Correspondance d’Eulalie/Texte entier

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A Londres, chez Jean Nourse. M.DCC.LXXXV (p. v-168).

Correspondance d’Eulalie, Bandeau de début de chapitre
Correspondance d’Eulalie, Bandeau de début de chapitre

PREFACE

DE L’EDITEUR.


L’empressement avec lequel le Public a accueilli les lettres de Julie à Eulalie, où tableau du libertinage de Paris, m’a fait naître l’idée de donner un ouvrage complet ſur cette matière. En conſéquence, j’ai écrit à Mademoiſelle Eulalie pour lui demander ſi elle avoit d’autres lettres de ſes amies, qui puiſſent m’être utiles ; elle m’en a envoyé beaucoup : j’ai choiſi celles qui pouvaient remplir mon objet ; je me flatte que dans cet ouvrage que je donne maintenant, on aura un tableau parfait du libertinage de Paris. J’aurais déſiré trancher quelques endroits un peu crus, mais j’ai été forcé de les laiſſer ſubſiſter pour que rien ne manque au tableau.


Correspondance d’Eulalie, Bandeau de début de chapitre
Correspondance d’Eulalie, Bandeau de début de chapitre


LETTRES
DE
JULIE A EULALIE.

PREMIERE LETTRE.


Lettre de Mademoiſelle Julie.
Paris, ce 12 Avril 1782.


J’ai appris, ma chere amie, avec bien du plaiſir, ton arrivée à Bordeaux. Tu as été fort heureuſe de trouver dans la diligence un officier d’infanterie qui t’ait défrayée & donné dix louis. C’eſt un de ces événemens qui n’arrivent qu’une fois dans la vie ; car ordinairement ces Meſſieurs ne ſont pas riches.

Croiras-tu que, depuis ton départ, la Lebrun[1] a trouvé le moyen de me faire paſſer pour pucelle, & de vendre 50 louis ma prétendue virginité à un jeune homme uſé de débauches, qui a la manie des pucelages. Je lui fus préſentée comme une petite payſanne nouvellement arrivée de ſon village. Dès qu’on m’eut livrée à ſa diſcrétion, je n’omis aucune des ſimagrées d’uſage dans pareilles occaſions ; je pouſſai des cris perçans, je pleurai, j’égratignai : en un mot, j’ai joué mon rôle d’un air ſi naturel, qu’il m’a cru auſſi vierge que l’enfant qui vient de naître. Quoique ſon priape pliât à chaque inſtant & fût ſi foible qu’à peine en ſentois-je les coups, je gémiſſois profondément, je le ſuppliois d’avoir pitié de moi, de ne pas me déchirer davantage, que j’en mourrois s’il continuoit. L’amour-propre, qui aveugle toujours les hommes ſur cet article, lui fit croire qu’il avoit fait des efforts héroïques. Il étoit ſi content enfin, qu’il me donna cinq louis pour mes rubans.[2] Que nous ſavons bien tromper les hommes quand ils veulent l’être, & qu’ils ſont aſſez ſots de payer pour cela ! Donne-moi ſouvent de tes nouvelles. Ton amie pour la vie.

Lettre de Mademoiſelle Felmé.
Paris, ce 21 Avril 1782.


J’ai appris avec bien du plaiſir, mon cœur, ton arrivée à Bordeaux. Tu as été bien heureuſe en route. Il paraît que la fortune t’accorde ſes faveurs. Tâche d’en profiter, afin de jouir dans ta vieilleſſe du fruit de ton libertinage, & ne pas mourir à l’hôpital, comme quantité de nos conſœurs.

J’ai eu depuis ton départ quelques bonnes paſſades, & j’ai fait pluſieurs parties chez la comteſſe. L’été ſera dur à paſſer ; point d’étrangers, & tous les militaires à leurs régimens.

Je quitte vîte ma lettre ; voici une viſite qu’on m’annonce.

En vérité cela n’était pas la peine de me tant preſſer de quitter de m’entretenir avec toi, c’était un vieux qui m’a patinée pendant deux heures & de qui je n’ai pu faire dreſſer le priape, quoique j’aie uſé trois poignées de verges à le fuſtiger. Que je plains l’état de ces vieux impotans ! ils ont le diable au corps pour courir chez les filles. Hé ! qu’y font-ils ? rien, que les ennuier & leur faire gagner avec beaucoup de peine ce qu’ils leur donnent.

Ce vieux m’a conté que la Duverger eſt à Saint-Martin pour une diſpute qu’elle a eue avec la le Duc, chez Nicolet. Elle aurait peut-être évitée la priſon, mais elle a manqué à Vaugieu ; & voici comment. Il l’avait mandée & la le Duc auſſi. La Duverger voulut prendre un ton & s’emporter en propos. Vaugieu lui ordonna de ſe taire ajoutant que ſi elle ne finiſſait, il la fouterait en priſon.  ! répliqua-t-elle auſſi-tôt, ſi vous voulez, Monſieur, vous me ferez mettre en priſon, mais pour m’y foutre ceci autre choſe, vous êtes un trop vilain bougre. Le proverbe que toutes vérités ne ſont pas bonnes à dire eſt vrai. Adieu, mon cœur, donne moi quelque fois de tes nouvelles.

Lettre de Mademoiſelle Victorine.

Paris, ce 15 mai 1782.


Tu as été bien long-tems, ma bonne amie, à me donner de tes nouvelles, je craignais qu’il ne te fût arrivé quelque accident, ou que tu ne fus malade ; ne ſois plus ſi pareſſeuſe, dérobe quelques inſtans à tes plaiſirs pour t’entretenir avec des perſonnes qui penſent à toi & à qui tu es chère.

C’eſt toujours mon vieux, qui eſt milord pot-au-feu ; il ne me gêne guère, je peux faire des paſſades & j’ai mes nuits libres, car il n’oſe découcher à cauſe de ſa femme.

Mademoiſelle de *** fille de condition, croyant que le comte de *** ſon amant, l’épouſerait, a eu le malheur d’écouter ſon cœur, mais ce monſtre, quoiqu’elle porte dans ſon ſein le fruit de ſon amour, vient de l’abandonner pour épouſer une riche financière. Mademoiſelle de *** l’ayant appris, s’eſt noyée, avant elle a écrit à ſon père.

„ Quand cette lettre vous parviendra, mon père, je ne ſerai plus. Je n’ai pu ſupporter l’idée du déshonneur. J’ai immolé mon amour pour vous & pour la malheureuſe victime qui eſt dans mon ſein. Il eſt inutile de vous dire le nom du ſéducteur qui m’a trompée. Il s’était annoncé comme un époux, & j’ai eu aſſez d’égaremens pour ne pas voir le précipice où je me jetais : c’eſt un malheureux, qu’il faut abandonner à ſes remords, il eſt impoſſible qu’il n’en ait pas, ils déchireront ſon cœur ! j’étais de ſi bonne foi ! je l’aimais ſi tendrement ! ah ! mon père, puiſſiez-vous m’oublier, & ne pas maudire la mémoire de votre pauvre fille.

Depuis la mort de ſa fille, Monſieur de *** eſt à toute extrêmité, il ne tardera pas à la rejoindre. Ah ! ma bonne amie, ſi l’amour cauſe bien des plaiſirs, il cauſe auſſi bien des peines. Si j’avais été à la place de Mademoiſelle de ***, réſolue de me donner la mort, devant j’aurais brûlé la cervelle à mon perfide. Adieu.

Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Vendredi 17 Mai 1782.


J’ai été, ma chere amie, d’une partie de plaiſir à la maiſon de campagne du Duc de C***, à Mouceau. Nous étions huit, quatre hommes & quatre femmes. Après le ſoupé, nous avons paſſé dans un charmant boudoir entouré de glaces. Tout le monde s’eſt mis in naturalibus, (c’eſt ainſi que ces Meſſieurs appellent ſe mettre nu) ; enſuite nous étant groupé deux par deux, chacun dans une poſture différente, nous nous ſommes donné réciproquement un ſpectacle charmant. Jamais je n’ai eu tant de plaiſir. Après nos libations amoureuſes, nous avons danſé & fait mille folies juſqu’à cinq heures du matin. Jeudi nous devons recommencer une pareille ſcène ; je ſerois charmée que tu puiſſes être des nôtres. Comme ton beau corps y figureroit bien !

La femme de chambre que tu avois, & qui étoit entré chez la Urbain, vient de la quitter ; elle eſt venue me voir ce matin & m’a dit que ſouvent chez cette inſolente il n’y avoit pas de quoi dîner, depuis que le petit B…… eſt retenu à ſon régiment par ordre du Roi. Je verrai à la placer ; elle m’a chargé de t’aſſurer de ſon reſpect, elle te regrette beaucoup. Je finis, mon coëffeur entre & je ne puis le renvoyer. Je dois me rendre à quatre heures chez la Préſidente[3], tu devines aſſez pourquoi ; je t’en dirai davantage une autrefois. Ta chere amie pour la vie.

Lettre de Mademoiſelle Roſalie.
Paris, ce 20 Mai 1782.


Si je ne t’ai pas écrit plutôt, ma chere amie, c’eſt que j’ai été très malade. Je ne ſuis pas encore bien remiſe. Ce vilain amériquain m’a donné une cruelle maladie. Prends garde à eux, je t’en avertis. Algironi[4] prétend que dans peu je ſerai totalement rétablie ; je le déſire, mais je n’oſe m’en flatter ? ma figure eſt bien changée, moi ! qui n’avais jamais employé l’art pour relever l’éclat de mes charmes ; je vois qu’il faudra le faire ; cela me fait tant de peine : que quoique j’aye beaucoup gagné avec l’Amériquain, je voudrais ne l’avoir jamais connu.

Je te ſouhaite beaucoup de bonheur à Bordeaux, tâche d’avoir un armateur pour entreteneur ; ces gens-là gagnent prodigieuſement, l’argent ne leur coûte guère, c’eſt comme à un joueur à qui la fortune rit. On dit que maintenant les Demoiſelles ne ſont plus ſi ſoutenues que du tems du Maréchal de Richelieu, c’eſt un homme qui a bien aimé les femmes, & qui en a auſſi été bien aimé. Il peut dire aux lauriers de Mars, avoir joint les Myrtes de l’amour. Je déſire, ma bonne amie, que ta ſanté ſoit meilleure que la mienne.

Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Lundi 20 Mai 1782.


Que les hommes, ma chere amie, ont des goûts biſarres ! hier, chez la Préſidente, il m’a fallu fouetter pendant plus de deux heures un vieux Préſident, tandis qu’à genoux devant moi, il me gamahuchoit. A peine étoit-il parti, qu’il vint un Abbé dont le goût étoit auſſi ſingulier, quoique plus plaiſant. Après nous être mis nus tous deux, il m’a fallu marcher à quatre pattes par la chambre, pendant que l’Abbé me ſuivait dans la même attitude. Etant entré en rut après quelques tournées, ce nouvel Adonis ſe mit en devoir de m’enfiler en levrette, henniſſant comme un cheval qui va ſaillir ſa jument : J’allois éclater de rire, quand ſon inſtrument des plus long & d’une groſſeur énorme, qu’il pouſſoit & repouſſoit avec une force incroyable, m’en ôta le pouvoir. J’éprouvai dans ce moment les ſenſations les plus délicieuſes. Deux fois en un quart-d’heure je me ſentis arroſée de la liqueur céleſte. Que nous ſerions heureuſes, chere Eulalie, ſi tous les hommes qui ont des goûts fantaſques, nous dédommageoient de nos complaiſances par autant de plaiſir que l’Abbé a ſu m’en procurer ! Auſſi ai-je bien prié la Briſſeau de m’envoyer chercher quand il reviendroit. Je t’en ſouhaite autant à Bordeaux. Donne-moi ſouvent de tes nouvelles.

Lettre de Mademoiſelle Victorine,
Paris, ce 22 Mai 1782.


Depuis le 18, ma bonne amie, le Comte & la Comteſſe du Nord ſont ici ; ils ont été le 20 à la Cour ; que ce ſerait une bonne aubaine ſi on pouvait avoir une paſſade avec lui, mais il n’y a rien à faire, il eſt trop amoureux de ſa femme qui eſt bien jolie. J’ai prié N*** & S *** deux intrigans de la première eſpèce, de tâcher de me faire avoir quelques-uns des Seigneurs de la ſuite.

On eſt furieux contre le Comte de Graſſe, voici une chanſon qu’on vient de faire contre lui.

Air : Jardinier, ne vois-tu pas ?

Notre Amiral s’eſt rendu
De la meilleure grace,
C’eſt gagné plus que perdu
Français, de quoi te plains-tu ?
De grace, de grace, de grace.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
Pour qu’en de nouveaux combats,

Notre honte s’efface,
Anglais, armez votre bras,
Nous ne demandons pas de grace,
De grace, de grace, de grace.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur

Le Français mieux ſoutenu,
Saura vous faire face,
Il ne ſe croit pas vaincu,
Vous avez tout obtenu,
Par grace, par grace, par grace.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
En France, ſans agrément,

Il n’eſt rien qu’on ne faſſe,
Mais, tout bon Français conſent,
A ſe battre en ce moment,
Sans grace, ſans grace, ſans grace.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
Que le courage eſtimé,

Soit remis à ſa place,
Et ce pays préſervé,
De tout général nommé,
De grace, de grace, de grace.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
Prenez nos vaiſſeaux de rang,

Anglais, on vous le paſſe,
Mais, pour notre équivalent,
Gardez notre Commandant,
De grace, de grace, de grace.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur

Qu’on embaume à ſon trépas,
Son cœur dans une chaſſe,
Et que l’on écrive au bas,
Pomade molle au Cédras,
De grace, de grace, de grace.


Adieu, ma bonne amie, au plaiſir d’avoir de tes nouvelles, ſurtout, ſi tu mande que tu es heureuſe.

Lettre de Mademoiſelle Felmé.
Paris ce 25 Mai 1782.


Hier, mon cœur, j’ai fait un ſoupé avec ton petit eſpiegle[5], il m’a demandé de tes nouvelles, il était fort inquiet de ton départ, je lui ai donné ton adreſſe, il doit t’écrire dans peu. C’eſt toujours le même. Jamais il ne ſera rien, & finira miſérablement. Il vient encore de refuſer un excellent entreteneur, il veut être libre comme l’air.

Tu es ſurement mieux à Bordeaux qu’ici, où il n’y a pas de l’eau à boire. Depuis que je t’ai écrit, j’ai été peu occupée ; ce ſoir je fais un ſoupé avec un Ruſſe de la ſuite du Comte du Nord. Auſſi, je vais finir ma lettre, pour faire une ample toilette, afin de tâcher d’en faire la conquête pour le peu de tems qu’il a à paſſer ici. Porte-toi bien, mon cœur.

Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Samedi 25 Mai 1782.


Il eſt arrivé chez la Lebrun une bonne aventure. Un Monſieur très-brillant & en équipage y vient ; il demande une grande femme blonde. Auſſitôt on envoye chercher la Reneſſon. Elle ſe rend en toute diligence, mais juge quelle dut être ſa ſurpriſe quand elle reconnut ſon entreteneur, avec qui elle vivoit depuis un mois. Elle ne ſe déconcerta cependant pas pour cela, car prenant ſur le champ un ton de jalouſie, elle l’accabla de reproches & lui dit qu’ayant ſoupçonné ſes infidélités, elle l’avait fait ſuivre ; qu’inſtruite par ſes émiſſaires de l’endroit où il étoit, elle s’étoit empreſſée de venir l’y ſurprendre. Après s’être exhalé en longues plaintes de ce qu’elle avoit pris de l’attachement pour un homme qui ne le méritoit pas, elle ſortit en lui défendant de remettre le pied chez elle. Il lui a répondu, qu’il ſuivroit ſes ordres.

La Lebrun a été déſolée de cette aventure, & pour éviter pareille choſe à l’avenir, elle va faire percer une lucarne, de maniere que les demoiſelles pourront voir les perſonnes qu’on leur deſtine ſans être vues. Ton amie.

Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Mercredi 29 Mai 1782.


Ah ! ma chere amie, que les hommes ſont trompeurs ! Tu connois ce D*** que j’ai pour amant[6] depuis deux ans, & qui eſt cauſe que j’ai refuſé pluſieurs entreteneurs, & me ſuis bornée à faire des parties ; hé bien, je revenois hier de chez ma couturiere, lorſqu’en remontant à mon appartement, j’y entendis quelque rumeur. Curieuſe de ſavoir ce que ce pouvait être, je regardai par le trou de la ſerrure. Dieu ! qu’ai-je vu ? l’infâme D*** prêt à jouir de ma femme de chambre, qui, la gorge découverte & à demi renverſée ſur mon canapé, ſe défendoit ſi gauchement, qu’il étoit aiſé de voir que ce n’étoit que pour mettre un plus haut prix à ſa défaite. Je fis du bruit à la porte qui leur fit lâcher priſe, & j’entrai ſans dire un mot de ce que je venois de voir. L’après-dîné ma femme de chambre étant ſortie ſans ma permiſſion, j’ai pris ce prétexte pour la renvoyer. Quant à D***, je verrai à le congédier dès que j’en trouverai l’occaſion, ſi toutefois j’en ai la force, car tu ſais combien je l’aime. Ne t’attaches à perſonne, ma chere amie, ſi tu veux faire fortune, & ne ſuis pas l’exemple de ta malheureuſe amie.

Lettre de Mademoiſelle Roſimont,
Paris, ce 30 Mai 1782.


Comment, ma chere amie, tu es partie ſans en rien dire à ton petit eſpiegle. Tu m’as cauſé beaucoup d’inquiétude, & j’en aurois encore, ſi Felmé avec qui j’ai ſoupé, ne m’avoit donné de tes nouvelles. Crois-tu ? qu’à cauſe que je ne penſe qu’au tems préſent, & ſuis une ſans ſouci, je ne ſois pas capable d’amitié ? ah ! connois mieux mon cœur, il eſt ſenſible ; ſi la tête & le cul ſont débauchés, la faute en eſt aux dieux qui me firent ſi folle ; je ne te pardonnerai, ma chere amie, que ſi tu me donnes ſouvent de tes nouvelles ; pour moi je ne t’écrirai que quand j’aurai de bonnes aventures à te mander, une autre fois rends plus de juſtice à ton petit eſpiegle qui t’eſt attaché pour la vie.

Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Jeudi 30 Mai 1782.


A peine la lettre que je t’ai écrite hier étoit-elle partie pour la poſte, que Roſette eſt venue me voir & me conter ſa malheureuſe aventure avec le Chevalier de P… qui l’entretient depuis un mois ; il lui a donné une galanterie[7]. Amour ! ô toi dont les plaiſirs devroient faire partie du vrai bonheur en ce monde, comment n’as-tu pu garantir les plus zélés obſervateurs de ton culte, d’un poiſon qu’ils ne puiſent qu’aux pieds de tes autels ? Ce qu’il y a de plus malheureux pour la pauvre Roſette, c’eſt que le Chevalier ne veut pas convenir de ſes torts, & qu’il prétend que c’eſt die qui l’a trompé. En conſéquence il l’a quittée en lui donnant dix louis pour ſe faire guérir. Elle me charge de te demander ſi tu crois qu’elle puiſſe faire quelque choſe à Bordeaux. Si tu lui conſeilles d’y venir, dès qu’elle ſera guérie, elle vendra ſes meubles & ira t’y rejoindre. Réponds-moi le plutôt poſſible. Ton amie.

P. S. J’oubliois de te mander que j’ai pris ton ancienne femme de chambre qui n’étoit pas encore placée. Elle paroît charmée d’être à mon ſervice, j’eſpère que j’en ſerai contente.

Lettre de Mademoiſelle Felmé.
Paris, ce 4 juin 1782.


