Correspondance choisie de Gœthe et Schiller/1/Lettre 1

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1.

Lettre de Schiller. Il annonce à Gœthe la prochaine publication du Recueil des Heures, et sollicite son concours.
Très-illustre monsieur,
Très-honoré conseiller intime,

La feuille ci-jointe vous fera connaître le vœu d’une société qui est animée pour vous d’une admiration sans limites ; il s’agit d’un recueil périodique, et nous sollicitons pour lui l’honneur de votre collaboration sur la valeur et l’importance de laquelle il n’y a qu’une voix parmi nous. Si vous consentez, très-illustre monsieur, à soutenir cette entreprise de votre concours, votre résolution sera décisive pour un heureux succès, et c’est avec le plus grand empressement que nous nous soumettons à toutes les conditions que vous voudrez nous dicter.

MM. Fichte[1], Woltmann[2] et de Humboldt[3], se sont associés ici même, à Iéna, pour la publication de ce recueil ; et comme en vertu d’un arrangement indispensable, tous les manuscrits présentés devront être soumis au jugement d’un comité spécial, nous vous serions infiniment obligés si vous nous permettiez de vous demander, de temps à autre, votre appréciation sur quelques-uns de ces manuscrits. Plus la participation dont vous honorerez notre œuvre sera active et intime, plus cette œuvre aura de valeur aux yeux du public éclairé dont l’approbation a pour nous le plus d’importance.

J’ai l’honneur d’être avec le plus grand respect, très-illustre monsieur, votre très-humble serviteur et votre admirateur très-sincère.

Frédéric Schiller.
Iéna, 13 juin 1794.


LES HEURES[4].

Sous ce titre paraitra au commencement de l’année 1795, une feuille mensuelle, pour la rédaction de laquelle s’est formée une société d’écrivains connus. Elle comprendra tous les sujets qui peuvent être traités avec intérêt et dans un esprit philosophique, et sera par conséquent ouverte aux recherches philosophiques, comme aux productions poétiques et historiques. Tout ce qui ne pourrait offrir d’intérêt qu’aux savants ou aux lecteurs sans instruction, en sera exclu ; mais elle s’interdira surtout, et d’une manière absolue, tout ce qui a trait à la religion et à la politique. Son but est de procurer aux gens du monde des connaissances propres à former leur esprit, tout en ouvrant une voie aux savants pour la libre recherche de la vérité, et en facilitant l’échange fécond des idées. En s’efforçant d’enrichir la science elle-même par la valeur du fond, on espère, par l’agrément de la forme, élargir le cercle des lecteurs.

Au milieu du grand nombre de recueils de même nature, il peut paraître difficile de trouver des lecteurs, et après tant de tentatives malheureuses du même genre, il est encore plus difficile d’inspirer de la confiance. Les espérances des éditeurs du présent recueil sont-elles plus fondées ? c’est ce dont on pourra juger surtout par les moyens que l’on a su trouver pour atteindre le but.

La valeur intrinsèque d’une entreprise littéraire peut seule lui assurer auprès du public un succès durable, et d’autre part il n’y a que ce succès qui puisse donner aux fondateurs de l’entreprise le courage et la force de faire de sérieux efforts pour lui assurer cette valeur. La grande difficulté est donc que le succès devrait être déjà réalisé dans une certaine mesure, pour rendre possibles les dépenses sans lesquelles on ne peut songer à sa réalisation. Il n’y a qu’un moyen de sortir de ce cercle ; c’est qu’un homme entreprenant hasarde, sur la foi de ce succès problématique, autant qu’il est nécessaire pour le rendre certain.

Il ne manque pas, pour des recueils de ce genre, d’un public nombreux ; mais trop de journaux spéciaux se partagent ce public. Si l’on faisait le compte des abonnés de tous ces journaux, on en trouverait un nombre suffisant pour faire marcher l’entreprise la plus coûteuse. Ce nombre est à la disposition du journal qui saura réunir à lui seul les avantages que les autres se partagent, sans toutefois élever sensiblement son prix au-dessus du leur.

Chaque écrivain de mérite a dans le monde des lecteurs son cercle à lui, et le plus lu de tous n’a toujours que son cercle. La culture intellectuelle n’est pas encore poussée assez loin, en Allemagne, pour que l’ouvrage qui plaît à l’élite des lecteurs se trouve dans les mains de tout le monde. Mais que les meilleurs écrivains de la nation se réunissent dans une association littéraire, ils réuniront par là même le public précédemment divisé, et l’œuvre à laquelle ils prendront tous part, aura pour publie le monde des lecteurs tout entier. De cette manière on peut assurer à chaque écrivain tous les avantages que l’auteur le plus favorisé ne pouvait attendre que du cercle le plus étendu de lecteurs et d’acheteurs.

