons miraculeuſes qu’elles font ; mais ie n’en ay pu apprendre de perſonne digne de foy. Ils diſent bien que ce lieu eſt rempli de pauures, qui publient auoir eſlé nés ſourds, aueugles, boiteux ou boſſus, & trouué leur gueriſon en cette fontaine. Mais puiſque ce ſont des gens mercenaires, & qu’ils rencontrent vne nation aſſez credule aux miracles, ie ne crois pas que cela doiue perſuader les perſonnes raiſonnables. De toute la cour de M. l’Electeur mon couſin, il n’y a eu que ſon grand Eſcuyer, qui s’en eſt bien trouué. Il a eu vne bleſſeure ſous l’œil droit, dont il a perdu la veue d’vn coſté, par le moyen d’vne petite peau, qui lui eſt venue deſſus cet œil ; & l’eau ſalée de cette ſontaine, eſtant appliquée ſur l’œil, a diſſipé ladite peau, tellement qu’il peut, a cette heure, diſcerner les perſonnes en fermant l’œil gauche. Outre qu’eſtant homme de complexion forte & de mauuaiſe diete, vne bonne purge ne luy pouuoit nuire, comme elle a fait a pluſieurs autres.

I’ay examiné le chiffre que vous m’auez enuoyé[12], & le trouue fort bon, mais trop prolixe pour eſcrire tout vn ſens ; & ſi on n’eſcrit que peu de paroles, on les trouueroit par la quantité des lettres. Il vaudroit mieux ſaire vne clef des paroles par l’alphabet, & puis marquer quelque diſtinction entre les nombres qui ſignifient des lettres & celles qui ſignifient des paroles.

I’ai icy ſi peu de loiſir a eſe-crire, que ie ſuis contrainte de vous enuoyer ce brouillon, où vous pouvez remarquer, a la difference de la plume, toutes les fois que i’ay eſté interrompue. Mais i’aime mieux paroiſtre deuant vous auec toutes mes fautes, que de vous donner ſuiet de croire que i’ay vn vice ſi eſloigné de mon naturel, comme celuy doublier mes amis en l’abſence, principalement vne perſonne que ie ne ſaurois ceſſer d’affectionner, ſans ceſſer auſſi d’eſtre raiſonnable, comme vous, Monſieur, a qui ie ſeray toute ma vie,

Voſtre tres affectionnée amie a vous ſeruir,
élisabeth.

Monſieur Deſcartes,

De Berlin, ce 30me de Septembre.


Page 520, l. 11. — « De 6 ans », c’est-à-dire en 1640. Élisabeth avait alors près de vingt-deux ans, étant née le 26 décembre 1618. Elle ſut toujours préoccupée du rétablissement de sa maison, et précisément, en 1640, parut à Leyde, chez les Elzeviers, un livre qui en exposait les revendications : Vindiciæ Causæ Palatina, sive assertio et deductio juris inviolabilis legitima successionis Serenissimi et Celsissimi Principis, Caroli Ludovici, Comitis Palatini ad Rhenum, sacri Romani Imperii archidapiferi et electoris, ducis Bavaria, etc., in Electoratum et Comitatum Palatinum, in ditiones, feuda, regalia, prærogativas et dignitates, in officia, munera et jura, in accessiones, et pertinentias connexas et cohærentes : eadem opera et occasione, cæterorum etiam in orbe christiano Regum, Principum, Imperiorum, tum jura successionum, tum formæ regiminis delibantur et declarantur. Autore Ioanne Ioachimo a Rusdorf, nobili Bavaro, consiliario Archi-Palatino. Anno Domini 1640, in-folio.

Page 521, l. 7. — Cap. 7 : Raccolte adunque tutte queste azioni del duca (Cesare Borgia, duca Valentino), non saprei riprenderlo ; anzi mi pare, come ho detto, di proporlo ad imitare a tutti coloro che per fortuna e con le armi d’altri sono saliti all’imperio.

Page 523, l. 5. Fontaine de Hornhausen. Voir la lettre CDLXI ci-après, du 29 novembre. Hornhausen est un village situé entre Oscherleben et Schoeningen, à 40 kilomètres environ au sud-ouest de Magdebourg (c’est-à-dire à 180 kilomètres de Berlin). C’est aujourd’hui un lieu sans importance ; mais les sources salines qu’on y trouve, eurent au xviie siècle une grande réputation ; elles furent surtout utilisées pendant la guerre de Trente Ans.

Page 523, 1. 8. « La famille de ceans » , c’est-à-dire l’électrice douairière de Brandebourg, Élisabeth-Charlotte, comtesse palatine, avec son fils, Frédéric-Guillaume, l’électeur régnant, et sa fille, Hedwige-Sophie, qui devint, pendant ces quelques années, l’élève de la princesse Élisabeth. Voir l’éclaircissement, p. 450 ci-avant.


  1. Voir ci-avant p. 492, l. 17.
  2. Lire celles la (vos lettres) m’apprennent.
  3. Le Prince de Machiavel. Voir p. 486, l. 3, et éclaircissement, p. 493.
  4. Lire celles (les maximes), comme plus bas, l. 16.
  5. Voir ci-avant p. 486, l. 28, et p. 490, l. 15.
  6. Lire : voir faire ?
  7. Page 402, l. 2.
  8. Lire eſcriués ?
  9. Page 492, l. 21.
  10. Lire : cela me detourne ? A moins que ceux-la ne se rapporte, par avance, à mes proches (ci-après, p. 523, l. 1).
  11. Page 520, l. 8.
  12. Voir ci-avant p. 493, note a.