Le Marquis de S***, mon cœur, vient de faire une charmante rouvie. Tu ſauras qu’il y a à l’opéra une nouvelle figurante, nommée Joſephine, c’eſt vraiment un morceau de roi. Elle eſt avec une tante, qui a annoncée qu’on n’auroit les prémices de ſa nièce, qu’en lui faiſant un contract de douze cent livres de rente viagère, reverſible ſur Joſephine. Le Marquis s’eſt mis en tête de l’avoir ſans cela. Pour y parvenir, il engage de ſes amis à faire le notaire & le clerc ; enſuite, il ſe rend chez Joſephine, & joue le paſſionné ; la tante lui dit la condition, il ſe récrie ſur la ſomme, propoſe la moitié ; cela eſt inutile, on ne veut rien rabattre ; enfin il ſe rend, & demande à la tante quand on pourra paſſer l’acte afin d’en prévenir ſon notaire. Mais aujourd’hui, reprit-elle, il n’y a pas d’opéra, mendez-lui de venir ici à cinq heures, & vous, faites-nous l’amitié de dîner ici. Le Marquis demande du papier & écrit auſſi-tôt au prétendu notaire. En attendant l’heure de paſſer le contract, le Marquis voulut s’émanciper, mais la tante s’y oppoſa en diſant : rien j’uſqu’à ce que l’acte ſoit ſigné, après tout ce qu’il vous plaira je me retirerai, & vous laiſſerai le champ libre. A cinq heures & demie arrive le notaire avec ſon clerc, il commence par s’excuſer ſur ce qu’il n’a pas été exact à l’heure, mais qu’il a été retenu par une aſſemblée de créanciers : enſuite il vante beaucoup les charmes de Joſephine, puis il demande à la tante & à la nièce leurs noms & qualités, dicte le contract au clerc, après il le fait ſigner aux parties, & ſe retire. Alors le Marquis devient heureux, il paſſe la ſoirée & la nuit dans les bras de Joſephine ; le lendemain matin, il la quitte à dix heures, la tante & la nièce vont à une répétition d’opéra ; elles n’ont rien de plus preſſé que de vouloir raconter leur aventure ; mais quelle eſt leur ſurpriſe lorſqu’elles voyent que tout le monde le ſait, & qu’on a des doubles du contract : auquel on avoit ajouté des plaiſanteries. Elles reconnurent, mais trop tard, qu’elles avoient été jouées. La tante eſt furieuſe, & arracheroit volontiers les yeux au Marquis : pour Joſephine, elle ne fait qu’en rire, & quand on lui en parle, elle dit : ſi je n’ai pas eu du profit, j’ai eu bien du plaiſir. On a donné à la tante le ſurnom de Madame à la rente. Si l’on veut te faire des contracts, que ceci te ſerve de leçon. Ton amie.

P. S. J’oubliois de te mander que ma femme de chambre me quitte pour ſe marier ; j’en ſuis bien fâchée ; elle eſt bien fidelle, & n’augmente point les mémoires : j’aurai beaucoup de peine à trouver ſa pareille.

Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Mercredi 5 juin 1782.


J’ai fait ces jours derniers une partie au bois de Boulogne[8] où la Duverger étoit. J’ai bien juré, ma chere amie, que je n’irai plus nulle part où elle ſera. Elle s’eſt griſée & a fait mille horreurs. Comme ſon grand plaiſir eſt de battre, elle a voulu battre ceux qui étoient avec nous. Ils en ont ri d’abord ; mais voyant qu’elle frappoit trop fort, ils l’ont priée de ceſſer, en lui diſant que ſi elle ne finiſſoit, ils lui donneroient le fouet. Bien loin de les écouter, elle a recommencé de plus belle. Alors ces Meſſieurs lui tenant parole la fouetterent d’importance. Elle nous appeloit à ſon ſecours, mais nous nous ſommes gardés d’y courir, car le même ſort étoit réſervé à celle de nous qui auroit tenté de la défendre. Tandis qu’on la claquoit, elle faiſoit des juremens affreux, nous appeloit des bougreſſes, & nous accabloit de mille autres ſottiſes. Enfin ces Meſſieurs l’ayant laiſſée, elle s’eſt emparée des aſſiettes & de tout ce qu’elle trouvoit ſous ſa main, qu’elle faiſoit voler par la chambre ; en un mot, c’étoit une furie déchaînée. On s’eſt enfin jetté ſur elle pour l’arrêter. Nous profitâmes de ce moment, le Monſieur avec lequel j’étois venue & moi, pour nous eſquiver dans le bois. Nous l’y avons vu venir quelques momens après toute échevelée, ſa polonoiſe en lambeaux, elle avoit l’air d’une vraie bacchante. Nous nous ſommes cachés de crainte qu’elle ne nous voye. Tu m’avois ſouvent parlé de cette Duverger comme d’une dévergondée, j’avois peine à croire qu’elle le fût autant. Roſette attend avec impatience ta réponſe à ſon ſujet ; elle s’eſt miſe entre les mains d’Algironi. Ton amie pour la vie.

Lettre de Mademoiſelle Roſalie.
Paris, ce 7 juin 1782.


Algironi avoit raiſon, ma chère amie, je ſuis totalement guérie ; mais mes charmes n’ont plus leurs fraîcheurs. J’ai beſoin tous les jours d’une demi-heure de toilette ſecrète ; je penſerai long-tems à l’Américain.

J’ai fait connoiſſance d’un jeune homme de province qui eſt fou de moi. Il ſera ruiné avant peu. Il ne ceſſe de me faire des affaires[9] ; auſſi m’apporte-t-il journellement des montres, des pendules, des étoffes de toutes eſpèces. &c. Tant pis pour lui ; quand il n’aura plus rien, je le quitterai : c’eſt l’uſage.

Voici un bon mot d’un Allemand, qu’on a mis en vers.

Un Allemand, muſicien vanté,
Dans un concert, faiſoit crier merveille ;
Chaque auditeur, de plaiſir tranſporté,
Inceſſamment, lui diſait à l’oreille,
Divin ! divin ! ah ! c’eſt vraiment divin !
Plus altéré, que ſenſible au refrain,
Divin ! dit-il, où donc eſt la bouteille ?

Cela me rappelle une hiſtoire qu’on m’a racontée d’un Anglais, qui ne ſavoit encore que très-peu de français il entendoit dire que les jeunes gens de Paris avoient une vie fort courte. Oui, dit-il, cela être très-vrai, les jeunes gens de Paris avoir le vi fort court. Jamais je ne t’en ſouhaite, ma chère amie, que de longs & gros.

Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce lundi 8 juin 1782.


L’abbé Chatar[10], ma chère amie, doit me préſenter à un vieux Financier qui cherche une maîtreſſe. Si je pouvois lui plaire, je quitterais D*** & entrerois dans le chemin de la fortune. Quand l’entrevue ſera faite, je t’en donnerai des nouvelles.

J’ai vu hier ſur le Boulevard[11] une nouvelle débutante[12] nommée Joſephine ; elle eſt d’une beauté éblouiſſante. Tu dois juger qu’il faut que cela ſoit ; car nous autres femmes, ſoit foibleſſe, ſoit malignité, nous cherchons toujours à dépriſer celles à qui la nature a donné des avantages qu’elle nous a refuſés. Elle avoit avec elle une eſpèce de tante ou de mere. Le Marquis de Genlis la lorgnoit furieuſement. Il ſeroit dommage qu’un roué de ſon eſpece eût les premices d’une auſſi jolie fille. Il ne pourroit pas lui faire ſa fortune ; car il eſt ruiné depuis qu’on a aboli ſon tripot[13]. Adieu. J’attends de tes nouvelles avec impatience.

Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce lundi 10 juin 1782.


L’Entrevue avec mon vieux Financier ne m’a pas réuſſi. Il ne m’a pas trouvé de ſon goût. Il y a des hommes ſinguliers ! Il faudroit, je crois, que la nature formât tout exprès des femmes pour eux. Ils trouvent l’une trop grande, l’autre trop petite ; il faudroit qu’elle fut brune quand elle eſt blonde ; les yeux ne ſont pas aſſez langoureux, la bouche eſt trop grande, le pied n’eſt pas aſſez mignon, &c. &c. Ah ! qu’une fille eſt malheureuſe, ma chère amie, d’être ainſi ſujette aux caprices de ces Meſſieurs !

Tu ſais que la Raucours[14], Actrice de la Comédie françaiſe, eſt une fameuſe tribade. Hé bien, apprends qu’elle eſt auſſi maintenant Auteur dramatique. On a donné le premier Mars dernier une piece de ſa compoſition qui a pour titre, Henriette. Voici une chanſon qui a été faite à cette occaſion.

Air : recueil Mon pere étoit pot

Au théâtre on vient d’annoncer
Une piece nouvelle,
Qui doit peu nous intéreſſer,
C’eſt d’un auteur femelle :
C’eſt un hiſtrion,
Las du cotillon,
Qui prend un nouvel être ;
Son cœur eſt uſé,
Son goût eſt blaſé,
Son eſprit vient de naître.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
Il eſt connu par ſes exploits

Plus que par ſes ouvrages ;

Jamais le travail de ſes doigts
N’eut droit à nos ſuffrages.
Mais ce nouveau né,
D’un talent borné,
Surprendra s’il ne touche ;
Car l’auteur Raucours
Travaille toujours,
Mais jamais il n’accouche.

Je tâcherai d’aller voir cette piece dès que je le pourrai, ſi on la joue encore.

D’après ce que tu me marques, Roſette n’ira pas à Bordeaux. Il paroît que la guerre nous fait du tort par-tout. Puiſſe donc la paix ſe faire bientôt ! c’eſt le vœu que je ne ceſſe de former, ainſi que celui que tu ſois toujours en bonne ſanté. Ta ſincere amie.

Lettre de Victoire[15].
Paris, ce 12 juin 1782.


Mademoiſelle !

Je ſuis très-heureuſe ayant perdue une auſſi bonne maîtreſſe que vous, d’être entrée au ſervice de Mademoiſelle Julie ; comme vous lui écrivez ſouvent, je vous prie de m’y recommander, je ne négligerai rien pour qu’elle ſoit contente de mon ſervice. Si Mademoiſelle avoit beſoin de moi dans ce pays-ci, elle ſait que je ſuis à ſes ordres.

J’ai l’honneur d’être avec un profond reſpect,

Mademoiſelle,

Votre très-humble
& très-obéiſſante Servante.
Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce jeudi 13 juin 1782.


Hier, ma chere amie, la Comteſſe[16] m’a envoyé chercher pour ſouper avec un Baron Allemand. Que ces gens ſont ruſtres & groſſiers ! Je ne crois pas qu’ils aient jamais connu l’amour ; ou ſi ce petit dieu a jamais fait quelques voyages en Allemagne, les Grâces, qui l’accompagnent ordinairement & ſont ſes dames d’atours, effrayées ſans doute de la ruſticité des habitans de ce pays, l’auront abandonné aux frontières, & ſeront venu l’attendre en France. Ce qu’il y a de ſûr, c’eſt que ces lourds Seigneurs n’en ont pas la moindre idée. Que penſer donc des gens du bas étage ?

Figure-toi, ma chere amie, que dès que cet orignal me vit entrer, il débuta ainſi, parlant à la Comteſſe : „ Je ſuis grandement beaucoup content de ſon figoure, l’y ſera-t-elle complaiſante à moi ? „ Je n’ai pu m’empêcher de rire de ſa manière de parler. S’imaginant ſans doute que c’était du plaiſir que je me figurois d’avoir avec lui, il dit : „ Petit mamzelle être content de ce que moi prend elle. Ah ! le petit friponne, l’y affre vi tout te ſuite que moi être un pon la diable. Laiſſe-nous, Matame „. A ces mots la Comteſſe ſe retira & nous laiſſa ſeuls. La porte étoit à peine fermée que mon Baron, ſe précipitant ſur moi, m’accabla du poids énorme de ſon corps ; & ſans autre préambule, ſans dire un ſeul mot, me mit à même de gagner ſon argent. Après s’être ainſi brutalement ſatisfait, il m’a tracaſſée, maniée, retournée juſqu’au moment où l’on eſt venu dire que le ſouper étoit ſervi, ce qui, comme tu te l’imagines bien, m’a cauſé un double plaiſir ; car je commençois à m’impatienter furieuſement de toutes ſes manières. Pendant tout le tems que nous avons été à table, notre Allemand n’a ouvert la bouche que pour dire, après avoir pris de chaque plat le premier ; “ Prends le petit mamzelle „. (car il ne ſervoit perſonne) De tems en tems il diſoit : “ Vous l’y affre fait grantement plaiſir à mon perſonne. Moi revenir, & demander toujours vous. „ Enfin il a tant mangé & tant bu, qu’on a été obligé de le porter dans ſa voiture.

Quels ſots perſonnages que les Barons Allemands ! Nulles graces, nulle politeſſe. Je ne t’en ſouhaite pas, ma chère Eulalie ; ils payent mal & ne donnent aucun agrément. Vive les François pour le plaiſir, & les Anglois pour l’argent ! Adieu. Ta dévouée.

Lettre de Mademoiſelle Felmé.
Paris, ce 14 juin 1782.


J’avois bien raison, mon cœur, de te mander que je regrettois ma femme de chambre : depuis qu’elle m’a quittée je ſuis à la troiſième ; la première me voloit, la ſeconde avoit des amans à qui elle faiſoit boire mon vin, & qu’elle nourriſſoit à mes dépens. Je ne puis rien dire de celle que j’ai maintenant, elle n’eſt que de hier à mon ſervice.

Après t’avoir mandé mes malheurs, il faut que je te mande une aventure qui m’eſt arrivée hier. L’après dîné j’étois aſſoupie dans ma bergère, lorſque ma femme de chambre vint me dire qu’un Monſieur demandoit à me parler. J’ordonnai qu’on le fit entrer. Il ſe préſenta fort poliment, & débuta ainſi : „ Quoique je n’aie pas le plaiſir d’être connu de vous, je me ſuis flatté que vous trouveriez bon que je vienne vous voir. Vos charmes doivent vous attirer beaucoup d’adorateurs ; oſerai-je eſpérer que vous m’accorderez la grace que je vais vous demander : il y a dix louis à gagner ; „ je lui répondis, que je ſerois charmée de faire quelque choſe qui pût lui être agréable, pourvu que ce ne ſoit rien qui répugne à la nature. Hé ! de quoi s’agit-il ? „ c’eſt ſeulement (répliqua-t-il) de permettre que je jouiſſe de vous ; que nous nous mettions tous deux nus, & que vous mettiez ces éperons à vos talons pour m’en éperonner le derrière, ſans cela je ne pourrois parvenir au ſuprême bonheur „ : j’acceptai, & éperonnai mon homme de la belle manière ; car plus je redoublois, plus ſon priape prenoit de conſiſtance, & m’arroſoit de la céleſte liqueur : en une demi-heure, il a joui quatre fois. Cet homme, dans ſa jeuneſſe, doit avoir été un vigoureux compère ; il a l’air d’avoir cinquante ans. Avoue, mon cœur, que dans notre état, nous jouons ſouvent de plaiſantes ſcènes.

Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Mardi 18 juin 1782, à dix heures du ſoir.


Voici la copie d’une lettre que j’ai reçue ce matin.

“ J’ai eu, Mademoiſelle, le plaiſir de vous voir chez Nicolet ; je me ſuis informé qui vous étiez, on m’a aſſuré que vous aviez le cœur tendre. En conſéquence je vous ai fait ſuivre par un ſavoyard pour avoir votre adreſſe. Il a bien exécuté ma commiſſion ; c’eſt : ce qui me procure le moyen de pouvoir vous écrire. Je vous dirai donc tout franchement que je vous aime beaucoup, mais beaucoup ; que je meurs d’envie de mourir dans vos bras. Mais je ne ſuis pas riche, & je ne puis vous offrir grand’choſe, quoique vous ſoyez impayable. Mais ſi vous voulez m’accorder un entretien particulier d’une heure, je vous offre quatre louis, qui ſont tout ce dont je puis diſpoſer. Si cela vous convient, mettez oui ſur une carte, & donnez-la au porteur je vole auſſi-tôt dans vos bras.”

Je n’ai pu m’empêcher de rire de cette lettre. J’ai pris une carte ſur laquelle j’ai mis oui & la lui ai envoyée. Au bout d’un quart-d’heure eſt arrivé un franc campagnard ſortant du fond de ſa province, & parfaitement reſſemblant au Baron de Pourceaugnac. Son début a été de me donner ſes quatre louis & de me ſauter au cou, & ſans autre cérémonie il m’a jetté ſur ma bergere & s’eſt payé emplement ; car il n’a quitté priſe qu’après ſept aſſauts. Prenant enſuite ſon chapeau & ſa canne, il a gagné la porte & s’eſt eſquivé ſans rien dire. Il paroît qu’il eſt fort pour le phyſique de l’amour. Adieu : je vais me coucher. Ce provincial m’a fatiguée par ſes manieres, qui cependant ont leur mérite.



Lettre de Mademoiſelle Roſalie.
Ce 21 Juin 1782.


On dit, ma chere amie, que Monſieur le comte d’Artois va au camp de Saint-Roch ; ſurement c’eſt qu’on va prendre Gibraltar. Cela ſeroit fort avantageux pour nous, car on aſſure que cela feroit faire la paix et tu ſais que la guerre nous ruine. On trouve journellement dans les filets de Saint-Cloud des filles que la miſere force à ſe détruire.

Le provincial va toujours ſon train ; tant qu’il donnera il ſera bien reçu. Je finis, ma chere amie, il vient me prendre pour aller dîner au Bois de Boulogne.

Lettre de Mademoiselle Julie.
Ce Vendredi 21 Juin 1782.


Les exploits continus de M. de la Fayette ſont ici le ſujet de toutes les converſations. Parmi les différens morceaux de poéſie qui circulent à ſa louange, on remarque celui-ci dont un jeune Abbé m’a donné copie.

Le vertueux vainqueur d’Annibal & Cartage
Autrefois mérita le ſurnom d’Africain ;
Le brave la Fayette, auſſi grand, auſſi ſage,
D’un peuple ami reçoit celui d’Américain.
Pourſuis, jeune héros, Scipion à ton âge
Vainquit juſqu’à l’envie : elle ſe tait pour toi.
De nos fiers ennemis tu mérites l’hommage,
Le reſpect des Français & l’amour de ton Roi.

Je voudrois, chere Eulalie, qu’il fît de ſi belles actions, qu’il battît tant les Anglois, que ces derniers fuſſent enfin contraints à demander la paix ; car la guerre nous ruine entierement.

Il fait ici des chaleurs exceſſives. Je regrette bien qu’il ne ſoit plus poſſible de paſſer une partie de la nuit au Palais royal. Tu ſais qu’avant que la grande et belle allée du jardin de ce Palais fût abattue, on s’y promenoit l’été juſqu’à deux heures du matin. Il s’y donnoit même quelque-fois des concerts. Nous pouvions y aller chercher fortune et, à la faveur des ténebres, rendre de petits ſervices aux vieux paillards honteux. Le Duc de Chartres vient de nous enlever cette reſſource, et au Public cet agrément. Le tout, dit-on, par avarice ! A-t-il donc tant beſoin d’argent ? n’en a-t-il pas aſſez ? mais il ſemble que plus on en a, plus on veut en avoir.

Les demoiſelles qui ont été l’année paſſée à Spa s’en ſont ſi mal trouvées, que pas une n’y va cette année, tant on en eſt dégoûté. Les joueurs qui y ſont ne s’occupent que des cartes, les malades ne penſent qu’à leur ſanté ; de plus, les femmes honnêtes, qui ſouvent dérogent à leur qualité, y abondent et s’emparent du peu d’étrangers qui veulent s’adonner à l’amour. Adieu, chere amie ; il y a long-tems que je n’ai reçu de tes nouvelles.

