Correspondance choisie de Gœthe et Schiller/1/Lettre 26

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26.

Lettre de Schiller. Appréciation générale du Wilhelm Meister de Gœthe.
Iéna, le 2 juillet 1796.

Je viens de parcourir à nouveau les huit livres de votre roman ; et, si rapide qu’ait été ma lecture, le volume est si fort que c’est à peine si en deux jours j’en suis venu à bout. Je ne devrais rien vous écrire aujourd’hui, car la variété étonnante et inouïe que vous y avez cachée (c’est le mot) m’étourdit. Jusqu’à présent, je l’avoue, j’ai bien saisi la continuité de l’œuvre, mais je n’en aperçois pas encore l’unité ; je ne doute pas un instant que je n’arrive à la discerner avec une entière clarté ; car, dans les œuvres de ce genre, la continuité est déjà plus de la moitié de l’unité.

Vous ne pouvez, dans ces conditions, rien attendre de complétement satisfaisant ; mais puisque vous désirez que je vous fasse part de mes impressions, contentez-vous de quelques observations, qui ne seront peut-être pas sans valeur, parce qu’elles traduisent un sentiment immédiat. Je vous promets d’ailleurs que tout ce mois je ne tarirai pas en entretiens sur votre œuvre. Une appréciation sérieuse et vraiment esthétique de tout l’ouvrage est une grande entreprise, à laquelle je consacrerai avec joie les quatre prochains mois. C’est un des plus grands bonheurs de ma vie que d’avoir vu l’achèvement d’une telle œuvre, et de me trouver dans une période de mon existence où mes forces me permettent de puiser encore à cette source. Les nobles liens qui nous unissent me font comme un devoir religieux de faire de votre affaire la mienne, d’employer tout ce qu’il y a en moi de réelle puissance à reproduire, comme dans un pur miroir, le génie qui vit sous l’enveloppe de cette oeuvre, et de mériter ainsi, dans le plus beau sens du mot, le nom de votre ami. J’ai éprouvé bien vivement, en cette occasion, que le beau est une puissance ; que, même sur les esprits les plus égoïstes, c’est comme tel qu’il agit, et qu’en face de lui on ne garde d’autre liberté que celle de l’amour.

Je ne puis vous dire combien j’ai été frappé de la vérité, de la vie, de la simple abondance de votre œuvre. Mon émotion est encore un peu inquiète ; elle sera plus calme quand je m’en serai rendu maître, ce qui sera une crise importante pour mon esprit ; elle est cependant l’effet du beau, du beau seul ; l’inquiétude qui s’y mêle vient uniquement de ce que la raison n’a pas encore pu rattraper le sentiment. Je vous comprends maintenant, lorsque vous me disiez que le beau, le vrai, vous touchaient souvent jusqu’aux larmes. Calme et profond, clair et cependant incompréhensible comme la nature, votre ouvrage agit ainsi sur moi, et tout, jusqu’au moindre accessoire, révèle la belle égalité de l’âme d’où une telle œuvre est sortie.

Mais je ne puis donner encore aucune forme à ces impressions, et je veux m’arrêter encore au huitième livre. Comme vous avez bien réussi à resserrer le cercle des événements et des personnages, d’abord si large et si étendu ! C’est comme un beau système planétaire, où tout marche d’accord ; les figures italiennes seules, comme des comètes étranges, rattachent ce système à un autre plus grand et plus éloigné. Parfois aussi toutes ces figures, comme celles de Marianne et d’Aurélie, s’échappent du système et se détachent comme des essences étrangères, après avoir servi uniquement à donner à l’ensemble une impulsion poétique. Quelle belle pensée que d’avoir fait dériver tout ce qu’il y a de pratiquement extraordinaire, de terriblement pathétique dans la destinée de Mignon et du joueur de harpe, des monstruosités théoriques et des avortements de l’esprit, sans en rien imputer à la pure et saine nature. C’est au sein d’une absurde superstition qu’éclôt ce monstrueux destin qui poursuit Mignon et le joueur de harpe. Aurélie elle-même ne se perd que par ce qu’il y a en elle de contraire à la nature, par son caractère trop peu féminin. Envers Marianne seule j’aurais envie de vous accuser d’un égoïsme poétique ; je dirais presque qu’elle est sacrifiée au roman, tandis que sa nature voudrait qu’elle fût sauvée. Aussi fera-t-elle toujours couler des larmes amères, tandis que les trois autres laisseront l’esprit se détacher de leur personne pour ne considérer que l’idée de l’ensemble.