Un éditeur, à tous points de vue fait pour cette entreprise, vient de s’offrir à nous dans la personne de M. Cotta, libraire à Tubingue : il est prêt à commencer la publication dès qu’on aura réuni le nombre nécessaire de collaborateurs. Chacun des écrivains, auxquels on envoie cette annonce, est, par là même, invité à faire partie de l’association, et l’on espère avoir pris tous les soins nécessaires pour qu’il ne paraisse pas devant le public dans une compagnie indigne de lui. Mais comme l’entreprise n’est possible qu’à condition de réunir un nombre suffisant de collaborateurs, on ne peut autoriser aucun écrivain à ajourner son adhésion jusqu’après la première apparition du journal ; car on a besoin, avant de pouvoir penser à la publication, de savoir d’avance sur qui l’on peut compter. Mais dès que le nombre nécessaire de collaborateurs aura été atteint, on en instruira immédiatement chacun d’eux.

On est convenu qu’il paraîtra chaque mois une livraison de neuf feuilles, papier grand-raisin ; la feuille d’impression sera payée en or, à raison de … louis. Mais, en retour, l’auteur s’engage à ne livrer à la publicité aucun des écrits imprimés dans le journal, trois ans après leur apparition, à moins de leur avoir fait subir des changements importants.

On n’a sans doute à craindre des auteurs dont on espère le concours rien qui ne soit entièrement digne d’eux et du journal ; on a dû cependant décider, pour des motifs faciles à comprendre, qu’aucun manuscrit ne serait livré à l’impression, avant d’avoir été soumis à l’examen d’un comité spécial. MM. les collaborateurs se prêteront d’autant plus facilement à cette convention, qu’ils peuvent être assurés d’avance qu’on ne pourra mettre en question que l’opportunité relative de leurs articles par rapport au plan et à l’intérêt du journal. Ni le rédacteur ni le conseil ne se permettront jamais de leur chef aucun changement dans les manuscrits. Si quelque modification était nécessaire, il va de soi qu’on inviterait l’auteur à l’exécuter. La publication des manuscrits aura lieu dans l’ordre de réception, autant que cet ordre pourra s’accorder avec la variété des sujets nécessaire dans chaque livraison. Cette variété même exige qu’aucun écrit ne soit continué pendant plus de trois livraisons, et ne remplisse plus de soixante pages de la même livraison.

Les lettres et les manuscrits doivent être adressés au rédacteur en chef, qui en répondra à MM. les auteurs, et sera toujours prêt à leur en rendre compte, dès qu’ils le désireront.

Il est presque inutile d’avertir qu’on ne doit donner à ce programme aucune publicité.

Iéna, 13 juin 1794.
Frédéric Schiller.
Conseiller aulique et professeur à Iéna.

  1. Fichte, illustre philosophe allemand, disciple et successeur de Kant, né à Rammenau, dans la Saxe, le 19 mai 1762, mort à Berlin le 17 janvier 1814. Son principal ouvrage est la Doctrine de la Science (Wissenschaftslehre), publie en 1794. Fichte y professe un idéalisme absolu.
  2. Karl-Ludwig Woltmann, écrivain et publiciste allemand, né en 1770 a Oldenburg, mort à Prague en 1813 ; son ouvrage le plus remarquable est un roman, les Mémoires du baron de S…a ; il composa aussi une histoire de l’Allemagne dans la période saxonne.
  3. Guillaume de Humboldt, l’un des hommes d’État et des écrivains les plus distingués de l’Allemagne, né a Postdam (Prusse), en 1767, mort à Tegel (Prusse) en 1835. Il a écrit des considérations esthétiques sur le poëme de Gœthe, Hermann et Dorothée ; et il s’est fait connaître comme philosophe et philologue par ses travaux sur l’origine du langage, et son livre sur la diversité de la constitution des langues. Il a composé aussi un Essai politique sur les limites de l’action de l’État, le seul de ses ouvrages qui ait été traduit en français. Fort lié avec Schiller, il a échangé avec lui une correspondance pleine d’intérêt, qui a été publiée en 1830. Il ne faut pas le confondre avec son frère cadet Alexandre de Humboldt, savant illustre, auteur du Cosmos, né en 1769 à Berlin, mort en 1859 dans la même ville.
  4. Les Heures : c’est le nom du nouveau recueil ; le morceau suivant, joint à la lettre de Schiller, est le programme du journal, adressé à Gœthe, comme à toutes les personnes dont les éditeurs recherchaient le concours. ( Voyez p. 1.)