Lettre de Mademoiſelle Victorine.
Ce 22 Juin 1782.


S’il y a un mois que je ne t’ai écrit, c’eſt que je n’avais rien d’intéreſſant à te mander. Voici une lettre du Préſident de S*** à Vaugieu, et la réponſe de celui-ci. Cela amuſe tout Paris.

„ Je vous demande juſtice, Monſieur, de la nommée Florival qui a donné une galanterie à mon Jockey. C’eſt un garçon charmant, dont les ſervices me ſont très-agréables ; la perte de ſa ſanté ne peut être punie que par le ſéjour d’un an à l’hôpital. Je compte que vous ferez votre devoir. ”

Réponſe de Vaugieu.

Monsieur !

„ Si vous me prouvez que c’eſt de deſſein prémédité que la nommée Florival a fait perdre la ſanté à votre charmant Jockey ; je la punirai comme elle le mérite. Mais je ne lui dois aucuns châtiments s’il a été la trouver et s’il a pris chez elle une maladie qui eſt devenue, comme vous le ſavez très-bien, un effet d’échange et de commerce. Il eſt des mers ſur leſquelles on ne peut voguer qu’après avoir pris la réſolution d’en affronter tous les dangers. En attendant votre réponſe, je vais m’occuper de la ſanté de la malheureuſe. Je vous conſeille de faire la même choſe pour votre Jockey. Si vous déſirez que ſes ſervices continuent de vous être agréables. Je me flatte que cette lettre vous convincra que je ſais remplir tous mes devoirs.

„ J’ai l’honneur d’être avec reſpect,

 „ Monsieur

„ Votre très-humble et
très-obéiſſant ſerviteur.

Il faut que le préſident de S*** ſoit fou d’avoir voulu qu’on mette la Florival à l’hôpital. Il ſe répent ſurement de la lettre qu’il a écrite à Vaugieu. Elle lui vaut le ſurnom de préſident au charmant Jockey. J’attends de jour en jour de tes nouvelles, il y a long-tems que tu ne m’en as donné.

Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Samedi 22 Juin 1782.


Ah ! ma chere amie, que je ſuis à plaindre. D**, mon amoureux, a eu une lettre d’exil de la police, à cauſe qu’il s’étoit aviſé de filouter un jeune provincial ; le coquin, avant de partir, m’a pris une montre et quelques autres bijoux, et eſt allé les mettre en gage au Mont-de-Piété. Par bonheur, il m’a laiſſé les reconnoiſſances : en même tems il y avoit joint une lettre pour excuſer ſon vol : en me diſant, qu’il n’avoit pas le ſol pour faire ſon voyage, et m’aſſurant qu’il m’enverroit une lettre de change dès qu’il ſeroit arrivé chez lui. Juge ſi je dois le croire : c’eſt un gaſcon, comme tu ſais. Ah ! je jure bien de n’avoir plus d’amoureux. Il m’a fait bien du tort. Que je te ſerve d’exemple, chere amie, et que mon malheur t’inſtruiſe. Adieu ! je ſuis au déſeſpoir.


Lettre de Mademoiſelle Felmé.
Ce premier Juillet 1782.


Comme tu aimes à chanter je m’empreſſe de te copier cette chanſon qu’on va venir me reprendre à midi, en me venant chercher pour aller dîner à St. Denis. Ne ſois plus ſi pareſſeuſe, tu m’inquietes.

Le ſouverain bien.
Air : Charmantes fleurs etc.

Zéphirs légers, qui, ſur le ſein de flore,
Volez ſans ceſſe et changez de lien,

Il eſt un bien plus doux cent fois encore ;
Et voir Jeannette eſt le ſouverain bien… Bis.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
Céphale aimé de la brillante Aurore

Au ſort des Dieux crût égaler le ſien.
Il eſt un bien plus doux, Jeannette, encore ;
Et vous entendre eſt le ſouverain bien… Bis.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
Belle Jeannette, un cœur qui vous adore,

Au ſort des Dieux peut préférer le ſien.
Il eſt un bien cent fois plus doux encore,

Plaire à Jeannette eſt le ſouverain bien… Bis.
Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur

Que manque-t-il à ce cœur qui l’adore ?
Je vois Jeannette, et même je la tiens.
Dieu ! il eſt donc un bien plus doux encore ?
Mais taiſons-nous ſur ce ſouverain bien… Bis.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
La voir, l’ouir, la tenir même encore,

Triple bonheur, oui, vous fûtes le mien.
Jeannette eſt ſage et l’amant qui l’adore

Peut tout attendre, hors le ſouverain bien… Bis.
Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
Lettre de Mademoiselle Julie.
Ce Lundi 1 Juillet 1782.


Mon ſilence depuis quelques jours vient de ce que je ſuis fort occupée avec un jeune homme qui débute dans le monde, et que j’ai attiré dans mes filets. Non-ſeulement il m’a retiré mes bijoux, mais encore, je lui ai accroché quinze louis, en faiſant venir, à l’heure qu’il étoit chez moi, un ami de mon laquais, comme un huiſſier, qui avoit un billet de moi, et pour lequel il venoit ſaiſir mes meubles à défaut de payement. Il m’en a coûté un louis pour cela et quelques larmes, car j’en ai verſé en feignant le déſeſpoir, lorſque le prétendu huiſſier a voulu ſaiſir. D’abord j’ai dit que j’allois envoyer en gage mes effets pour payer, que je ne voulois pas qu’il ſe génât pour moi. Plus je faiſois de difficulté de recevoir les quinze louis, plus il me preſſoit. Alors, voyant que je refuſois toujours, il s’adreſſa à l’huiſſier, lui donna l’argent et déchira le billet. Il m’a auſſi donné pluſieurs robes et quantité de chiffons[17] ; je n’ai pas beſoin de lui demander, mais ſeulement de déſirer. Je ne ſais pas encore trop ſon nom. C’eſt un jeune homme de qualité, à ce que je crois ; il vient toujours incognito. Mais qu’il continue ainſi tant qu’il voudra, pourvu qu’il finance, c’eſt le point capital. Il eſt aſſez vigoureux ; il m’a aſſuré que je ſuis la premiere femme galante qu’il voit ; il dit que c’eſt une femme de chambre de ſa mere (qui eſt ſortie de la maiſon) qui a eu ſon pucelage il y a trois mois. Adieu, mon cœur, porte-toi bien.

Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Mercredi 3 Juillet 1782.


J’ai été dîner hier chez Roſette, qui m’avoit invitée. En arrivant elle a débuté par me demander ſi je voulois gagner cinq louis. Je lui ai répondu que cela ne ſe refuſoit pas. Hé bien, m’a-t-elle dit, voilà le fait.

Il y a quelques jours qu’un vieux ſquélette, affublé d’une immenſe perruque, m’a accoſtée chez Nicolet, en me diſant : ma reine, vous êtes bien jolie, et je m’eſtimerois heureux de faire connoiſſance avec vous. Je m’en défendis le plus poliment poſſible ; mais, perſécutée par ſes demandes, je lui ai enfin permis de me venir voir. S’adreſſant alors à ma femme de chambre[18], à qui il gliſſa ſix francs dans la main, il lui demanda mon adreſſe. Il eſt venu en effet le lendemain chez moi et m’a fait mille amitiés ; enſuite il m’a propoſé dix louis, moyennant que je me prêterois à ſon goût, qu’il m’a dit être de voir deux femmes nues ſe donnant réciproquement du plaiſir. Il a ajouté que ſurement je devois connoître quelqu’amie qui ne refuſeroit pas de me ſeconder. J’y ai conſenti et lui ai donné parole pour aujourd’hui à quatre heures. J’ai penſé que tu te prêterois à cette plaiſanterie. Très-volontiers, lui dis-je. La ſoupe étant ſervie, nous nous mîmes à table.

Notre homme eſt arrivé à quatre heures préciſes. Il nous ſalua toutes deux de l’air le plus comique, puis, voulant galantiſer un peu, il vint nous ôter nos mouchoirs et tâter nos tetons. Nous le remerciâmes de ſa courtoiſie et achevâmes de nous dèshabiller. Lorſque nous fûmes nues, nous fîmes ſemblant de nous amuſer Roſette et moi ; auſſitôt le vieux paillard, déboutonnant ſes culottes, a étalé au grand jour un flaſque priape qui reſſembloit à du parchemin pliſſé ; enfin, après l’avoir patiné et ſecoué pendant deux heures, tandis qu’il examinoit toutes les parties de nos corps, qu’il couvroit de baiſers, il eſt parvenu à faire une aſſez courte libation. Il a beaucoup vanté la beauté et la blancheur de nos corps, et en nous remerciant de notre complaiſance, il nous a propoſé de recommencer la ſéance dans huitaine. Nous avons accepté, faute de mieux. Adieu, je finis, on m’annonce une pratique[19].

Lettre de Mademoiſelle Victorine.
Ce 6 Juillet 1782.


Tu ſais bien la jolie Luzzi des Français ; hé bien, ma bonne amie, elle eſt convertie et s’eſt retirée dans un couvent. Arnoult[20] a dit à ce ſujet : elle s’eſt fait ſainte la coquine des qu’elle a ſu que Jésus s’eſt fait homme.

Depuis quelque tems je ſuis peu employée par la comteſſe. Mais j’ai le Baron de Vidersbach qui m’occupe aſſez. Voilà trois jours de ſuite qu’il m’a fait faire des ſoupers avec des ſeigneurs de la cour. Cela m’a peu valu, car ce Baron eſt un Arabe, un juif, il n’eſt pas juſte dans les comptes ; de plus, il ne donne pas la moitié comme c’eſt l’uſage, mais ſeulement le tiers. Les tems ſont ſi durs qu’il faut bien en paſſer par où il veut.

Nous avons ici des chaleurs exceſſives ; je regrete bien le palais royal. Je vais quelquefois me promener aux champs Élyſées. Ils ſont aſſez fréquentés. Les paillards honteux commencent à y aller. J’en ai ſurpris un en flagrant délit… J’ai joué le rôle d’une femme honnête et je l’ai ſermoné ainſi que la pauvre créature qui l’obligeoit. Cela m’a divertit un moment. Adieu, ma bonne amie, quand ſerons-nous réunies !

Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Dimanche 7 Juillet 1782.


J’ai été ſamedi à St. Denis avec mon petit jeune homme ; nous avons dîné au Pavillon royal[21], où nous nous ſommes fort amuſés. De là nous avons été au Bois de Boulogne. Nous en revenions très-ſatisfaits l’un de l’autre, lorſque notre voiture a caſſé aux Champs Élyſées[22]. Il n’y a heureuſement eu perſonne de bleſſé ; mais hélas ! juge du guignon, dans le moment où l’on étoit empreſſé de nous tirer de la voiture, la mere de mon jeune homme a paſſé près de nous dans un ſuperbe caroſſe, avec trois laquais derriere. Il peut avoir été apperçu des gens de ſa mere ; il craint qu’on n’en parle à l’hôtel et que cela ne lui faſſe quelques hiſtoires. Je l’ai raſſuré autant que j’ai pu, en lui conſeillant de nier le fait. Il eſt très-embarraſſé et moi fort inquiète ; car je ſerois fâchée de le perdre, ſes manieres honnêtes m’attachent à lui. On a bien raiſon de dire que la vie eſt pleine de ſoucis.

On fait ici beaucoup de changemens à la redoute chinoiſe[23], qu’on ſe propoſe de rendre plus agréable que l’année paſſée. Il me tarde bien que la foire de St. Laurent arrive.

J’ai changé de femme de chambre et de laquais ; ils s’étoient amourachés l’un de l’autre, et afin de ſalir moins de draps, ils couchoient enſemble. Je le leur aurois volontiers paſſé, s’ils ne ſe fuſſent entendu pour me voler en groſſiſſant mes mémoires et en faiſant de doubles emplois. Je n’aurois pas cru cela de Victoire ſi on me l’avoit dit, il a fallu que je le voye pour m’en convaincre. On eſt ſouvent bien aveugle ſur le compte de certaines perſonnes, quand on en eſt coëffé. Adieu, ma chere amie.

Lettre de Saint Jean[24].
Ce 14 Juillet 1782.


Mademoiselle !

Vous m’avez promis à votre départ que ſi vous aviez beſoin d’un domeſtique vous m’écririez pour me rendre à Bordeaux. Cependant, Mademoiſelle, vous ne m’avez pas encore fait l’honneur de m’écrire. Je me flatte cependant que vous me tiendrez votre promeſſe, connoiſſant mon attachement pour vos intérêts, et ſachant que perſonne n’a plus de talents que moi pour tromper un entreteneur ; mentant, au mieux, ayant un front qui ne rougit jamais.

J’ai l’honneur d’être avec un profond reſpect

 Mademoiselle

Votre très-humble et
très-obéiſſant ſerviteur.
Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Lundi 15 Juillet 1782.


Je ne ſais ſi en travaillant quelque-fois à la propagation de notre pauvre eſpece, tu as jamais penſé bien ſérieuſement à remplir le premier but de la création ? J’en doute, et je t’avoue franchement que le ſeul plaiſir m’y a toujours porté, ſans beaucoup m’embarraſſer de l’intention du créateur. Un jeune clerc, me badinant l’autre jour ſur cet article, me montra des vers ſur la création qui m’ont beaucoup amuſée. J’ai fait le diable pour en avoir une copie, que je t’envoie.

LA CRÉATION DU MONDE,

Poëme en ſept chants.



INTRODUCTION.

De la création je chante les merveilles.
Sujet neuf. Ecoutez, ouvrez bien les oreilles.

Chant I.
Rien n’étoit, les brouillards ſe coupoient au couteau.

L’eſprit d’un pied divin étoit porté ſur l’eau ;
Il dit : je n’y vois goûte et créa la lumiere.
Dès-lors nuit et journée, et ce fut la premiere.


Chant II.
Il place au ciel les eaux qui tromberent ſoudain ;

Et dès le ſecond jour la pluie alla ſon train.

Chant III.
Il arrangea la mer en dépit des lacunes.

La terre produiſit. Ce jour fut pour des prunes.

Chant IV.
Le ſoleil auſſitôt obéit à ſa voix ;

Il diſpenſa les jours et régla tous les mois.
Enfin las d’allumer le ſoleil, ſur la brune
Le quatrième jour il fit luire la lune.

Chant V.
Bien ! très-bien, dit l’Eſprit, ce que j’ai fait eſt bon ;

Mais il nous manque encor volatile et poiſſon.

Peuplez-vous terre et mer ; que maître corbeau perche.
Et le cinquième jour l’Eternel fit la perche.

Chant VI.
Eh quoi ! les animaux n’auront donc pas de loi ?

Non, non, pour les manger, créons un petit roi.
Faiſons, ſemblable à nous, ce jeune gentilhomme.
Il fit ce ſouverain. C’eſt vous, c’eſt moi, c’eſt l’homme.
Quoi ! l’homme ſeul ? Eh non. De ſa côte il lui fit
De quoi le réjouir et le jour et la nuit.
Allez vous faire, allez, leur dit-il, ſans remiſe.
Et depuis leurs enfans y vont ſans qu’on leur diſe.


Chant VII.
C’eſt ainſi qu’en ſix jours l’univers fut bâclé,

S’enfila de lui-même et ſe trouva réglé.
Et l’Eſprit ſatisfait, toujours, toujours le même,
Comme dit Beaumarchais, ne fit rien le ſeptieme.

Je me ſuis occupée toute la matinée à tâcher de créer avec mon jeune homme. Nous avons paſſé pluſieurs heures agréables. On a bien raiſon de dire, que les novices, en fait de combats amoureux, ſont des héros. Il n’a rien tranſpiré chez lui de notre rencontre au petit cours. Il a dit aux laquais qui l’avoient reconnu, qu’ils s’étoient trompés, et tout a fini par-là. De jour en jour je l’aime davantage ; il ne ceſſe de me donner. Ce matin il m’a apporté une jolie bague faite de ſes cheveux ; ſon grand mérite eſt, qu’elle eſt entourée de diamants. Ah, qu’il ſait bien ſe conduire avec une femme ! Heureuſe celle qui l’aura quand il pourra diſpoſer de ſa fortune ! Adieu.

Lettre de l’Abbé Chatar.
Ce 19 Juillet 1782.


Je vous prie, ma chere Eulalie, de me mander ſi Roſe, qui eſt partie de Paris, eſt à Bordeaux. Il y a un Ruſſe qui m’a écrit pour la lui envoyer, ſi vous découvrez où elle eſt. Donnez m’en avis il y aura vingt-cinq louis pour vos peines. Je finis, ma chere Eulalie, en vous aſſurant que je vous ſuis toujours attaché et très-fâché que vous ne puiſſiez plus faire de partie chez moi. Tâchez, je vous ſupplie, de me donner des nouvelles de Roſe, Votre ami.

Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Samedi 20 Juillet 1782.


J’apprens avec bien du plaiſir, ma chere amie, que tu as pour entreteneur un vieux Conſeiller au Parlement. Ces Meſſieurs ſont exigeans, donnent peu de plaiſir ; mais au moins, on peut les tromper en ſécurité, attendu que dans le tems qu’ils ſont au palais on ne craint pas d’être ſurpris. La ſeule choſe, c’eſt qu’il faut que tu ayes de la conduite dans tes infidélités, et de prendre garde à ta ſanté. Sais-tu bien que dans le genre de vie que nous menons il faut une eſpece de conduite et avoir une tête bien organiſée ; en même tems ſavoir nous contrefaire pour paroître toujours gaies, quand même nous ne le ſerions pas. L’amour craint la triſteſſe et s’envole auſſitôt. C’eſt aſſez moraliſer : il faut que je te parle d’une partie que j’ai faite chez la Comteſſe. Nous étions quatre, deux femmes et deux hommes. Avant le ſouper, on s’eſt mis nu, et un des hommes (car ils ſavoient jouer tous deux du violon) jouoit des allemandes et danſoit avec nous. Quand ce petit manege eut duré une heure, un d’eux m’a priſe, et me couchant ſur un lit de repos, a tout de ſuite pénétré dans l’antre de Vénus. Mais quel a été mon étonnement, quand l’autre prenant un martinet a prié ma compagne de le fouetter pendant qu’il goûteroit du plaiſir italien avec ſon camarade. Quand cela a été fini, celui qui avoit goûté du plaiſir anti-phyſique a pris Roſalie et l’a portée ſur le lit de repos pour ſacrifier à l’amour ſelon ſon vrai culte. Auſſitôt l’autre me remettant le martinet en main m’a priée de faire comme avoit fait Roſalie, et a plongé le même dard, qui ſortoit de l’antre de la volupté, dans un endroit que la nature ne lui a nullement deſtiné. Je t’avouerai que je l’ai fouetté d’une belle maniere ; ſon derriere étoit bien arrangé. Après cette ſcene, qui m’avoit amuſée dans le commencement et qui a finie par me révolter, chacun s’eſt ſéparé. Pour moi, j’étois de fort mauvaiſe humeur, et j’ai très-mal paſſé la nuit. Mon réveil a été bien différent ; c’étoit mon jeune homme qui m’apportoit pluſieurs robes de taffetas des mieux choiſies ; il veut que je les faſſe faire tout de ſuite. Tu juges bien que j’y ai conſenti. La vie eſt un mélange de chagrin et de plaiſir. Adieu, ma bonne amie, je t’aimerai tant que je vivrai.

Lettre de Mademoiſelle Felmé.
Ce 25 Juillet 1782.


Tu ſais, mon cœur, que la Prieure et la Vermeille ſont deux fameuſes tribades. Elles vivent enſemble. Voici deux lettres de leur correſpondance, elles ſont la nouvelle du jour.