La mort de Mignon, quoique préparée, produit un effet très-puissant et très-profond, si profond même qu’il arrivera à plus d’un lecteur de trouver que vous l’abandonnez trop vite. Telle a été mon impression très-marquée à la première lecture ; à la seconde, la surprise ayant disparu, l’impression a été moins vive ; mais je crains que vous ayez ici dépassé le but de l’épaisseur d’un cheveu. C’est justement avant cette catastrophe que Mignon a commencé à paraître plus femme, plus tendre, et à intéresser par elle-même ; l’étrangeté un peu choquante de sa nature s’était effacée ; avec ses forces défaillantes s’était adoucie cette âpreté qui éloignait d’elle. La dernière chanson surtout invitait le cœur aux émotions les plus profondes. On est donc surpris, immédiatement après la scène saisissante de sa mort, de voir le médecin spéculer sur son cadavre et oublier si vite l’être vivant, la personne, pour n’y voir que le sujet d’une expérience scientifique ; on est surpris de voir que Wilhelm, qui est la cause de sa mort, et qui le sait bien, a, dans un tel moment des yeux pour la trousse du chirurgien, et peut s’absorber dans le souvenir des scènes passées, quand le présent devrait le posséder tout entier.

Quand vous seriez, en ce cas, resté dans la vérité et dans la nature, je ne crois pas que les exigences d’un lecteur « sentimental » soient satisfaites, et je vous conseille, pour ne gâter en rien l’impression d’une scène si bien amenée et si bien conduite, de tenir quelque compte de ces observations.

Sous cette réserve, je trouve admirablement beau tout ce que vous dites de Mignon vivante et morte. Surtout son poétique enterrement est bien en rapport avec sa pure et poétique nature. Son isolement, son existence mystérieuse, sa pureté et son innocence en font la personnification la plus chaste de ce degré de l’âge où elle se trouve arrêtée ; elle excite la tristesse la plus pure, la douleur la plus humaine, parce qu’il n’y a rien en elle que d’humain. Ce qui, dans tout autre personnage, serait inadmissible ou révoltant devient ici noble et sublime.

J’aurais vu volontiers l’apparition du marquis dans la famille motivée par quelque autre raison que son amour pour les arts. Il est trop indispensable au dénoûment, et le besoin que vous aviez de son intervention pourrait frapper les yeux plus que la nécessité intime qui l’amène. La belle ordonnance du reste de l’ouvrage a rendu le lecteur difficile, et lui suggère plus d’exigences qu’on n’en a d’ordinaire pour les romans. Ne pourrait-on pas faire de ce marquis une ancienne connaissance de Lothaire ou de l’oncle, et rattacher ainsi plus étroitement son voyage à la marche générale du roman ?

La catastrophe, comme toute l’histoire du joueur de harpe, excite le plus haut intérêt. J’ai déjà remarqué avec quel art vous avez rattaché cette destinée extraordinaire à une pieuse extravagance. L’idée du confesseur, qui fait d’une faute légère une énormité, pour faire expier ainsi un grand crime, sur lequel il se tait par humanité, est une invention admirable dans son espèce, et caractérise dignement toute cette manière de penser. Peut-être pourriez-vous raccourcir un peu l’histoire de Sperata[1], parce qu’elle se trouve à la fin, où l’on est plus pressé d’arriver au but.

Le fait que le joueur de harpe est le père de Mignon, sans que vous disiez rien expressément, sans que vous le rendiez trop visible au lecteur, produit d’autant plus d’effet. On fait cette remarque soi-même ; on se rappelle combien ces deux natures supérieures ont vécu l’une près de autre, et l’on jette un regard dans les profondeurs insondables du destin.

Mais je m’arrête pour aujourd’hui. Ma femme joint un billet à ma lettre, pour vous dire ses impressions sur le huitième livre.

Adieu, mon bien-aimé, mon vénéré ami ! Combien je suis ému en pensant que je trouve en vous, tout près de moi, ce que je cherchais et trouvais à peine auparavant dans le lointain des temps privilégiés de l’antiquité. Ne vous étonnez plus qu’il y ait si peu de gens capables et dignes de vous comprendre. Le naturel admirable, la vérité, l’aisance de vos peintures éloignent chez le commun des critiques toute idée des difficultés vaincues, de la grandeur de votre art ; et, pour ceux qui seraient en état de suivre le grand artiste, de comprendre les moyens qu’il met en œuvre, la puissance du génie qu’ils voient agir leur paraît si dangereuse pour eux-mêmes et si écrasante, elle met leur pauvre personnalité si à l’étroit qu’ils la repoussent loin d’eux avec violence ; mais au fond du coeur, et seulement de mauvaise grâce, ils vous rendent certainement l’hommage le plus éclatant[2].

Schiller.

  1. Sperata, l’héroïne d’un des plus touchants épisodes de Wilhelm Meister.
  2. Cette lettre, comme plusieurs des suivantes, n’a pas reçu de réponse directe de Gœthe ; le grand écrivain répondait à son ami en profitant de ses observations, et en corrigeant son œuvre d’après ses indications.