Correspondance choisie de Gœthe et Schiller/1/Lettre 23

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23.

Lettre de Schiller. Sur l’Idylle de Gœthe, Alexis et Dora, et sur Herder[1].
Iéna, le 18 juin 1796.

Votre idylle m’a, à la seconde lecture, ému aussi profondément, plus profondément même qu’à la première. Elle est certainement au nombre des plus belles choses que vous ayez faites, tant elle est pleine de simplicité, avec une insondable profondeur de sentiment. La précipitation impatiente de l’équipage resserre tellement le lieu de la scène pour les deux amants, et leur fait une situation si pleine d’angoisses et si grave, que ce court moment acquiert réellement la valeur de toute une longue vie. Il serait difficile d’imaginer un autre cas où la fleur de la poésie d’un sujet ait été cueillie avec tant de pureté et de bonheur. Pourquoi placez-vous la jalousie si près de l’amour, et laissez-vous la crainte dévorer si vite le bonheur ? Je ne puis me l’expliquer d’après ma propre manière de sentir, et je n’ai pourtant rien de satisfaisant à objecter. Je sens seulement que l’heureuse ivresse avec laquelle Alexis quitte son amante et s’embarque devrait durer toujours.

Le livre de Herder m’a fait à peu près la même impression qu’à vous. Seulement, comme c’est l’ordinaire pour ses écrits, il me fait perdre plus de ce que je croyais posséder qu’il ne me fait gagner du nouveau. Il tend sans cesse à unir, et rapproche ce que les autres séparent ; c’est ce qui fait qu’il détruit en moi plus qu’il ne met en ordre. Sa haine implacable contre la rime me semble aussi poussée trop loin, et je ne regarde pas comme suffisantes les raisons qu’il fait valoir à ce sujet. L’origine de la rime peut être vulgaire et antipoétique ; c’est possible ; mais il faut bien s’en tenir à l’effet qu’elle produit, et il n’y a pas de raisonnement qui puisse ôter à cet effet sa réalité.

Dans ses Confessions sur la littérature allemande, ce qui m’irrite, indépendamment de sa froideur pour le beau, c’est son étrange tolérance pour les œuvres les plus pitoyables. Il lui coûte aussi peu de parler avec estime d’un Nicolaï ou d’un Eschenburg[2] que des écrivains les plus considérables ; moi et Stolberg, Rosegarten et mille autres, il nous confond dans le plus singulier pot-pourri du monde. Sa vénération pour Kleist[3], Gerstenberg[4] et Gessner[5], et en général pour tout ce qui est mort et démodé, marche du même pas avec sa froideur pour tout ce qui est vivant.

Portez-vous bien. Ma femme vous fait ses meilleurs compliments ; sa santé est toujours au même point.

Schiller.
  1. C’est la réponse à une courte lettre de Gœthe, qui annonçait à son ami l’envoi de son idylle d’Alexis et Dora, et appréciait brièvement le livre de Herder (Lettres sur l’humanité).
  2. Eschenburg, né en 1743 à Hambourg, mort en 1820, auteur des Monuments de l’ancienne poésie allemande.
  3. Kleist (Christian-Ewald von), né en 1715 à Zeblin en Poméranie, mort à Francfort-sur-l’Oder en 1759, poëte de l’ancienne école, ami de Gleim. Il ne faut pas le confondre avec Henri de Kleist, le spirituel auteur de la Cruche cassée.
  4. Gerstenbers, né en 1737 à Tondern dans le Schleswig, mort à Altona en 1827, est surtout connu par sa tragédie d’Ugolin, dont il emprunta le sujet à l’Enfer de Dante.
  5. Gessner (Salomon), né à Zurich en 1730, mort en 1787, connu par ses Idylles, dont la principale a pour titre Daphnis.