De Vermeille à Prieure.

“ Fatiguée des plaiſirs que je goûtai dans tes bras la nuit paſſée, à peine ai-je, mon cher cœur, la force de t’écrire ; le feu de tes baiſers circule dans mes veines, et tes brûlantes careſſes ſont encore préſentes à mon imagination ; délicieux momens ! pourquoi n’avons-nous pas aſſez de force pour vous prolonger ? Ce monſtre[25], que je ne regarde qu’avec horreur, et que la néceſſité me force à recevoir dans mon lit, doit ſortir à trois heures après-midi, tendre amie de mon cœur, profite de cet inſtant précieux ; viens dans mes bras, viens t’enivrer de toutes les délices de la volupté ; c’eſt dans mes careſſes que tu trouveras la ſuprême félicité ; Dieu !… quel raviſſement !… un doux tranſport m’égare… je te vois… c’eſt toi que je preſſe… que je baiſe… je ne puis plus écrire… je meurs.


Réponſe de Prieure.

„ Calme-toi, chere mimi, calme-toi. Je ſuis comme toi embraſée des feux de l’amour, et me laiſſe aller aux images enchantereſſes que m’offre ce dieu charmant ; mais il vaut mieux ſe ménager pour tantôt. Je te promets beaucoup de plaiſir, et je dépoſerai dans tes mains et dans ta jolie bouche des preuves ſenſibles du tranſport qui m’agite.

„ Ton joli petit chien ſe porte à merveille, après toi il eſt le ſeul objet que je chériſſe. Il n’eſt pas de plaiſir qu’il ne m’ait fait goûter ce matin[26]. Il eſt infatigable : à tantôt, Mimi.

En vérité ces lettres ſont bien tendres. L’amant et la maîtreſſe les plus paſſionnés ne s’écriroient pas autrement. Je n’ai jamais eſſayé du plaiſir que peuvent ſe procurer deux femmes. Vivent les hommes, Dieu les créa pour nous, et nous pour eux. Je ſuis ſûre, mon cœur, que tu penſes comme moi.

Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Jeudi 25 Juillet 1782.


Jeudi dernier j’étois allé chez Nicolet ; ma figure plut à un de ces êtres qui ne ſont ni ſéculier ni abbé, et qu’on peut en toute aſſurance appeller animaux amphibies. Mon gaillard crut que j’étois de ces demoiſelles qui viennent chercher qu’on leur paye à ſouper chez quelques traiteurs des boulevards, pour prix de leurs faveurs. Je ris en moi-même de ſon erreur, et réſolus de m’en amuſer. Après pluſieurs quolibets et un tas de fadeurs, que nous ſommes **accoutumées d’entendre, mon amphibie s’offrit de me donner à ſouper. Je lui dis, que je le voulois bien, pourvu qu’il aille le commander d’avance, afin qu’il fût prêt au ſortir du ſpectacle, étant obligée de rentrer avant onze heures du ſoir. Il me dit qu’il eſt à mes ordres, et court auſſitôt pour aller chez Bancelin[27]. Pendant ce tems-là je ſortis du ſpectacle. Je te laiſſe à penſer de l’étonnement de mon homme. A ſon retour, il aura été d’autant plus piqué, qu’il m’avoit donné un bouquet ſuperbe, et payé pluſieurs rafraîchiſſemens. Quand je l’ai conté à mon jeune homme, il en a beaucoup ri et m’a fort approuvée.

Je vais être libre d’ici à quelque tems, mon petit allant à la campagne, pour huit jours.

Hé ! comment menes-tu ton conſeiller ? Penſe à bien conduire ta barque, et à revenir ici couſue d’or. C’eſt ce que te ſouhaite ta ſincere amie.

Lettre de Mademoiſelle Roſalie.
Ce 3 Août 1782.


Comme j’étois à ma toilette voici, ma bonne amie, le billet qu’on m’a apporté de la part de mon jeune homme.


De l’hôtel de la force[28].

„ Il y a une heure que j’ai été arrêté ici pour une lettre-de-change de douze cents livres. Je vous prie, ma chere amie, de me les envoyer tout de ſuite. Je volerai dans vos bras vous en témoigner ma reconnoiſſance. Je ne ſerai pas longtems à m’acquitter envers vous, l’Echopier[29] doit me faire mes affaires de huit mille livres. Quoique ce ſoit un grand coquin, je retirai plus qu’il ne faut pour vous payer. „

Je répondis auſſitôt. Je ſerois charmée, Monſieur, de pouvoir vous rendre le ſervice que vous me demandez ; mais cela m’eſt impoſſible, ſi je n’avois une antipathie inſurmontable pour tout ce qui s’appelle priſon, j’irai vous conſoler et vous engager à ſupporter votre malheur avec fermeté ; perſonne ne vous étant plus attachée que moi.

Je me flatte que maintenant nous voilà brouillés. J’en ſerois charmée. Depuis quelque tems les cadaux n’alloient plus leur train. Il eſt à ſec. Quant au plaiſir il m’en donnoit peu n’étant nullement vigoureux. Ainſi maintenant cela ſeroit ni plaiſir, ni profit. Bon à mettre au rebut. Au moins paſſe quand on a l’un des deux. Heureux, lorſque les deux ſe trouvent enſemble ; mais maintenant c’eſt bien rare. Penſe à plumer ton Conſeiller.

Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Dimanche 4 Août 1782.


Ma chere amie, je ne reverrai plus mon jeune homme : voici la lettre que j’ai reçue de lui.

“ Ma bonne amie, mon cœur, ma bien-aimée, je ne ſais quel nom vous donner pour exprimer mon amour ; je ne vous reverrai de long-tems. Jugez de la peine que cela me cauſe. Le lendemain de notre arrivée à la campagne, ma mere me fit appeller le matin. Je me rendis dans ſa chambre. Ayant auſſitôt fait retirer ſes femmes, elle me parla ainſi : Monſieur, je ſais la vie que vous meniez à Paris. Quoi ! ſi jeune, donner dans le libertinage ! Eſt-ce là le fruit de la bonne éducation que vous avez reçue ? Comme je ne veux pas que vous vous perdiez, j’ai réſolu de vous faire voyager. M. de *** a la bonté de vouloir bien vous accompagner, tenez-vous prêt à partir dans trois jours. Enſuite, changeant de converſation, elle ſonna ſes femmes. Ce diſcours m’a conſterné. Je m’empreſſe de vous écrire afin que vous ne ſoyez pas inquiete de ne pas me revoir. Conſervez l’amitié que vous m’avez toujours témoignée, et croyez que, dès que je ſerai de retour, je revolerai dans les bras de la belle Julie que j’aimerai toujours et dont l’image ſera ſans ceſſe préſente à mon eſprit. Acceptez le billet de la Caiſſe d’eſcompte[30] que je joins ici comme une foible marque de mon amitié. Votre amant pour la vie. „

Ce contre-tems eſt affreux pour moi ; je lui étois réellement attachée et mes affaires alloient à merveilles. Ne pourrai-je donc jamais être heureuſe ? et ne verrai-je jamais que l’ombre de la félicité ? Ah ! ma chere Eulalie, que de traverſes dans la vie ! et qu’elle eſt ſemée d’épines ! Je t’embraſſe.

Lettre de Mademoiſelle Felmé.
Ce 15 Aouſt 1782.


Lundi dernier, mon cœur, la Préſidente me fit dire de venir chez elle à neuf heures du ſoir pour y ſouper et coucher. Je me rendis à ſes ordres. Juge de ma ſurpriſe de voir en arrivant un homme de cinquante à cinquante-cinq ans, qui était en jaquete avec un bourlet comme un enfant de trois ans, et qui dit à la Préſidente, Maman, eſt-ce la bonne que vous me donnez ? Oui, répliqua-t-elle, et ſe tournant de mon côté, elle me dit : “ Voici mon fils, Mademoiſelle, je vous le confie, ayez-en bien ſoin, c’eſt un petit vaurien ; mais il n’y a qu’à le bien fouetter ; voici des verges et un martinet, ne l’épargnez pas, paſſez dans cette chambre avec lui. „ Alors je ſortis avec mon grand enfant qu’il m’a fallu fuſtiger pendant plus de deux heures, pour qu’il parvint à faire une petite libation ; enſuite nous avons ſoupé, à une heure nous nous ſommes couchés, la nuit a été employée à dormir ; mais le matin il m’a fallu recommencer la ſcène de la veille. Avoue, mon cœur, qu’il y a des hommes qui ont des goûts bien baroques, et auxquels il eſt impoſſible de rien concevoir. Il ſeroit à ſouhaiter que M. le Comte de Buffon, ſi célèbre naturaliſte, voulut nous en donner l’explication.

Je ſuis bien mécontente de toi, il y a long-tems que tu ne m’as écrit, ton Robin ne doit pas tant t’occuper ; j’imagine bien que tu ne lui es pas trop fidelle. On peut aiſement attraper ces ſortes d’entreteneurs, il ſont ordinairement réglé comme un papier de muſique ; mais penſe à te ne pas laiſſer ſurprendre, comme il t’eſt arrivé avec le Marquis de ***. Au moins tire-t’en de même ; je n’ai de la vie connu de femme plus effrontée que toi ; c’eſt une qualité eſſentielle dans notre état. Hélas ! j’ai le malheur de ne pas l’avoir, un rien me déconcerte. Penſe, je te prie, mon cœur, à me donner de tes nouvelles.

Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Samedi 17 Aouſt 1782.


J’ai été, ma chere amie, à l’ouverture de la redoute Chinoiſe. On l’a réellement embellie : le Comte de *** m’a remarquée et me trouve ſort de ſon goût. On dit qu’il eſt brouillé avec ſa maîtreſſe. S’il vouloit me prendre, cela me feroit une bonne affaire pour moi. On le dit peu exigeant et facile à tromper ; ce ſont deux grandes qualités, et rares à rencontrer dans la même perſonne. Au reſte, il y avoit beaucoup de femmes et peu d’hommes à la redoute, et une quantité conſidérable de bourgeois et de bourgeoiſes. Morel et Henriette y étoient auſſi ; comment ſe ſont-elles raccommodées, après la ſcène qu’elles ont eue enſemble ? Ste. Lucie étoit la plus brillante ; un jeune provincial la ſuivoit et ne la quittoit pas d’un pas. Il y a eu une contredanſe par Laurette, Flore, Roſe et Violette. Peixoto[31] y étoit, apparemment pour chercher de l’un et de l’autre ſexe. L’abbé Chatar et ſes aſſociés y faiſoient triſte figure, il n’y a pas de l’eau à boire pour eux depuis la guerre. La Groſſet y étaloit ſes gros appas uſés ; elle avoit avec elle une jeune fille qui n’étoit pas mal. C’eſt gauche de s’accoupler avec de ſi jolies femmes, ayant des prétentions. J’allois ſortir, ma chere, quand mon amphibie de chez Nicolet m’ayant reconnue m’a accoſtée, en voulant me quereller ; mais j’ai fait l’étonnée, et j’ai ſi bien joué mon rôle, qu’il a réellement cru s’être trompé et m’a fait des excuſes. Je regrette bien que tu ne ſois pas ici pour m’accompagner ; j’avois avec moi Reneſſon, ce grand ſquelette ; ſans vanité, je n’ai pas peur qu’elle m’enleve perſonne. Adieu, mon cœur.

Lettre de Mademoiſelle Roſalie.
Ce 19 Aouſt 1782.


Depuis, ma chere amie, que j’ai refuſé les douze cents livres à mon jeune homme, je n’ai plus entendu parler de lui, ce qui me fait grand plaiſir.

Ce matin vers les onze heures on me dit qu’un jeune homme demandoit à me parler. J’ordonnai de le faire paſſer dans mon ſallon, où je fus le joindre après avoir examiné ſi j’étois préſentable. — “ Excuſez ma démarche, me dit-il, de venir vous voir ſans en être connu ; mais j’ai la plus grande envie de poſſéder autant de charmes que vous en avez ; j’eſpere que vous ne me refuſerez pas. „ En même tems il mit ſur ma cheminée une bourſe pleine d’or, et vole me donner un baiſer plein de feu, en m’entraînant ſur mon Sopha. Alors il ſe mit à examiner toutes les parties de mon corps, et à les couvrir de baiſers brûlans. J’attendois à tout moment une plus grande jouiſſance, et je croyois que ce qu’il faiſoit n’étoit que pour s’exciter. Je voulus lui donner des ſecours ; mais grand Dieu ! quel fut mon étonnement, lorſque je découvris que c’étoit une femme. Je me mis en colere ; mais ſe précipitant à mes genoux : “ Ah ! de grace chere Roſalie, me dit-elle, ne m’empêchez pas d’être la plus heureuſe des mortelles. „ Envain je voulus reſiſter ; mais elle m’avoit fait éprouver de bien douces ſenſations, et j’étois très-curieuſe de voir le dénoument de cette ſcène, je me radoucis, elle me pria de me ſervir de mes mains à ſon égard, et ſe précipitant ſur moi, elle mit ſa langue dans l’antre de la volupté. Ah ! Dieu avec quelle dextérité elle en parcouroit toutes les parties. J’eus un plaiſir inexprimable, auſſi lui remplis-je pluſieurs fois la bouche de la liqueur qui nous donne la vie. Pour elle, elle innonda mes mains. Après une heure de cet exercice elle ceſſa. Nous étions extrêmement fatiguées : elle me pria de lui faire donner du chocolat. En déjeunant je lui marquai ma ſurpriſe de ſon goût étant auſſi jolie qu’elle l’eſt. „ Ah ! me répliqua-t-elle, ſi vous ſaviez mon hiſtoire votre ſurpriſe ceſſeroit. „ Cela piqua ma curioſité et je l’engageai à me la dire, elle ſe fit un peu prier, mais enſuite elle céda à mes déſirs et me raconta les aventures, comme je te les tranſcris.

“ Je ſuis (me dit-elle) la fille d’un riche négociant de Lyon ; mon pere s’occupoit de ſon commerce, et ma mere me donnoit tous ſes ſoins. Hélas ! pour mon malheur le ciel me l’enléva que je n’avois encore que treize ans. Je la regrétai bien ſincérement : que depuis j’ai donné de larmes à ſa mémoire !

„ Il y avoit deux ans que j’avois perdu ma mere, lorſque mon pere me mena à un bal que donnoit un de ſes amis. L’aſſemblée étoit nombreuſe et des plus brillantes. Comme la nature m’a douée de quelques agrémens, et que j’étois miſe avec la plus grande élégance, en arrivant je fis ſenſation et tous les regards ſe fixerent ſur moi. C’étoit à qui danſeroit avec moi, en un mot, toutes les attentions étoient pour moi. Mon amour propre fût flatté d’une telle préférence, et je ne voyois pas ſans plaiſir le dépit que cela cauſoit aux femmes. Le Marquis de *** fut le plus empreſſé auprès de moi. C’étoit un jeune homme de vingt-cinq ans d’une taille au-deſſus de la médiocre ; d’une figure charmante, ayant des yeux vifs et plein d’une feinte tendreſſe qui ſavoit ſéduire : qui plus que moi a connu le pouvoir de leurs charmes ! je n’avois pas encore ſenti mon cœur ; mais il me parla auſſitôt. Un feu brûlant s’empara de mes ſens, je jettois ſans ceſſe les yeux ſur le marquis, ſi les miens rencontroient les ſiens, je les baiſſois, et une rougeur ſubite s’emparoit de mon viſage : mais bientôt ils étoient occupés à le rechercher. Je me retirai du bal brûlante d’amour, et l’image du Marquis, gravée dans mon cœur, et de la nuit il me fut impoſſible de fermer l’œil, j’étois dans une agitation continuelle, et je revis le jour avec inquiétude. La matinée me fut inſupportable ; j’étois conſumée par un feu dévorant : Hélas, pour mon malheur, quand je deſcendis pour dîner, je trouvai le Marquis, qui était venu voir mon pere ſous prétexte de fourniture pour ſon Régiment, et avoit été engagé à reſter. Il me combla d’éloges et me dit qu’il ſe félicitoit beaucoup d’avoir danſé avec moi, et ne l’oublieroit de la vie ; mais ce qui en diſoit davantage, étoit le langage expreſſif de ſes yeux. En ſortant de table il me gliſſa un billet dans la main, ſans que perſonne s’en apperçût, me diſant du ton le plus tendre que ſon ſort dépendoit de moi. Je fis la folie de le prendre. Dès que je fus rentrée dans mon appartement, je dévorai ce fatal billet ; il étoit écrit avec de feu ; le Marquis m’aſſuroit du plus violent amour, et que ſes vues étaient légitimes. Il me prioit de lui faire une réponſe, et m’indiquoit le moyen de la lui faire parvenir en la jettant par ma fenêtre, lorſqu’il viendroit à onze heures me donner une ſérénade ; afin que je puiſſe ouvrir ma croiſée, ſous le prétexte de mieux entendre la muſique.

„ Je n’aurois jamais dû répondre ; mais à mon âge, ſans expérience et brûlante d’amour étois-je capable de réflexion, et pouvois-je imaginer qu’il eſt des barbares qui ſe jouent de l’honneur et de la vérité, je lui marquai que je m’eſtimerois très-heureuſe ſi j’étois unie à l’homme qui ſeul pouvoit faire mon bonheur. Dès ce moment le Marquis ne négligea rien pour ſe lier avec mon pere, et par ſes ſoupleſſes il en gagna la confiance et l’amitié. Je le voyois preſque tous les jours, et mon amour ne faiſoit qu’augmenter. A prix d’or, le Marquis ſéduiſit ma bonne et obtint qu’elle lui feroit avoir un tête-en-tête avec moi. La vue inopinée de mon amant fit une telle ſenſation ſur moi que je m’évanouis. Il me retint dans ſes bras, et le monſtre profitant de mon état me ravit l’honneur. Le plaiſir me faiſant revenir à moi, l’état dans lequel je me trouvai ne me laiſſa aucun doute de ce qui venoit d’arriver ; je fondis en larmes ; mais je n’avois pas la force de me plaindre, chériſſant mon vainqueur, je laiſſai ſeulement échapper quelques ſoupirs, et des mots entrecoupés : mais le Marquis ſût ſi bien faire par ſes proteſtations et ſon langage ſéducteur que je lui pardonnai. Un tendre baiſer fut le ſceau du raccommodement.

