Correspondance choisie de Gœthe et Schiller/1/Lettre 27

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27.

Lettre de Schiller. Suite de l’appréciation générale du Wilhelm Meister.
Iéna, le 9 juillet 1796.

J’ai pesé mûrement, et dans tout son entraînement, la conduite de Wilhelm au moment où il perd sa Thérèse, et je retire tous mes scrupules de l’autre jour. Elle est telle qu’elle doit être. Vous y avez fait preuve de la plus grande délicatesse, sans choquer le moins du monde la vérité du sentiment.

Si je vous ai bien compris, ce n’est pas sans intention qu’aussitôt après l’entretien sur l’amour et l’aveu que fait Nathalie de son ignorance de cette passion, vous la conduisez dans la salle du passée[1]. La disposition d’esprit que produit la vue de cette salle élève précisément au-dessus de toutes les passions ; le calme de la beauté s’empare de l’âme, et ce calme explique le mieux du monde comment la nature si aimante de Nathalie ne connaît pas l’amour.

Cette salle du passé unit d’une manière admirable le monde esthétique, le royaume des ombres, dans le sens idéal, avec le monde de la vie et de la réalité. D’ailleurs l’usage que vous faites partout des œuvres d’art les rattache parfaitement à l’ensemble. Ainsi on s’élance librement et joyeusement hors des bornes étroites du présent, et l’on s’y trouve agréablement ramené. Le passage du sarcophage du centre à Mignon et à l’histoire réelle est aussi du plus grand effet. L’inscription : pense à vivre, est admirable, d’autant plus qu’elle rappelle nécessairement le maudit : memento mori, et qu’elle en triomphe avec éclat.

L’oncle, avec ses étonnantes affinités pour certains corps de la nature, est très-intéressant. Il n’y a que de semblables natures pour avoir à la fois l’individualité si déterminée, et l’étendue de réceptivité que l’oncle doit posséder pour être ce qu’il est. Ses observations sur la musique, qui ne doit, suivant lui, parler qu’à l’oreille, sont aussi pleines de vérité. On ne saurait méconnaître que c’est dans ce caractère que vous avez mis le plus de votre propre nature.

Parmi tous les caractères principaux, c’est celui de Lothaire qui est le moins en relief, et cela pour des raisons tout objectives. Un caractère comme celui-là ne peut jamais se montrer tout entier dans le milieu par lequel le poëte agit. Il n’y a point d’action ou de parole qui puisse le révéler ; il faut le voir, l’entendre ; il faut vivre avec lui. Il est donc suffisant que ceux qui vivent avec lui soient unanimes dans leur confiance en lui, dans leur estime, et que notre attention soit attirée sur les sources où il a puisé ses qualités. Dans la peinture d’un tel caractère, vous laissez bien plus à l’imagination du lecteur que dans tout autre, et vous avez parfaitement raison ; car c’est un caractère esthétique ; il faut donc qu’il soit comme produit par l’esprit du lecteur, non pas arbitrairement, mais suivant les lois que vous avez eu soin de préciser. Comme il tient à l’idéal, cette précision des traits n’a jamais rien de trop rigoureux.

Le comte soutient fort bien son caractère ; c’est une bonne invention que de lui avoir fait causer le malheur du joueur de harpe par les dispositions si habiles qu’il a prises dans la maison. Avec tout leur amour pour l’ordre, de tels pédants ne peuvent jamais produire que le désordre.

Les mauvaises habitudes du petit Félix, sa manie de boire dans les bouteilles, qui amène plus tard un si grave résultat, appartiennent aussi aux idées les plus heureuses de votre plan. Il y en a beaucoup de ce genre dans le roman, et elles sont toutes fort bien trouvées. Elles unissent de la manière la plus simple et la plus naturelle l’insignifiant au sérieux, et réciproquement, et elles fondent ensemble la nécessité et le hasard.

Je me suis bien amusé de la triste métamorphose de Werner. Un tel Philistin[2] pouvait bien être soutenu quelque temps à une certaine hauteur par sa jeunesse et la société de Wilhelm ; mais dès que ses deux bons anges se sont évanouis, il devient, comme de raison, la proie de la matière, et arrive finalement à s’étonner lui-même d’être resté si loin en arrière de son ami. Cette figure contribue par là même à l’effet de l’ensemble, car elle explique et ennoblit le réalisme auquel vous ramenez votre héros. Celui-ci finit par se trouver dans une situation moyenne excellente, à égale distance du fantaisisme et du philistinisme, et en le guérissant heureusement de son inclination pour le premier vous ne l’avez pas moins mis en garde contre le second.

Werner me rappelle une erreur chronologique assez grave, que je crois remarquer dans le roman. Ce n’est sans doute pas votre intention de donner vingt et un ans à Mignon au moment de sa mort, pas plus que dix ou onze ans à Félix à la même époque. Le blond Frédéric ne doit pas non plus, à sa dernière apparition, avoir de beaucoup dépassé la vingtaine. Il en est cependant ainsi ; car, depuis l’engagement de Wilhelm avec Serlo jusqu’à son retour au château de Lothaire, il ne s’écoule pas moins de six années.

Voici une nouvelle lettre de Humboldt. Il dit beaucoup de choses vraies sur votre Idylle[3] ; mais il y a des passages qu’il ne me paraît pas avoir sentis de la même manière que moi. Ainsi l’admirable vers :

« Toujours, disait-elle doucement. »

ne me parait pas beau, non-seulement à cause du ton sérieux, qui se comprend de soi-même, mais encore parce que, dans ces quelques mots, le secret du cœur s’échappe tout entier d’un seul coup, avec ses conséquences infinies.

Les petites fautes qu’il relève se perdent dans la beauté de l’ensemble ; cependant on pourrait tenir compte de ses critiques, et les raisons qu’il allègue ne sont pas à dédaigner. Deux trochées dans le premier hémipentamètre ont quelque chose de trop traînant ; ses autres observations sont également justes. L’opposition entre l’un pour l’autre, et l’un à l’autre, a réellement l’apparence d’un jeu de mots, si l’on veut prendre les choses à la rigueur, et on est assez disposé à les prendre ainsi avec vous.

Adieu ; je vous ai écrit une véritable épître : puissiez-vous la lire avec autant de plaisir que je l’ai écrite.

Schiller.

  1. La salle du passé, salle allégorique décrite dans le cinquième chapitre du huitième livre de Wilhelm Meister
  2. Philistin : c’est te terme par lequel les Allemands désignent les esprits médiocres et vulgaires, incapables de s’élever au-dessus des préoccupations matérielles de la vie, et ne voulant pas souffrir que personne agisse autrement qu’eux sous ce rapport.
  3. Alexis et Dora