„ Depuis ce moment, le Marquis venoit paſſer une partie des nuits avec moi. Envain je le preſſois de parler à mon pere pour nous unir ; mais toujours il éludoit ſous de vains prétextes, et j’étois aſſez bonne que de le croire. Enfin nos jouiſſances me procurerent un état qui ne laiſſoit plus la poſſibilité de reculer notre établiſſement. Je le dis au Marquis, qui me promit que dans quelques jours il en parleroit à mon pere, n’attendant pour cela qu’une lettre de Paris. Mais quel fut mon étonnement, lorſque le lendemain mon pere me dit, que le Marquis étoit venu de grand matin prendre congé de lui partant pour ſon Régiment, et qu’il l’avoit chargé de me faire ſes adieux, je penſai me trouver mal. Auſſitôt après le dîné, je remontai à mon appartement et fis part à ma bonne du départ du Marquis. Elle me raſſura, en me diſant, que ſans doute c’étoit pour affaire preſſée, que je n’avois rien à craindre de ſa tendreſſe. On croit aiſément ce qu’on déſire ; mais diſois-je en moi-même pourquoi ne m’a-t-il point écrit. Enfin j’avois paſſé quatre jours dans les plus cruelles alarmes, lorſque ma bonne me remit une lettre du Marquis. Il me marquoit que ſa famille ayant diſpoſé de lui, il ne pouvoit jamais m’appartenir, que je n’euſſe rien à craindre de ſon indiſcrétion. Que quant à l’état où j’étois, il donneroit à ma bonne tout ce qu’il faudroit pour qu’on ignore mes couches et qu’il ſe chargeroit de l’enfant. A peine eus-je lu cette lettre que je tombai évanouie, ma bonne eut toutes les peines du monde à me faire revenir. Une fievre brulante s’empara de mes ſens. Hélas ! elle mit fin à mon martyre. Je fis une fauſſe couche, et grâce à ma bonne, perſonne n’en ſut rien. Ma jeuneſſe et la force de mon tempéramment me rappellerent à la vie, quoique j’aye été prête à deſcendre au tombeau. Ma convaleſcence fut des plus longues, je devins mélancolique, et pris la plus grande antipathie pour les hommes. Cela fut même juſqu’au point de diminuer l’amitié paternelle. Je pris la réſolution d’aller au couvent. J’en demandai la permiſſion à mon pere. Il m’en marqua ſa ſurpriſe, en diſant qu’il cherchoit à m’établir. Je l’aſſurai que je n’avois nulle envie de me marier, prétextant ma grande jeuneſſe. Enfin, perſécuté par mes prieres, mon pere conſentit à ce que je fuſſe au couvent et me mit à l’abbaye de ***. Là éloignée des hommes, je recommençai à prendre mon enjouement. Je me liai étroitement avec ſœur Dorothée. Notre amitié prit ſa ſource dans ſa grande averſion pour un ſexe, dont comme moi elle avoit été le jouet. Mon amie me fit connoître des jouiſſances que je n’avois jamais éprouvées avec le Marquis. Mon amitié s’accrut à un tel dégré, que pour ne jamais quitter Dorothée, je réſolus de me faire religieuſe. Mon pere s’y oppoſa ; mais une goute remontée me l’ayant enlevé, je pris le voile. Mon année de noviciat alloit être finie, je n’avois plus qu’un mois pour prononcer les vœux qui m’enchaînoient pour la vie lorſque ma chere Dorothée mourut. Sa mort fut pour moi des plus ſenſibles et je penſai la rejoindre. Mais ma jeuneſſe et la force de mon tempérament furent encore vainqueurs. Dès que je fus rétablie, je quittai le couvent. Ma vocation n’exiſtoit plus, et je ne pouvois ſupporter d’habiter un lieu où je goûtai tant de plaiſirs et qui me retraçoit ſans ceſſe l’image de Dorothée.

„ J’avois atteint l’âge ou les loix me laiſſoit maîtreſſe de diſpoſer de ma fortune. Je réaliſai la mienne qui étoit en papier et j’achetai une terre où depuis près d’un an, je vis dans la plus grande ſolitude ſeulement entourée de femmes : mais je ſens que je ne puis me paſſer des jouiſſances, auxquelles m’a accoutumée ma chere Dorothée, que je regrette et regretterai toute ma vie. Je ſuis venue à Paris pour tâcher d’y trouver une femme qui me plaiſe et qui puiſſe la remplacer. Je partagerai ma fortune avec elle, et lui aſſurerai un ſort après moi. Je ſuis fâchée, ma chere Victorine, que vous ne puiſſiez me convenir. Votre figure me plaît ; mais j’ai bien vu que vous n’étiez pas mon fait, et ne vous prêtiez à mon goût que par complaiſance. J’eſpere maintenant que vous n’êtes plus ſurpriſe. ” Je lui dis que non, je voulus tâcher de la faire revenir de ſon antipathie pour les hommes ; „ Non, me dit-elle, jamais ils ne me tromperont une ſeconde fois enſuite elle me pria de lui accorder de nouveau mes faveurs, j’y conſentis auſſitôt : eh bien ! ma chere amie, elle m’a fait éprouver de nouveaux plaiſirs : je t’avoue que je ne voudrois pas me prêter ſouvent à de pareilles fantaiſies. Je deviendrois peut-être tribade après cette ſeconde ſcene, ma femme eſt partie en mettant encore vingt-cinq louis ſur ma cheminée. Moi j’ai pris un conſommé et me ſuis miſe au lit, d’où à ſept heures du ſoir je me ſuis relevée, pour raconter à ma chere Eulalie la plaiſante aventure qui m’étoit arrivée.

Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Lundi 26 Août 1782.


J’ai retourné une ſeconde fois à la redoute, et j’y ai encore vu le Comte de *** qui m’a abordée fort galamment en me diſant qu’il eſpéroit que je lui permettrois de me venir voir. Je lui ai répondu qu’un homme comme lui étoit ſur qu’on s’empreſſeroit de le recevoir. Il m’a demandé mon adreſſe et mon heure pour le lendemain. Je lui ai dit où je demeurois et l’ai laiſſé le maître de l’heure, l’aſſurant que la ſienne ſeroit la mienne. Il m’a promis de venir à midi, ſi cela ne me gênoit pas. Non ſurement, M. le Comte, ai-je répliqué en lui lançant un regard tendre. Il eſt enſuite parti pour aller ſouper au fauxbourg St. Germain. J’ai peu dormi cette nuit, ayant l’eſprit fort occupé du Comte, et voulant avoir fait une toilette quand il arriveroit. Cependant je ne voulois rien qui eût l’air d’affectation. J’avois un déshabillé de mouſſeline brodée, j’étois coëffée en cheveux, avec une treſſe flottante ſur mon ſein ; mon corſet n’étoit point noué, pour qu’il puiſſe appercevoir mes deux petits globes, qui ſe ſoutiennent encore ſans le ſecours de l’art. Je m’étois étendue ſur mon ſopha et feignois de dormir, afin qu’en entrant, il apperçût ma jambe que j’ai aſſez belle.

A midi moins un quart j’étois dans cette attitude lorſque le Comte arriva. Je fis ſemblant de me réveiller en ſurſaut. Il me fit des excuſes d’avoir troublé mon repos. Ses yeux faiſoient, en me parlant, la revue de mes charmes, et ce qu’il en découvroit paroiſſoit lui faire naître l’envie de connoître les autres. Après s’être amuſé un moment de cette inſpection ſans dire un ſeul mot, il s’écria tout à coup : ah ! Julie, que vous êtes charmante ! Si vous vouliez m’être fidelle et vivre avec moi, je ſerois le plus heureux des hommes. Mais, lui ai-je répondu, M. le Comte, il faut un peu nous connoître et ſavoir ſi nos caracteres ſympatiſent enſemble. Je ſerois très-flattée de vivre ſous les loix d’un Sultan tel que vous. Non, me dit-il, ce ſera moi qui vivrai ſous les vôtres. Vous êtes trop galant, dis-je alors. Il ſe jeta auſſitôt à mes genoux, me preſſa, me conjura avec tant de douceur et d’inſtances de lui accorder mes faveurs, que mon cœur ſenſible ne pouvant y réſiſter, il devint heureux ; et, ce qu’il y a de mieux encore, c’eſt que je partageai réellement ſon ivreſſe et ſes plaiſirs, ce qui, comme tu ſais, nous arrive rarement. Si tu l’avois vu, ma chere Eulalie, après ces délicieux momens, il ne ſe poſſédoit plus, il couvroit toutes les parties de mon corps de ſes baiſers, me donnoit les noms les plus tendres et m’aſſuroit qu’il n’avoit goûté de ſa vie un auſſi grand plaiſir. Revenu du délire amoureux dans lequel il étoit tombé, il me dit qu’il étoit entierement réſolu de vivre avec moi ; que ſes affaires l’appelloient à la cour pour quelques jours, et qu’à ſon retour je ſerois auſſi contente de lui qu’il l’avoit été de moi. Enſuite me donnant mille baiſers, et m’appellant ſa maîtreſſe, il prit congé de moi en mettant ſur ma cheminée un rouleau de trente louis. Quoique je n’euſſe juſqu’alors qu’à me louer des procédés du Comte envers moi, je t’avouerai que ce dernier trait me flatta infiniment et mit le comble à ma joie. Je ne doute pas que tu ne la partages, étant mon amie. Adieu, je te ſouhaite pareille aubaine.

P. S. Tu ne me dis rien de ton Conſeiller ; je ſerois pourtant charmée de ſavoir ſi vous êtes toujours bien enſemble.

Lettre de Mademoiſelle Roſimont.
Paris ce 26 Août 1782.


Tu ſauras, ma chere amie, qu’à un ſouper que j’ai fait hier avec cette coquine d’Urbain, nous nous ſommes diſputées. J’ai été obligé de lui céder le champ de bataille. Pour m’en venger, ce matin je me ſuis levée à ſept heures et me ſuis habillée en homme ; j’ai été chez Urbain où je me ſuis préſentée comme un jeune homme qui vouloit lui parler. Elle dormoit encore ; ſa femme-de-chambre a fait quelque difficulté de me laiſſer entrer, mais elle a fini par m’ouvrir, alors j’ai fermé les verroux et ouvert avec fracas les rideaux. M’étant fait reconnoître, j’ai dit à Urbain, que je venois pour avoir raiſon de ſes ſottiſes. Et en même-tems je lui ai préſenté deux piſtolets. Auſſitôt à peine éveillée, elle eſt ſautée en chemiſe hors de ſon lit et s’eſt jettée à mes pieds en me demandant pardon. Je lui dis que ſi elle aimoit mieux, je lui offrois l’arme blanche. Elle m’a renouvellé ſes excuſes. Alors, prenant un ton de grandeur, je l’ai traitée de lâche et ſortant une poignée de verges de deſſous mon habit, je l’ai obligée de ſe trouſſer et l’ai étrillée d’une belle maniere. Il y paroîtra plus de quinze jours. Enſuite je ſuis allé conter mon exploit à diverſes de mes connoiſſances et maintenant, pendant qu’on me coëffe, je m’empreſſe d’en faire part à ma chere amie. J’irai ce ſoir à la redoute chinoiſe pour en repandre la nouvelle. Je veux que la premiere fois qu’Urbain y paroîtra on l’appelle le cul fouetté. Je gage qu’en liſant cette lettre, tu diras : ah ! je reconnais bien mon eſpiégle. Cependant tu ſeras obligée de convenir que j’avois raiſon. Adieu, ma chere amie, ſi tu as jamais quelque diſpute avec une femme, ſuis mon exemple.

Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Mercredi 28 Août 1782.


Qu’il me tarde, chere amie, que le Comte ſoit de retour ! Les jours ſont pour moi des années. Je crains toujours que quelqu’un ne me le raviſſe. Ah ! que je voudrois déjà lui appartenir et être ſa maîtreſſe déclarée !

J’étois hier d’un petit ſouper bourgeois chez un de mes voiſins, où je me ſuis bien amuſée. Chaque convive (nous étions douze à table) pétilla d’eſprit au deſſert. Après avoir chanté chacun la ſienne, le fils de la maiſon, âgé de 16 à 17 ans, nous propoſa des énigmes à deviner. Entre celles ſur leſquelles on s’excerça long-tems ſans en attraper le ſens, en voici une qui m’a paru jolie et dont je te dirai le mot à ma premiere lettre. Tâche de le deviner.

De Thémire innocente encore
Je tourmente les quinze ans ;
Souvent je devance l’aurore
De la raiſon et des ſens.
J’excite une aimable tempête,
En cherchant à voir le jour ;
Dans ma priſon rien ne m’arrête,
J’ai pour eole l’amour.
Pour remplir un tendre meſſage
Je ſais tromper les jaloux,
Et quelquefois, à la plus ſage,
J’ai ſervi de billet doux.

Je vais ce ſoir chez Audinot pour promener mon ennui et voir ſi je trouverai quelqu’un qui me faſſe ſupporter l’abſence du Comte. Comme nos arrangemens ne ſont pas encore faits, il ne peut pas exiger que je lui ſois fidelle. Adieu. Porte-toi toujours bien.

Lettre de Mademoiſelle Julie,
Ce Jeudi 29 Aout 1782.


IL n’y avoit perſonne chez Audinot ; j’ai été aux Variétés, où Volanges attire tout Paris. La ſalle étoit pleine. Mais une jolie femme trouve toujours place. Un jeune homme m’a fort honnêtement offert la ſienne, je l’ai acceptée en le remerciant de mon mieux, ce qui a lié une converſation entre nous. De là ce diable de Dragon[32] eſt venu nous étourdir en criant des rafraîchiſſemens. Le jeune homme m’a forcé de prendre des glaces ; comme il fait très-chaud, j’acceptai. Quand le ſpectacle a fini il m’a donné la main et m’a reconduite. Arrivée à ma porte, il m’a dit qu’il eſpéroit que je voudrois bien lui permettre de me faire ſa cour une autrefois, qu’il avoit des affaires importantes qui l’empêchoient de reſter, et auſſitôt il m’a quittée. Je n’en ai pas été fâchée, car je craignois de me trouver tête à tête avec lui. Il eſt bien fait et d’une jolie figure. Je crois qu’il lui eût été facile de m’amener à ſes fins, mon cœur plaidoit déjà très-haut en ſa faveur et m’avoit à moitié vaincue. Adieu, ma chere amie. A propos, j’oubliois de te dire le mot de l’énigme que je t’ai envoyée c’eſt Soupir.

Lettre de Mademoiſelle Roſimont.
Paris ce 30 Aouſt 1782.


Jeudi dernier, ma chere amie, je rencontrai chez Nicolet un Baron allemand qui convint de me donner quatre louis pour ſouper et coucher avec moi. Nous étions au ſecond ſervice lorſque Victoire vint me dire qu’on demandoit à me parler dans mon antichambre. C’étoit D*** garde-du-corps, qui s’étoit échappé de Verſailles pour venir paſſer la nuit dans mes bras, je lui repréſentai que c’eſt impoſſible, il ne voulut entendre à rien. Il me dit qu’il va congédier mon Baron ; mais, lui répliquai-je, ce ne ſont pas tous des Witerspach[33], je le ſuplie en grâce d’être ſage qu’il va me faire une affaire. Rien ne peut le mettre à la raiſon. Je ne ſavois comment me tirer d’embarras, lorſque j’imaginois cet expédient auquel il ſe prêta. Lui ayant recommandé de bien faire boire le baron, je lui préſentai D*** comme un de mes parens qui m’apportoit des nouvelles de ma famille, et il ſoupa avec nous. Quand le Baron fut bien gris je le fis mettre dans mon lit et j’ordonnai qu’on mit des draps blancs dans celui de ma femme-de-chambre où je fus me coucher avec D*** ; étant convenu avec elle, qu’elle ſe mettroit à côté de l’allemand. A ſix heures du matin D*** me quitta. Alors ma femme-de-chambre et moi primes chacune la place que nous devions occuper.

Dès que je fus près du Baron, je m’endormis profondément. D*** m’avoit beaucoup fatiguée, je ne m’éveillai que vers les onze heures. Juge de ma ſurpriſe, je me trouvai ſeule.

Le Baron honteux de s’être griſé s’étoit levé à la ſourdine et étoit parti. Qui auroit pu s’imaginer cela ? il ne tient pas de ſa nation, c’eſt une vétille pour eux. Je me ſouviendrai long-tems de cette aventure. Adieu, ma chere amie, tu vois que comme je te l’ai promis, je ne t’écris jamais ſans te mander quelques faits dignes de ton eſpiégle.

P. S. J’oubliais de te parler d’un homme baroquement conſtruit, avec qui j’ai fait une partie chez la préſidente. Il n’avoit qu’une couille. En as-tu jamais vu de cette eſpece ? pour moi c’eſt la premiere fois. Il m’a dit, que ça l’avoit empêché d’être prêtre. C’eſt extraordinaire. Obligés au célibat, leurs couilles ſont un meuble inutile. Mon avis ſeroit qu’on les châtrât tous, je gage que le nombre diminueroit bien vîte. Adieu.

Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Samedi 31 Aouſt 1782.


Ce matin vers les onze heures, je venais à peine de me lever, qu’on vint me dire qu’un jeune homme demandoit à me parler. Auſſitôt je le fais paſſer dans mon ſalon. Figure-toi que c’étoit mon galant des Variétés. Je le reçus avec dignité, en lui diſant, que je ne m’attendois pas à ſa viſite ; que j’avois les plus grands ménagemens à prendre. Lui auſſitôt me fit les plus grandes excuſes, me diſant, que je devois pardonner ſa démarche, puiſque l’amour en étoit cauſe, étant choſe impoſſible de me voir ſans m’aimer. Je me radoucis, et tu ſais que mon cœur plaidoit pour lui. Je lui offris de s’aſſeoir ; il l’accepta. A peine pouvoit-il parler ; il n’étoit occupé qu’à me conſidérer en ſoupirant. Après une viſite d’une heure, dont le langage, muet en grande partie, me fit le plus grand plaiſir, il prit congé de moi, en me demandant ſi je ne trouverois pas mauvais qu’il revînt après-demain ſur les quatre heures, Je lui dis que je ne ſavois ſi j’y ſerois ; mais que ſi j’y étois, je le recevrois avec plaiſir. J’ai envie, ma chere amie, de lui accrocher vingt-cinq louis ; c’eſt un jeune homme très-riche, et puis je ne ſerois pas fâchée de paſſer le caprice que j’ai pour lui. Je vais rêver au moyen que j’emploierai ; je te le manderai, s’il réuſſit. Je t’embraſſe. Adieu.

Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Mardi 3 Septembre 1782.


Ah ! ma chere amie, mon ſtratagême a réuſſi à merveille. Mon homme eſt arrivé à quatre heures préciſes : ma femme de chambre lui a dit que je ne pouvois voir perſonne, ayant bien du chagrin. Eh ! de quoi ? s’eſt-il écrié. Monſieur, je ne puis vous le dire, a-t elle répondu : ſi ma maîtreſſe le ſavoit, elle me gronderoit. Dites-le moi, je vous prie ; elle n’en ſaura rien, a-t-il répliqué ; et en même tems il lui a donné des marques de ſa généroſité. Monſieur, vous avez bien de la bonté, je vous remercie. Comment voulez vous qu’on vous réſiſte, vous êtes ſi honnête, cela eſt impoſſible ; mais au moins vous me promettez bien le ſecret. Je vous le jure ; mais dites vîte. Allons, je vais vous le dire, mais penſez à ce que vous m’avez promis. Voici le fait. Il y a quelque tems que Madame a fait une lettre de change, on eſt venu la lui préſenter pour payer ; elle n’a pas le ſou, et on menace de la faire arrêter : par malheur, la perſonne qui l’entretient eſt abſente pour quelques jours ; et en outre, ma maîtreſſe ſeroit déſeſpérée qu’elle le fût, cela pourroit les brouiller enſemble. Enfin Madame eſt bien embarraſſée.

N’eſt-ce que cela ? a-t-il dit, c’eſt facile à arranger. La ſomme eſt-elle bien forte ? De vingt-cinq louis, Monſieur. Eh bien, je vais les donner à votre maîtreſſe. Gardez vous en bien, Monſieur, elle ne voudroit jamais les accepter ; mais ſi vous voulez me remettre l’argent et repaſſer dans une heure, j’irai chercher la lettre de change, et vous pourrez la lui remettre. Vous avez raiſon. Soit. Tenez, dit-il, voilà l’argent, je reviens auſſitôt. Quant à ma femme de chambre, elle n’a eu beſoin que de monter à ſa chambre, et prendre dans un tiroir de ſa commode une lettre de change factice pour la lui préſenter. Une heure après, notre homme eſt revenu. J’étois ſur mon ſopha, appuyée ſur une de mes mains, et j’affectois une triſteſſe profonde. On me l’annonce. Je ne ſais comment vous me ſurprenez ainſi, lui dis-je avec un ton d’humeur ; j’avois ordonné que ma porte fût fermée pour tout le monde. J’ai la migraine et ſuis d’une triſteſſe incroyable. Dans cette poſition déſagréable, je ne puis ſurement que vous ennuyer beaucoup. Votre procédé n’eſt pas raiſonnable, Mademoiſelle, répondit-il galamment. S’enfermer parce que l’on eſt triſte ! C’eſt le moment où le cœur a le plus beſoin de distraction et des conſolations de l’amitié. Je ne me flatte pas de pouvoir vous rendre toute votre gaieté, mais, tenez, liſez ces vers, me dit-il en me donnant la prétendue lettre de change acquitée ; cette lecture pourra faire quelque diverſion à vos chagrins. Dans l’excès de ma joie, je feignis de m’évanouir. Il me prit auſſitôt dans ſes bras et m’accabla de careſſes. Ayant eu l’air de revenir à moi, je lui lançai un coup d’œil tendre ! C’en fut aſſez ; il ſe précipite auſſitôt dans mes bras et devint mon vainqueur. Hélas ! je te l’avouerai, ma défaite m’étoit chere, et je la ſouhaitois autant qu’il la déſiroit. Nous paſſâmes l’après-dîner dans des délices continuelles. De là nous fûmes ſouper au Bois de Boulogne, où nous reſtâmes juſqu’à deux heures du matin, que nous revinmes paſſer le reſte de la nuit comme nous avions fait l’après-dîné. Il y a trois heures qu’il m’a quittée. Je ſuis ſi contente de lui que je ferai mon poſſible pour le conſerver quoique j’aie le Comte. Je lui en ai parlé, cela ne l’a pas réfroidi ; il m’a promis, au contraire, d’être très-circonſpect et de ſe conduire avec moi de maniere à ne me cauſer aucun déſagrément. Je me ſouviendrai long-tems du jour où j’en ai fait la connoiſſance. Qu’il eſt aimable ! Si tu le voyois, ma chere Eulalie, tu en ſerois folle. Adieu ; je ſuis la plus heureuſe des femmes.

Lettre de Mademoiſelle Roſalie.
Paris, ce 8 Septembre 1782.


Voici, ma chere amie, une lettre que j’ai reçue de ma tribade :

Ce 6 au matin.

„ J’ai trouvé, ma chere Roſalie, une perſonne charmante, et on ne ſauroit plus aimable, qui a les hommes en horreur et qui aime les femmes autant que moi. Je pars avec elle pour ma terre. Là, dans la retraite, nous mènerons une vie champêtre et délicieuſe. Nous ne ſerons entourées que de femmes. Je ne veux pas qu’aucun homme nous ſerve. Si j’avais un moment de tems, j’irais vous embraſſer et vous donner la petite marque d’amitié que je joins à ma lettre. Je vous ſouhaite autant de bonheur que je vais en avoir ; penſez quelque fois à moi. Je n’oublierai pas l’aimable Roſalie. ”

La marque d’amitié qu’elle m’a envoyée eſt une treſſe de ſes cheveux et un billet de la caiſſe d’eſcompte de vingt-cinq louis. Je ſuis fort aiſe qu’elle ait trouvé ce qu’elle déſiroit. La femme qui va vivre avec elle ſera heureuſe. Admire, comme dans Paris on trouve tout ce qu’on veut. On a bien raiſon de dire : qu’il n’y a qu’un Paris dans le monde. Je finis bien vîte, ma chere amie, j’ai une migraine affreuſe. Au plaiſir d’avoir de tes nouvelles. Adreſſe ta premiere lettre à Felmé, en la chargeant de me l’envoyer tout de ſuite. Je ſuis obligée de déménager pour le prochain terme et n’ayant pas encore loué, je ne peux te mander mon adreſſe.

Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Dimanche 8 Septembre 1782.


Je devois aller hier à St. Cloud[34], dont c’étoit la fête ; mais il a fait un


tems ſi abominable, qu’il étoit impoſſible de ſortir. Cela a dû faire beaucoup de tort à Griel[35]. J’irai aujourd’hui à l’Opéra, et de là aux Thuileries, où je dois trouver mon amant ſur la terraſſe des Feuillans. Nous devons enſuite ſouper enſemble chez le Bœuf[36] ; car je crains que le Comte que j’attens de moment en moment, ne vienne chez moi et ne nous ſurprenne tête-à-tête. Tu vois que ma maiſon ſe monte. Un amant, un entreteneur, ou Milord pot-au-feu ; il me manque encore un Guerluchon, un Farfadet, et un Qu’importe[37]. Il faut eſpérer que cela ſe trouvera.

Dans ta derniere lettre, tu ne me parles pas du Conſeiller, eſt-ce que tu ſerois brouillée avec lui ? Tu as peur, ſi cela eſt, que je te gronde ; en vérité je le ferois : car un entreteneur Conſeiller eſt un homme à ménager, et qui demande des égards. Adieu. Je te ſouhaite d’être auſſi heureuſe que je la ſuis dans ce moment.

Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Mercredi 11 Septembre 1782.


Le Comte eſt revenu de la cour ; il eſt plus amoureux que jamais. Il eſt venu paſſer trois heures avec moi ; il me mene aujourd’hui aux françois dans ſa petite loge. Delà il vient ſouper et coucher avec moi ; ainſi tu vois que le voilà maintenant en pied ; demain je dois le mettre au fait de mes affaires, et nous prendrons enſemble un arrangement définitif. J’ai déjà envoyé chercher pluſieurs perſonnes à qui j’ai recommandé de me faire de gros mémoires pour marchandiſes fournies et non payées. Elles y ont conſenti à condition que je prendrois chez elles des marchandiſes pour la ſomme qu’ils recevront. J’ai fabriqué en outre quelques petits billets. Enfin je me ſuis arrangée de maniere que j’aurai au moins quarante-cinq louis devant moi. Cela me fera une reſſource dans le cas où le Comte me quitteroit promptement.

Si mon bonheur préſent dure encore quelque tems, je me trouverai bientôt vraiment embarraſſée de mon bien. Mais, à propos d’embarras, on donne ici depuis quelques jours un nouvel Opéra, nommé l’Embarras des richeſſes, ſur lequel on a fait les couplets ſuivans.

Air : de la Bequille du Pere Barnabas

Embarras d’intérêt.
Embarras des paroles ;
Embarras des ballets,
Embarras dans les rôles.
Enfin, de toute ſorte,
On ne voit qu’embarras ;
Mais allez à la porte,
Vous n’en trouverez pas.

Autre, ſur le même Opéra.

On donne à l’Opéra
L’embarras des richeſſes,
Ce qui apportera,
Je crois, bien peu d’eſpeces.
Cette piece comique
Ne réuſſiſſant pas,
A tort l’auteur lyrique
A fait ſon embarras.

Ce ſujet rebattu
Peut-être auroit pu plaire ;
Mais il auroit fallu
En un acte le faire :
Mais cet auteur ne penſe
Qu’à faire grand fracas,
Eſpérant par la danſe
Se tirer d’embarras.

Je finis, il eſt plus d’une heure, il faut que je me mette à ma toilette. Adieu.

Lettre de Mademoiſelle Victorine.
Paris, ce 16 Septembre 1782.


J’étois ce matin, ma bonne amie, à ma toilette, lorſqu’un Savoyard m’apporta cette lettre :

Madame,

“ Je ſuis la plus malheureuſe de toutes les créatures. Je mange mon pain trempé de mes larmes. Si vous vouliez, vous pourriez faire changer mon ſort. De grace accordez-moi un moment d’entretien. J’ai l’honneur d’être avec le plus profond reſpect,

Madame,
Votre très-humble et
très-obéiſſante ſervante
L’Infortunée Cécile.

Je fis dire au commiſſionnaire qu’il n’avoit qu’à dire à la perſonne qui l’envoyoit de venir à trois heures. Cécile ne manqua pas de ſe rendre à l’heure que je lui avois indiquée. C’eſt une petite fille de quinze ans, jolie comme les amours et porteuſe de deux grands yeux qui promettent beaucoup de plaiſir. Elle m’a conté ſes malheurs. Elle a une belle mere qui ne fait que la battre, et ne lui donne aucune liberté. Elle m’a ſuppliée de lui enſeigner le moyen de pouvoir ſortir de chez ſes parens, je lui ai promis de m’intéreſſer à elle. Elle m’a comblée de remercimens et m’a allurée que, ſi je lui rendois cet important ſervice, elle en ſeroit reconnoiſſante toute ſa vie. J’écrirai demain au Comte de V***, pour lui faire avoir un brévet d’opéra. Je finis, ma bonne amie, de m’entretenir avec toi. Il eſt près de minuit et je vais me coucher, hélas ! malheureuſement ſeule.

Lettre de Mademoiſelle Julie,
Ce Mardi 17 Septembre 1782.


J’ai paſſé quelques jours ſans t’écrire, ayant eu beaucoup d’affaires. Le Comte a payé mes dettes réelles et factices, et a retiré de gage les effets que ma détreſſe m’avoit forcé d’y mettre. Nos conventions ſont faites, il me donne cinquante louis par mois : mais il faut que j’aie un caroſſe de remiſe au mois. Il veut que je change de logement pour le terme prochain, et ſe charge de m’en chercher un aux environs de ſon hôtel. Quel plaiſir pour moi de briller encore une fois, et de pouvoir à mon tour regarder avec dédain quantité d’inſolentes qui inſultoient ſouvent à mon malheur. Cependant, dans notre état, il ne faut pas trop s’enorgueillir. Aujourd’hui dans l’opulence et demain dans la miſere. Mais ne penſons plus à cela ; jouiſſons du moment préſent.

Je ſuis auſſi très-contente de mon amant, il fait ce que je veux. Je pourrai aiſément l’aſſocier au Comte, qui ne vient guere chez moi qu’à des heures réglées.

Le Comte doit me préſenter ce ſoir à quelques-uns de ſes amis et me donner à ſouper avec eux à une petite maiſon qu’il a louée juſqu’au mois de Novembre. Il a même envie que j’y aille demeurer juſqu’à ce que j’aie un logement convenable à mon nouvel état. Mais comme cela me gêneroit, j’ai refuſé ſous le prétexte que je ne puis abandonner ainſi mon logement et mes effets ; il y a conſenti et ne veut, dit-il, me contrarier en rien. Adieu. Puiſſe ton Conſeiller faire de même.

Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Lundi 23 Septembre 1782.


Le Comte eſt aux petits ſoins avec moi, il m’a apporté ce matin deux charmantes robes d’automne ; mon amant étoit couché avec moi, il n’a eu que le tems de ſauter au bas du lit, de prendre ſes habits ſous ſon bras et de ſe ſauver par la porte de l’alcove dans ma garderobe, où ma femme de chambre a paſſé un moment après et l’a caché dans une grande armoire. La peur que cela m’avoit donnée m’avoit un peu troublée. Le Comte s’en apperçut et m’en demanda la cauſe. Je prétextai auſſitôt un grand mal d’eſtomac, craignant qu’il ne voulût jouir de ſes droits ; car il auroit trouvé les choſes en fort mauvais état, nous en étant beaucoup donné mon amant et moi. Il m’a conſeillé de me lever et de prendre du thé. J’en ai pris quelques taſſes, mais feignant toujours de ne recevoir aucun ſoulagement, il m’a dit avoir chez lui un élixir anglais excellent et qu’il alloit me le chercher. Je l’ai beaucoup remercié en l’aſſurant que je ſouffrois conſidérablement. Sitôt qu’il a été ſorti, j’ai couru délivrer mon amant de ſa priſon ; il s’eſt habillé à la hâte et eſt parti. Quant à moi, j’ai été faire une ample toilette au vinaigre aſtringent. Le calme où j’étois alors avoit remis ma figure. Je dis au Comte à ſon retour que j’étois guérie, mon eſtomac s’étant déchargé de ce qui l’oppreſſoit. Je n’en fus pas quitte pour cela, il exigea que je priſſe de la drogue, je n’ai pu m’y refuſer. Il m’a ordonné la diete juſqu’au ſoir, qu’il viendra ſouper avec moi et me veiller toute la nuit. Adieu.

Lettre de Mademoiſelle Felmé.
Paris, ce 27 Septembre 1782.


J’ai été hier, mon cœur, chez Roſalie, pour lui remettre la lettre que tu m’as envoyée pour elle, je n’ai trouvé que ſa femme de chambre, qui en eſt très inquiete. Il y a trois jours qu’elle eſt ſortie ſeule à dix heures du matin, et depuis ce tems on n’en a nulle nouvelle. Si elle n’eſt pas rentrée aujourd’hui pour midi ; Marianne ira chez le Commiſſaire.

Il y a quelques jours, mon cœur, qu’il eſt arrivé une bonne aventure chez la Lebrun. Monſieur l’évêque de *** habillé en ſéculier étoit venu s’y diſſiper. Il y avoit un inſtant qu’il étoit dans un cabinet avec une Demoiſelle, lorſqu’un homme aſſez brutal voulant auſſi avoir la même fille qui étoit avec Monſeigneur, malgré tout ce qu’on pût lui dire, ſe porta juſqu’à enfoncer la porte du cabinet. A peine les deux hommes ſe furent-ils apperçus, qu’ils s’écrièrent, l’un, c’eſt vous l’Abbé, et l’autre, c’eſt vous Monſeigneur. L’évêque voulant prendre le ton dit à l’Abbé. Je ne croyois pas que vous fuſſiez aſſez libertin… Celui-ci l’interrompant auſſitôt, lui répliqua : tenez, Monſeigneur, trêves de reproches, ni vous ni moi ne ſommes à notre place : arrangeons-nous à l’amiable, gardez votre Demoiſelle, j’en prendrai une autre et faiſons partie quarrée. L’Evêque accepta ce que propoſoit l’Abbé et ils s’amuſerent beaucoup. Envain ils ont demandé le ſecret aux Demoiſelles, qui n’ont rien eu de plus preſſé que de publier l’aventure. Maintenant c’eſt la nouvelle du jour. L’Evêque même à cauſe de l’éclat eſt parti ſur le champ pour ſon diocèſe. Adieu, mon cœur, quand je ſaurai quelque choſe de Roſalie, je te le manderai.

Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Vendredi 27 Septembre 1782.


Depuis que j’ai un caroſſe à mes ordres, je ne fais que courir. On me voit partout, aux ſpectacles, aux promenades, etc. C’eſt une bien jolie choſe qu’une voiture ; c’eſt le ſuprême bonheur de la vie. Le Comte eſt un bien aimable homme. Voilà une petite piece de vers qu’il m’a montrée. Je la lui ai demandée pour te l’envoyer.

A MADAME P***

Dont on louoit la peau douce et le bon cœur.

Et peau douce et bon cœur, m’a-t-on dit aujourd’hui,
Vous furent donnés en partage,
P***. je voudrois croire à ce double avantage,
Mais croire ſur la foi d’autrui,
Hélas ! me paroît bien peu ſage :
En juge mieux inſtruit, moi, j’aime à prononcer ;
De ma main, ſans la repouſſer,
Souffrez qu’à votre main je touche ;
Entendez, ſans vous courroucer,
Un mot tendre, qui veut s’échapper de ma bouche ;
Et ſoudain je vais dire à tous
Les titres reconnus que vous avez pour plaire,

Quoique j’aimerois mieux, s’il faut être ſincere,
J’aimerois mieux, à vos genoux,
Obtenir le droit de m’en taire,
Et de n’en rien dire qu’à vous.


Le Duc de Fronſac eſt très-malade. Ma foi, s’il mouroit, on ne feroit pas une grande perte ; il a tous les vices de ſon pere ſans en avoir le bon et les agrémens. Adieu. Je ne t’écris qu’un mot, ayant une grande toilette à faire pour me montrer ce ſoir à l’Opéra.

Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Mercredi 2 Octobre 1782.


J’étois hier ſuperbe. J’avois une robe d’automne toute neuve, garnie par la Bertin. Au ſortir de l’Opéra, Zelmire m’a apperçue, elle crevoit de dépit, ainſi que Felmé, qui étoit avec elle. Cela a été bien pis quand les aboyeurs ont crié : la voiture de Mademoiſelle Julie. J’ai paſſé à côté d’elles en les regardant d’un air de protection. Je t’avoue que cela a été une ſatisfaction pour moi. J’ai été de là ſouper à la petite maiſon du Comte, où j’ai reçu toutes ſortes d’éloges ſur ma beauté et ma parure. Hélas ! puiſſe le bonheur dont je jouis durer autant que mon amitié pour toi. Porte-toi bien, et donne-moi ſouvent de tes nouvelles. Si tu as quelque commiſſion à me donner, je m’en chargerai avec plaiſir et les ferai avec la plus grande exactitude.

Lettre de Mademoiſelle Felmé.
Paris, ce 8 Octobre 1782.


A peine, mon cœur, ai-je la force de t’écrire. Je viens d’apprendre la fin tragique de cette pauvre Roſalie. On l’a trouvée dans le bois de Boulogne pendue à un arbre, les tetons coupés ; on ignore quel eſt le monſtre qui a commis cette barbarie. Je lui ſervirois volontiers de bourreau. Ah ! que les hommes ſont ſouvent cruels envers notre pauvre ſexe. Je finis, mon cœur, je friſonne d’horreur en penſant à cette hiſtoire. De la vie je ne veux aller au bois de Boulogne. Je croirois en tous momens voir l’infortunée Roſalie.

Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Lundi 7 Octobre 1782.


Comme je t’ai parlé de la maladie du Duc de Fronſac, je te dirai qu’il eſt maintenant hors d’affaire. Il circule ici depuis quelques jours une petite piece de vers à laquelle ſa maladie a donné lieu. Tu ſeras peut-être charmée d’en trouver ci-joint une copie, étant dans la ville où ſon pere a commandé. Il a emporté avec lui les regrets des filles ; il les protégeoit, et elles ont beaucoup perdu à ſon départ.


LE DUC RECONNOISSANT
ET
LES DEUX MÉDECINS.


Conte allégorique.

Un petit Duc, un petit Avorton,
Bouffi d’orgueil et du plus mauvais ton,
Fait au mépris et ſe riant du blâme,
Se préparoit, non pas à rendre l’ame,
(On ne rend pas ce qu’on n’a jamais eu)
Sans plus de phraſe il ſe croyoit perdu :
Privé d’eſpoir et pourri de débauche,
Ce Mannequin, cette fragile ébauche

Alloit partir bien couſu dans un ſac,
(Ce mot eſt mis pour rimer à Fronſac)
Lors deux rivaux du grand Dieu d’Epidaure
Dont le talent mérite qu’on l’honore,
Viennent ſoudain, quoiqu’appellés bien tard.
Les deux amis, joyeux de la victoire,
Modeſtement s’en renvoyent la gloire.
Dans le moment, du fond de ſes rideaux,
Le Duc, encore étendu ſur le dos,
Glapit ces mots, injure ſotte et vaine ;
Bravo, Docteurs, voilà de la Fontaine
Les deux Baudets, qui, ſe faiſant valoir,
Vont, tout-à-tour, uſer de l’encenſoir.
Bon ! dit Bartés, je goûte cette fable ;
Mais j’aime mieux l’hiſtoire véritable
De ce Dauphin, qui y voyant un vaiſſeau
Non loin du port diſparoître ſur l’eau,
Veut ſur ſon dos, à l’inſtant du naufrage,

Sauver lui ſeul preſque tout l’équipage,
A terre il porta ce qu’il put ;
Même un ſinge, en cette occurrence,
Profitant de ſa reſſemblance,
Lui penſa devoir ſon ſalut.
Mais le Dauphin tourna la tête :
Et le Magot conſidéré,
Il s’apperçoit qu’il n’a tiré
Du fond des eaux rien qu’une bête ;
Il l’y replonge et va trouver
Soudain quelque homme afin de le ſauver.

Les deux Docteurs, après cette aventure,
Livrent le Duc aux ſoins de la Nature,
Qui le ſauva par l’unique raiſon,
Qu’elle fait naître, en la même ſaiſon,
L’aigle, l’aſpic, les fleurs et le poiſon.

J’ai un charmant appartement de loué. On eſt occupé à le meubler. La chambre à coucher ſera en damas bleu et blanc, le ſalon en damas blanc et cramoiſi. J’aurai un boudoir en glaces. Une muſulmane blanche parſemée de roſes eſt l’étoffe dont ſeront les ameublemens. Mon lit aura une glace dans le fond et une au ciel ; il eſt fait à la Turque. Ma toilette, mon ſecrétaire, mes commodes et encoignures ſeront en bois de roſe avec des marbres blancs. Ma ſalle à manger eſt boiſée et peinte en petit gris. J’aurai un ſervice complet de porcelaine de la manufacture de Clignancourt. Quant à l’argenterie, j’en aurai peu, c’eſt Rigal qui la fournit. La tête me tourne, chere amie, de penſer comme je vais briller. Je ſuis ſans ceſſe après les ouvriers ; je les gronde de ce qu’ils ne vont pas plus vîte. Enfin voyant que je ne gagnois rien, j’ai changé de batterie, et je leur ai promis deux louis pour boire, ſi tout étoit prêt pour le quinze de ce mois. Il me tarde bien d’être à ce jour-là ! Adieu.

Lettre de Mademoiſelle Julie,
Ce Jeudi 10 Octobre 1782.


Que le tems coule lentement quand on attend avec impatience après quelque choſe ! Il ſemble que le ſoleil ralentiſſe ſa courſe. Qu’il eſt cruel d’attendre ! J’ai encore cinq jours à paſſer avant que je puiſſe habiter mon nouvel appartement, et encore ne ſuis-je pas ſûre qu’il ſera prêt pour le jour dit. Les ouvriers ſont ſi lambins ! il me ſemble qu’ils n’avancent point. Si cela ne finit, je deviendrai folle. Voila quatre jours que je n’ai fait que m’occuper de mon déménagement ; je n’ai plus de plaiſir ; ni ſpectacles, ni promenades.

Je finis, car ſi je continuois mes plaintes, je pourrois t’ennuyer. Le Comte, qui ne cherche qu’à me diſtraire, m’apporta hier les chanſons que tu trouveras ci-jointes. Puiſſent-elles ſervir à diſſiper l’ennui qu’a dû cauſer ma lettre.


CHANSON ſur les femmes du ſiecle.

Ne nous préférons point aux belles,
Bien loin de l’emporter ſur elles,
De tous côtés nous leur cédons ;
Et ſi nous avons en partage
Quelqu’agrément, quelqu’avantage,
C’eſt d’elles que nous le tenons, bis.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
Nous leur devons la politeſſe,

Le bon goût, la délicateſſe,
Les façons et les ſentimens.
De deux beaux yeux le doux langage
En un jour inſtruit davantage
Que tous les livres de dix ans. bis.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
Tous les reſſorts de notre adreſſe

Ne ſont rien près de leur fineſſe ;

On ne les prend jamais ſans vert :
Et la femme la moins habile
Se tire d’un pas difficile
Mieux que l’homme le plus expert, bis.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
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Une longue et pénible étude

Ne peut nous donner l’habitude
De leur agréable jargon.
Le ſexe en eſprit nous ſurpaſſe,
Et l’on compte ſur le parnaſſe
Neuf Muſes pour un Apollon, bis.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
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Moins vaines que nous, plus diſcretes,

Sur le fait de leurs amourettes
On ne les voit point éclater ;
Celles dont la raiſon s’oublie,
N’ajoutent point à leur folie
Le ſot plaiſir de s’en vanter, bis

Correspondance d’Eulalie, séparateur
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Un rien déconcerte nos ames.
Nous nous rebutons, mais les dames
Suivent juſqu’au bout leur deſſein ;
Nul obſtacle ne les arrête,
Et tout ce qu’elles ont dans la tête
Devient un arrêt du deſtin. bis

Correspondance d’Eulalie, séparateur
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Quoi qu’on diſe de leur faibleſſe,

Dans leur grand ſujet de triſteſſe.
Elles ſont plus fortes que nous ;
Et tandis qu’un rien nous déſole,
On en voit qu’un moineau conſole
De la perte d’un tendre époux, bis.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
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Air de l’amant jaloux.

Tandis que tout ſommeille.

Si d’un deſtin barbare
Tu braves les décrets.
Trompons, amans diſcrets,
La loi qui nous ſépare.

Souvent l’amour, dans ce ſéjour.
Unit deux cœurs fidèles.
Oui, l’amour ſera triomphant,
Il me conduit et te défend ;
Et s’il n’eſt encor qu’un enfant,
Cet enfant a des aîles.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
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Les peines de l’abſence

Ne ſont pas ſans plaiſir,
L’erreur de mes déſirs
Me rendra ta préſence ;
Puiſſe ton cœur, pour mon bonheur,
Partager mon délire ;
Mais qui peut t’aimer comme moi !
Toutes les nuits je te revoi :
Et mon ame pleine de toi
Tous les jours te déſire.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
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Quelquefois je m’éveille,

Flatté d’un tendre eſpoir,
A mes vœux, l’autre ſoir,
Tu parus moins cruelle :

Heureux momens ! pour un amant
Qui t’aime et qui t’adore.
Remplis d’une douce langueur,
Tes yeux avoient moins de rigueur ;
Ma main repoſa ſur ton cœur,
Et ma main brûle encore.

Lettre de Mademoiſelle Felmé.
Paris, ce 15 Octobre 1782.


Le monſtre, mon cœur, le barbare, le cruel, le tigre ; ah ! de quel nom affreux pourrai-je le nommer. Celui qui a fait périr Roſalie. C’eſt le jeune homme de province avec qui elle a vécu pendant quelque tems. Il y a trois jours qu’il s’eſt tué, et devant il avoit écrit cette lettre à Monſieur le Noir[38].

Paris, ce 10 Octobre 1784.

Ne cherchez plus, Monſieur, à découvrir l’auteur de l’aſſaſſinat de Roſalie ; c’eſt moi qui l’ait commis. En vain depuis ce tems j’ai cherché à goûter du repos ; mais cela m’a été impoſſible, malgré que je ſois ſûr que mon crime eſt ignoré, et qu’il n’eſt pas poſſible de pouvoir m’en convaincre. L’image de Roſalie eſt ſans ceſſe préſente à mes yeux. Le jour me déplaît, et la nuit m’eſt plus terrible encore. Mon ame eſt inceſſamment en proie à mes remords. Je ne puis plus ſupporter la vie. Auſſi, ai-je réſolu de me donner la mort. Mais avant j’ai voulu vous avouer mon forfait, afin qu’on ne puiſſe l’imputer à perſonne, ainſi que ma mort.

Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Mercredi 16 Octobre 1782.


Enfin d’hier je ſuis dans mon nouvel appartement. Le Comte, comme tu te l’imagines bien, a eu les prémices du lit. Il a fait des efforts incroyables de vigueur ; mais hélas ! les déſirs les plus ardens en fait d’amour ſont très-rarement, chez les hommes, accompagnés de la force ſuffiſante pour les ſatisfaire, tandis que notre ſexe eſt toujours en état de jouir. Je me rappelle à ce ſujet une ancienne chanſon faite pour prouver l’excellence du genre féminin. Je la chantai dernierement au Comte qui ne put s’empêcher de convenir que l’auteur avoit raiſon ſur tous les points. Tu ſeras peut-être charmée de la trouver ici.


CHANSON.
Air connu.


Par des raiſons, prouvons aux hommes
Combien au-deſſus d’eux nous ſommes,

Et quel eſt leur triſte deſtin ;
Nargue du genre maſculin.
Démontrons quel eſt leur caprice,
Leur trahiſon, leur injuſtice ;
Chantons et répétons ſans fin,
Honneur au ſexe féminin.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
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L’homme ayant bu n’a plus de tête,

Moins raiſonnable qu’une bête,
Il ne peut trouver ſon chemin ;
Nargue du genre maſculin.
Mais la femme eſt bien plus aimable,
Plus riante et plus agréable,
Quand elle eſt en pointe de vin.
Honneur au ſexe féminin.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
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Qu’à Cythere on faſſe un voyage,

De retour du pélérinage,
L’homme eſt ſouvent triſte et chagrin ;
Nargue du genre maſculin.

La femme en revient, au contraire,
Plus éveillée et plus légere ;
Elle y retourneroit ſoudain.
Honneur au ſexe féminin.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
Veut-on obtenir une grace ?

L’homme ſuit ſon juge à la trace,
Et c’eſt preſque toujours en vain ;
Nargue du genre maſculin.
Au lieu que la femme paroiſſe,
A lui donner chacun s’empreſſe ;
Prend-elle ? on baiſe encore ſa main.
Honneur au ſexe féminin.


Je reviens à mon appartement. Que mon lit eſt doux ! que les glaces qui y ſont font un bien bel effet ! et qu’il eſt agréable de voir ſes charmes répétés mille fois et en autant de poſtures différentes ! S’il eſt un moyen ſûr de doubler notre exiſtence en multipliant nos ſenſations, je crois que c’eſt celui là. Que je ſuis fâchée, ma chere Eulalie, que tu ne ſois pas ici ! Que tu me féliciterois ! et que j’aurois de plaiſir à te faire partager mon bonheur ! Nous ſerions toujours enſemble, et je n’irois jamais au ſpectacle ſans toi.

J’attends dans ce moment mon cher amant ; je veux lui donner l’étrenne du boudoir. Le voici qui entre : je quitte l’amitié pour voler dans les bras de l’amour. Adieu.

Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Mardi 22 Octobre 1782.


J’ai fait, ma chere amie, mes emplettes de robes d’hiver et de fourrures[39]. Voilà bientôt le tems où l’on ſera l’amour auprès du feu. J’aime aſſez l’hiver, on eſt plus raſſemblé dans cette ſaiſon, et le jour des bougies eſt le plus avantageux pour notre ſexe. J’ai maintenant un quart de loge à l’opéra ; il commence aujourd’hui : j’en ai auſſi un aux Italiens, mais il ne commencera que dans les premiers jours de Novembre.

Le Comte attire chez moi beaucoup de poëtes et d’autres qui ſe diſputent l’honneur de me lire leurs ouvrages. J’aurai dorénavant une fois ou deux la ſemaine un ſouper d’eſprit. Que ma toilette va être abondamment fournie des bagatelles du jour ! Bouquets à Iris, ſonnets, bouts-rimés, madrigaux, accroſtiches, impromptus, tout ſera de mon reſſort, je jugerai de tout. Je ne ſerois pas ſurpriſe même de voir un jour mon nom paſſer à l’immortalité à l’aide d’une pompeuſe dédicace. Je te ferai paſſer tout ce que je croirai pouvoir t’amuſer.

Je vais toujours mon train avec mon amant ſans que le Comte en ait le moindre ſoupçon ; il me croit très-fidelle. Je le comble de careſſes, car je l’aime de bonne foi ; mais je ne puis l’aimer ſeul, mon cœur a beſoin de beaucoup de nourriture. J’entends ici, chere amie, par cœur, celui du Chevaliers de Boufflers. Adieu. Que n’es-tu avec moi ! ma joie ſeroit complette.

Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Vendredi premier Novembre 1782.


On m’annonça un de ces matins qu’une femme, ſe diſant revendeuſe à la toilette, demandoit à me parler ; j’ordonnai qu’on la fit entrer.

Arrivée près de mon lit, cette femme me dit qu’elle ſeroit bien aiſe d’être ſeule avec moi ; je fis retirer Sophie, et elle débuta ainſi : Ce que je vois, Madame, me confirme aſſez qu’on peut être auſſi paſſionné pour vous que l’eſt la perſonne qui m’a priée de venir vous parler en ſa faveur. Un Prince Ruſſe, qui vous a vue pluſieurs fois au ſpectacle, meurt d’envie de vous avoir quelques inſtans à ſa diſpoſition. Il part dans peu pour retourner dans ſa patrie, et il dit que ſi vous ne le rendez heureux, il en mourra. Je ſuis chargée de vous demander à quel prix vous mettez vos faveurs, et de vous offrir, ſi vous ne voulez pas que l’entrevue ſe faſſe chez vous, de venir chez moi. Je demeure à un ſecond étage, je vends des modes, ainſi cela ne paroîtra pas ſuſpect. Le Prince s’y rendra, et vous paſſerez enſemble dans une chambre qui eſt ſur le derriere. Je lui répondis que je ne pouvois accepter cette offre, attendu que j’avois pour entreteneur un homme très-honnête, et que je voulois lui être fidelle. Bon, me répliqua-t-elle, Madame, vous devez ſaiſir une auſſi belle occaſion que celle qui ſe préſente ; elles ne ſe rencontrent pas ſouvent ; l’âge des amours paſſe rapidement, et il faut en profiter pour amaſſer de quoi s’en conſoler dans l’arriere ſaiſon. Croyez-moi, Madame, le Prince eſt généreux et veut fortement ce qu’il déſire, il en paſſera par où vous voudrez. Votre infidélité eſt un coup d’épée dans l’eau dont il ne reſtera pas la moindre trace. Perſuadée par ſes raiſons, je lui dis de dire au Prince que, s’il vouloit me donner cinq cens louis, je me prêterois à ſes déſirs. La même femme revint trois heures après me dire que le Prince avoit accepté ma propoſition et lui avoit même remis deux cens louis pour me donner comme arrhes du marché. Je les pris et convins que je me rendrois chez elle le lendemain à neuf heures du matin. Je n’y manquai pas, le Prince m’attendoit et me reçut avec toutes les careſſes d’un amant paſſionné. Comme il étoit preſſé de jouir, nous paſſâmes auſſitôt dans la chambre qui nous étoit deſtinée, où m’ayant fait aſſeoir ſur un ſopha qui s’y trouvoit, le Prince s’amuſa quelque tems à faire la revue de mes charmes ; puis ſe découvrant tout à coup, il étala à mes yeux un membre viril dont l’aſpect me fit trembler. Non, de ma vie, je n’ai vu un homme auſſi fortement conſtitué. Il ſembloit que tout ce que j’avois vu juſqu’à ce moment n’étoit que l’ombre de ce que je voyois alors. Ma main ne pouvoit le contenir, et je déſeſpérois même qu’il pût en faire uſage avec moi, lorſque riant de mon étonnement, le porteur de ce monſtrueux outil m’étendit ſur le ſopha et ſe mit en devoir de le placer. Ce ne fut pas ſans beaucoup de peines qu’il parvint au centre de la volupté ; mais après quelques ſecouſſes, plongée dans un torrent de délices, j’oubliai bientôt mes premieres douleurs. Le Prince, de ſon côté, ne ſe poſſédoit plus, ſon ame toute entiere ſembloit s’exhaler pas ſes ſoupirs. Quatre fois ſans quitter priſe il m’avoit inondée, lorſque je le priai de vouloir bien me donner un peu de relâche. Il y conſentit, nous prîmes quelques rafraîchiſſemens, et un quart d’heure après nous recommençâmes. Je retrouvai le Prince auſſi animé, et auſſi vigoureux que la premiere fois. Quel homme ! je n’en ai jamais vu un pareil, pas même l’Abbé dont je t’ai parlé il y a quelque tems[40]. Enfin, après trois aſſauts pareils au premier, entre leſquels nous prenions quelques reſtaurans, je fus contrainte de prier le Prince de ceſſer ſes vigoureux exploits, l’aſſurant que je n’y pouvois plus tenir, et en effet j’étois rendue. Il me remercia de la meilleure grace poſſible, m’embraſſa mille fois, et me donna les trois cens louis dont nous étions convenus. Depuis ce tems je n’en ai plus entendu parler. Juge, ma chere amie, quelle aubaine ! Tu vois que la fortune et les plaiſirs ſe réuniſſent pour me rendre la plus heureuſe des femmes.

En rentrant chez moi, j’ai trouvé tout tranquille, mes gens ne ſe ſont apperçu de rien. Comme j’avois beſoin de repos, je feignis un grand mal de tête et me mis au lit. Pendant mon abſence, un de nos beaux eſprits m’a apporté le conte et la chanſon que je t’envoye. Je déſire que cela t’amuſe. Adieu.


CONTE.

Une ſuperbe Chanoineſſe
Portoit dans ſes ſourcils altiers,
L’orgueil de trente-deux quartiers.
Un jour au ſortir de la Meſſe,
En préſence de l’Éternel,
En face de tout Iſraël,
Tandis qu’elle fendoit la preſſe,
Et s’avançoit le nez au vent,
Un faux pas fit choir la déeſſe,
Jambes en l’air et front devant.
Cette chute fut ſi traitreſſe,
Qu’en dépit de tous ſes ayeux,
Qui voulut, vit, de ſes deux yeux,
Le premier point de la nobleſſe.
Car, on ne peut nier cela,
Toute nobleſſe vient de là.
Ce point en valoit bien la peine.
L’ivoire, le rubis, l’ébene,

N’ont rien de plus éblouiſſant ;
Elle avoit raiſon d’être vaine.
Le beau Chevalier qui la mene,
Noble et timide adoleſcent,
La relevoit en rougiſſant,
Et raſſuroit d’un air décent,
Mais plein de feu, mais plein de grace,
La pudeur priſe au dépourvu.
Ah ! Monſieur, dit-elle à voix baſſe,
Monſieur, ces Bourgeois l’ont-ils vu ?

CHANSON.

Beautés qui fuyez la licence,
Evitez tous nos jeunes gens ;
L’amour a déſerté la France
A l’aſpect de ces grands enfans ;
Ils ont par leur ton, leur langage,
Effarouché la volupté,
Et gardent pour tout appanage
L’ignorance et la nullité.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur

Malgré leur tournure fragile,
A courir ils paſſent leur tems ;
Ils ſont importuns à la ville,
A la cour ils ſont importans ;
Dans le monde, en rois ils décident,
Au ſpectacle, ils ont l’air méchant ;
Partout la ſottiſe les guide,
Partout le mépris les attend.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
Pour eux les ſoins ſont des vétilles

Et l’eſprit n’eſt qu’un lourd bon ſens ;
Ils ſont gauches auprès des filles,
Auprès des femmes indécens,
Leur jargon ne pouvant s’entendre ;
Et ſi leur ſerment peut tenter,
Ceux que le beſoin a fait prendre,
Bientôt l’ennui les fait quitter.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
Sur leur air et ſur leur figure,

Preſque tous fondent leur eſpoir ;
Ils employent dans leur parure
Tout le goût qu’ils croyent avoir.

Dans le cercle de quelques belles
Ils vont s’étaler en vainqueurs ;
Mais ils ont toujours auprès d’elles
Plus d’aiſances que de faveurs.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
De toutes leurs bonnes fortunes

Ils ne ſe prévalent jamais ;
Leurs maîtreſſes ſont ſi communes,
Que la honte les rend diſcrets :
Ils préferent dans leur ivreſſe
La débauche aux plus doux plaiſirs,
Ils goûtent ſans délicateſſe
Des jouiſſances ſans déſirs.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
Puiſſent la volupté, les graces,

Les expulſer tous de leur cour,
Et favoriſer à leurs places,
La gaieté, l’eſprit et l’amour.
Les déſerteurs de la tendreſſe
Doivent-ils goûter ſes douceurs ?
Quand ils dégradent la jeuneſſe,
Boivent-ils en cueillir les fleurs ?

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
Lettre de Mademoiſelle Victorine.
Paris, ce 5 Novembre 1782.


Ma petite Cécile, ma bonne amie, a ſon brévet d’opéra. Il lui en a couté d’accorder ſes faveurs à V*** ; dans ce pays-ci on n’a rien pour rien. Comme elle ne ſavoit ou donner de la tête en quittant ſes parents, je l’ai menée chez la Comteſſe qui s’en eſt chargée. Elles m’ont beaucoup remerciée l’une et l’autre. Le lendemain la Comteſſe m’a envoyé une belle robe de ſatin couleur œil du roi, avec un ſuperbe bonnet. C’eſt là une femme qui ſait vivre.

Tu ſeras peut-être étonnée de la couleur œil du roi : mais apprends que c’eſt la regnante. Nous avons eu anciennement celle des cheveux de la reine. Avec le tems nous parviendrons à connoître la couleur de toutes les parties royales.

Depuis quelques jours, j’ai par paſſade un officier qui s’en va en ſémeſtre. Il eſt très-vigoureux, il n’y a gueres de nuits qu’il ne me réveille et il me donne régulierement le bon jour et le bon ſoir. Il a une voix charmante. S’il paſſoit l’hiver ici, j’en ferois mon amant : mais il part le vingt du mois. Je le regretterai bien pendant deux jours ; ainſi juges ſi je lui ſuis attachée, car tu ſais bien que je ſuis inſenſible, et c’eſt néceſſaire dans notre métier. Aujourd’hui à l’un, demain à un autre. Notre vie eſt un changement perpétuel de connoiſſances et de conduite. Avec l’un folâtre, avec l’autre ſenſible et avec un troiſieme flegmatique ; il faut être un peu comédiene et changer de rôle à tout moment.

Mon vieux fait toujours bouillir la marmite, ſa femme dans ce moment eſt à toute extrémité. Il ne la quitte pas d’un inſtant. Il y a huit jours qu’il n’eſt venu me voir ; mais il envoye regulierement ſavoir de mes nouvelles.

Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Mercredi 6 Novembre 1782.


J’ai été lundi dernier aux Italiens, mon quart de loge commençant ce jour là. Je ſuis très-contente de Madame Dugazon. Qu’elle a de graces ! il eſt fâcheux qu’elle ne ſoit pas porteuſe d’une plus jolie figure. Je voudrois bien que Colombe et Adeline ne ſe peignent pas les levres avec du corail et ne ſe miſſent pas tant de blanc, cela les gâte au lieu de les embellir. La petite Débroſſe eſt gentille, elle a une petite figure de fantaiſie charmante ; c’eſt bien dommage qu’elle préfere, dit-on, les femmes aux hommes, mais c’eſt malheureuſement un goût qui regne à ce ſpectacle. Mesdames Julien, Verteuil, Leroi et Adeline, ſont accuſées d’avoir ce vice. Mais à propos de Débroſſe, quelqu’un m’a aſſuré qu’elle avoit le clitoris gros comme le petit doigt, et qu’il a des momens d’érection. Je ſerois curieuſe de le voir ; cela doit la gêner quand elle voit un homme. Que les danſeuſes y ſont laides ! ſi ce n’eſt la petite Riviere ; elle a une petite figure chiffonnée qui plaît. Voici deux couplets que ſon amant a faits pour elle.


A Mademoiſelle Riviere.
Air des amours d’été : Mon honneur dit etc.

Mon tendre cœur, ma charmante Riviere,
Pour toi me fit trahir tous mes ſermens ;
J’avois juré qu’en aucune maniere
Je ne ſerois au nombre des amans ;

Mais j’apperçus ta figure enfantine,
Et de nouveau l’amour fut mon vainqueur ;
Mais maintenant jamais aucune mine
Ne pourra rien ſur mon fidele cœur.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
Ton cher amant, ma charmante Riviere,

En ce moment, ne forme qu’un déſir :
C’eſt que bientôt, devenant tendre mere,
Nous puiſſions voir notre amour s’affermir ;
Mais de ton ſexe aimable et très-volage
Jamais n’imite la légereté :
Joins la ſageſſe aux attraits du bel âge,
Et tu ſeras ma chere déité.


Pour la premiere danſeuſe, c’eſt un ſquélette qui n’a que la peau ſur les os. Le Prince Marſan a cru avoir ſes prémices, il l’a entretenue quelque tems ; mais il n’a eu que les reſtes de Pariſeau, ſon ancien, directeur aux éleves de l’opéra. Elle lui devoit bien cela ; c’eſt lui qui l’a formée et faite ce qu’elle eſt. Elle a du talent pour la danſe ; ſa taille et ſon pied demandoient une autre figure. Tu ſeras ſurpriſe, ſans doute, de me voir ſi bien au fait de ce ſpectacle, pour ſi peu de tems que je le fréquente ; mais ton étonnement ceſſera, ſi tu veux te reſſouvenir que j’ai ſouvent chez moi la fleur des beaux eſprits, et que perſonne n’eſt mieux inſtruit que ces meilleurs de toutes les anecdotes des ſpectacles, de la cour et de la ville. Adieu, chere amie, porte-toi toujours bien, et donne-moi de tes nouvelles.

Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Jeudi 14 Novembre 1782.


Si cela continue, ma chere amie, je ſerai à mon aiſe dans peu. La Comteſſe m’a fait avertir qu’il y avoit cinquante louis à gagner ſi je voulois paſſer chez elle un quart d’heure. Comme j’ai des obligations à cette femme qui m’a rendu pluſieurs ſervices importans, et que c’eſt une reſſource à ménager, j’ai accepté. Je ſuis entrée chez elle par la porte de derriere et ſuis ſortie de même. C’étoit un évêque qui avoit un caprice pour moi. Sa grandeur s’étant dépouillée de tous ſes vêtemens, me pria d’en faire de même. Ainſi nus, devant un bon feu, il me fallut remuer l’outil de ſa révérence, tandis que l’illuſtriſſime fourageoit, de ſes doigts ſacrés, le boſquet de Cypris. Animé par ce double jeu, les yeux pleins de luxure, et ſe ſentant dans une érection ſuffiſante, le voluptueux prélat me porta ſur le lit, où, par une douce et copieuſe libation, nous achevâmes le ſacrifice.

Je rentrai chez moi très-ſatisfaite. Le Comte y étoit venu ; mais Sophie qui entend le jare, lui a dit que je ne faiſois que de ſortir pour aller voir une de mes amies qui étoit en mal d’enfant et qu’elle ne ſavoit pas au juſte quand je ſerois de retour. Le Chevalier de Langeac que tu as connu autrefois vient de faire un charmant couplet ſur Nicolas, le voici :

Air : Et voilà, comme, et voilà juſtement.

Vous ſavez bien, mes chers amis,
Qu’il faut des coqs pour cocher nos poulettes.
Vous ſavez bien qu’il faut des nids
Pour y dépoſer les petits.
Vous ſavez bien que les fillettes

Tendent des lacs où nous ſommes tous pris ;
Or de ces nids, de ces coqs, de ces lacs,
L’Amour en a fait Nicolas.


Pluſieurs de nos anciennes connoiſſances que la miſere faiſoit raccrocher dans les rues, après avoir été ſi élégantes, ont été arrêtées ces jours paſſés et miſes à Saint-Martin[41], et pourroient bien aller de là à l’hôpital[42] pour quelques mois, ſi perſonne ne les réclame ; mais comme je connois un des premiers commis de la police, je ferai mon poſſible pour faire ſortir Flore et Violette. Il faut tâcher d’obliger, on ne ſait pas ce qui peut nous arriver. Je t’aime toujours.

Lettre de Mademoiſelle Roſimont.
Paris, ce 18 Novembre 1782.


Apprends, ma chere amie, qu’il y a deux jours que le pere Anſelme, Carme, eſt venu chez moi. Jamais je n’ai été ſi bien chevauchée ; je t’avoue que l’idée de me prêter à un moine me répugnoit ; mais la maniere dont il débuta vis-à-vis de moi me ſéduit. En entrant il mit cinq louis ſur ma cheminée, et me montrant un priape des plus gros, il me dit : “ foutre avec un inſtrument comme cela, on ne devroit pas payer ; mais il faut que le prêtre vive de l’autel „ et auſſitôt il me gîta ſur mon lit et ſans quitter priſe, il m’inonda cinq fois ; tu crois peut-être que c’eſt là tout, eh bien, tu te trompes, m’ayant un peu patinée, il recommença et le fit encore trois fois. Ma foi vivent les Carmes, s’ils ont tous la même vigueur (ce que m’a aſſuré pere Anſelme) leur renommée eſt bien juſte. J’ai été très-contente de lui, et lui de moi. Il doit revenir me voir et m’a même promis de me donner la pratique d’un de ſes amis. Adieu, je te ſouhaite de trouver quelques Carmes ou des gens qui leur reſſemblent.

Lettre de Mademoiſelle Julie,
Ce Jeudi 20 Nov. 1782.


C’étoit Lundi la fête du Comte, les Poëtes de ſa connoiſſance ſe ſont empreſſés de le complimenter en vers de leur façon. Il y a eu grand ſouper chez moi ; je lui ai donné pour bouquet mon portrait ſur un Souvenir. Il a été enchanté de ce cadeau, ſa joie étoit au comble, il étoit comme un fou. Comme je ſais qu’il aime la muſique, j’avois prié des muſiciens à ſouper, et il y a eu concert. Nous avons paſſé la ſoirée la plus agréable. Parmi les chanſons que l’on a chantées, j’en copie ici deux qui m’ont parues jolies.

ROMANCE.

Ne ſoyez qu’infidelles,
Sans crime on peut changer ;
Mais, ſans les outrager,
Aimez toutes les belles.
Si les amours portent toujours
Votre cœur ſur leurs aîles,
Imitez l’inconſtant Zéphir,
Sans bruit il pourſuit le plaiſir,
Et careſſe ſans les flétrir
Toujours roſes nouvelles.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
Le bruit eſt pour la gloire,

Le ſecret pour l’amour ;
Heureux amans, toujours
Cachez votre victoire :
Dans vos ſuccès ſoyez diſcrets,
Aimez avec myſtere ;
Le ciel fit les myrtes épais
Pour cacher ſous leurs voiles frais
Et les plaiſirs et les ſecrets
D’une tendre bergere.

CHANSON.

Pourquoi cette guerre civile
Entre gens faits pour être amis ?
Soyez d’une humeur plus facile,
Mes jeunes et mes vieux amis ;
Nul intérêt ne vous diviſe,
La Nature a marqué vos lots ;
N’ayez qu’une ſeule deviſe,
N’apprêtez point à rire aux ſots. bis

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
Que la jeuneſſe ait en partage,

A côté de mille agrémens,
Le défaut d’être un peu volage,
C’eſt un malheur de tous les tems :
Que de fâcheuſes découvertes
Aux vieillards donnent de l’humeur,
Qu’ils ſoient affligés de leurs pertes,
C’eſt encore une vieille erreur, bis.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur

Chaque âge aura toujours ſon code,
Ses plaiſirs et ſa vanité ;
Mais que la raiſon raccommode
L’enfance et la caducité :
L’une ſe croit trop raiſonnable,
L’autre trop ſûre de charmer ;
Faites mieux, ſoyez plus aimable,
Et apprenez à mieux aimer. bis.
Avec les jeux dans le village

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur

Le Comte m’a promis ſon portrait pour payer le mien ; j’en ſerai flattée, car je l’aime beaucoup malgré mes infidélités. A propos d’infidélités, mon jeune amant a acheté les poſtures de l’Arétin avec les gravures. Nous nous amuſons chaque jour à en eſſayer quelques-unes dans mon boudoir aux glaces. Ah ! quels momens délicieux nous paſſons enſemble ! les heures nous paroiſſent des inſtans. Ô divine jouiſſance ! rien n’eſt comparable au bonheur que tu procures. La vie maintenant m’eſt chere, j’aurois bien de la peine à la quitter. Que les tems ſont chargés ! il ne manque à mon bonheur, pour le rendre parfait, que d’avoir avec moi ma chere Eulalie. Adieu.

Lettre de Mademoiſelle Felmé.
Paris, ce 25 Nov. 1782.


La miſère, mon cœur, eſt parmi les pauvres Demoiſelles. Quantité qui anciennement ne faiſoient que des parties et des paſſades ſont réduites à racrocher. Flore et Violette qui y étoient obligées ont été arrêtées, et ſans Julie qui a employé quelques protections qu’elle a dans les bureaux de la police, elles alloient à l’hôpital au moins pour trois mois. Quel tems ! ah ! que la guerre eſt cruelle pour nous. Puiſſe-t’elle bientôt finir ? On dit que ça ſera pour le commencement de l’année prochaine. Je le déſire bien pour mes Conſœurs et pour moi ; car je végete.

Jeudi dernier, Sainte Marie et moi, nous avons fait chez la Préſidente un ſouper avec deux Italiens, ils étoient très-aimables et n’avoient nullement le goût ultramontain, il falloit ſeulement pendant la jouiſſance les fouetter avec un martinet de parchemin rempli de Camions.

Je ſuis inquiéte de ce que tu ne m’as pas accuſé la réception du manchon et de la péliſſe que je t’ai envoyés par le courier, tu dois cependant avoir reçu cela la veille de la Touſſaint. Adieu, mon cœur.

Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Mercredi 27 Nov. 1782.


En liſant celle-ci, tu vas t’écrier : toujours des vers ! mais tu m’as mandé qu’ils te faiſoient plaiſir, j’ai ſans ceſſe des Poëtes chez moi, il faut bien ſe conformer au goût de nos amans.

VERS
Sur un petit Arbriſſeau.

Tendre lilas,
Mon cœur à jamais te préfere
Aux faveurs de nos Mécénas,
Au vert olivier de Pallas ;

Plus que le laurier même à mes yeux tu ſais plaire,

Sur tous les arbriſſeaux je te donne le pas.
Cadeau chéri de ma bergere,
Orne le réduit ſolitaire

Où nuit et jour je rêve à ſes appas ;
Que de nos cœurs, interprête ſincere.
L’amour ſur ton écorce imprime l’entrelas
Et du nom de Glycere
Et de celui d’Hilas.
Puiſſes-tu de la main d’une ſi tendre mere,
Tranſplanté dans cette isle, émule de Cythere,
Que la Marne couronne et ceint d’un double bras,
Témoin officieux de nos joyeux ébats.
Protéger le plus doux myſtere !
Là, couchés mollement ſur la jeune fougere,
D’un dais de fleurs tu nous couronneras ;
A tes pieds nous prendrons les plus ſimples repas.
Tu te croiras heureux de notre ſort proſpere ;

Mais nos plaiſirs tu les tairas.
Ne ſouffre point qu’un chaſſeur ſanguinaire
Sous toi d’un tendre oiſeau médite le trépas ;
L’amour et ma Glycere
Ont ſeuls droit d’y tendre des lacs.
Sous ton ombre que je révere
Nous viendrons tous les ans oublier les frimats
Et te rendre au printems viſite réguliere.
Mais quand l’ardent Phœbus et l’Aquilon ſévere,
De ton feuillage ſec viendront couvrir la terre,
En te quittant, je me dirai tout bas :
Tel eſt le ſort de la fleur paſſagere.
Comme la fleur des champs, que le cœur de Glycere,
Amour, ne change pas.


Je finis, le Comte vient, adieu. Je te ſouhaite de la joie et de la ſanté.

Lettre de Mademoiſelle Violette.
Paris, ce 27 Nov. 1782.


Il m’eſt arrivé, ma chere Eulalie, une aventure bien déſagréable. J’ai été arrêtée et ſans la bonne Julie, qui s’eſt intéreſſée à moi, j’allois faire un ſéminaire à l’hôpital : comme cette aventure eſt ſue, ça va me faire du tort, et je ſuis dans le deſſein de quitter Paris. J’ai envie d’aller à Bordeaux, mandez-moi ſi vous me le conſeillez. Si vous me détournez de ce projet j’irai à Lyon ou à Marſeille. M’étant impoſſible de reſter ici où il n’y a pas de l’eau à boire à cauſe de la guerre, et que les femmes de qualité ſe mêlent auſſi du métier ; il n’eſt rien de ſi commun que d’entendre dire maintenant, Madame la Marquiſe ou Madame la Comteſſe, et même Madame la Ducheſſe, une telle eſt entretenue par Monſieur un tel. Et Meſſieurs les financiers ont la rage de donner dans la condition, ils croyent par là s’illuſtrer. Pauvres ſots qu’ils ſont quand ils ſeront ruinés, la Marquiſe ou la fille entretenue les mettront de même à la porte. J’attends, ma chere Eulalie, votre réponſe avec beaucoup d’impatience, je vous prie de croire que perſonne ne vous eſt plus ſincerement attachée que moi.

Lettre de Mademoiselle Julie.
Ce Lundi 2 Décemb. 1782.


J’ai oublié de te mander que Reneſſon a fait à la meſſe des Petits-Peres[43] la connoiſſance d’un vieux qui n’eſt pas trop dégoûtant. Il lui donne dix louis par mois pour avoir ſes entrées chez elle, lui permettant de faire, pendant ſon abſence, tout ce qui lui plaira. Il ne peut plus rien qu’une fois en ſix mois, mais ſon grand plaiſir eſt la magniote et de ſe faire donner le fouet. Elle a conſenti à tout cela et l’a pris en attendant mieux.

Roſette a été plus heureuſe, elle a maintenant pour entreteneur un Notaire. C’eſt du ſolide, et encore facile à tromper, ayant des occupations auxquelles il ne peut ſe ſouſtraire, et pendant leſquelles on peut être tranquille.

Le Comte eſt allé paſſer deux jours à Verſailles. Pendant ce tems, mon amant l’a remplacé. Il ſembloit que je reſſentois plus de plaiſir avec lui, et que les glaces faiſoient mieux leur effet. On a bien raiſon de dire qu’une choſe défendue paroît toujours meilleure. Je finis vîte, mon coëffeur m’attend pour me couper les cheveux et me friſer ; c’eſt une opération très-longue, et qui m’ennuie d’avance. Adieu.

Lettre de Mademoiſelle Felmé.
Paris, ce 7 Décembre 1782.

Tu n’as ceſſé, mon cœur, de me vanter les jolis vers que t’envoyoit Julie, et de me mander combien cela t’amuſoit. Dans peu je t’en enverrai qui je crois ne t’ennuieront pas.

Je ne ſais ſi à Bordeaux c’eſt comme ici, maintenant toutes les modes ſont à la Malbouroug, il n’y a pas même juſqu’aux chanſons qui ſont ſur l’air de Malbouroug. L’origine de cela eſt que le Roi étant allé avec la Reine voir Monſeigneur le Dauphin, ils trouverent ſa nourrice qui chantoit pour l’endormir. Ils voulurent ſavoir quelle chanſon, et elle leur chanta Malbouroug s’en va-t-en guerre. Le Roi et la Reine en rirent beaucoup, et cela en fut aſſez pour qu’on fit tout à la Malbouroug.

Le beau D*** a eu la petite vérole, on dit qu’il en eſt tout défiguré, j’en ſuis charmée il étoit trop infatué de ſa figure ; il ne regardoit jamais une femme ſans qu’il n’ait l’air de dire, en vérité je vous fais trop d’honneur, avouez que vous ſeriez bien aiſe de me poſſéder. Les femmes devroient bien ſe liguer contre cette eſpèce d’hommes ; mais il me ſemble que plus un homme eſt fat et impertinent, plus les femmes le recherchent. Que nous avons grand tort ! quand ouvrirons-nous les yeux ? Adieu, mon cœur, je te ſuis attachée pour la vie.

Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Lundi 9 Déc. 1782.


La femme à mon Prince Ruſſe eſt revenue et m’a dit qu’un Italien d’un très-haut rang qu’elle ne pouvoit nommer, encore moins dire la qualité, demandoit la même grace que le Ruſſe, et accepteroit le marché au même prix, pourvu que je vouluſſe me prêter à la mode de ſon pays. Je me ſuis beaucoup récriée ; j’ai dit que c’étoit une propoſition horrible. La femme m’a répondu que chaque pays avoit ſes uſages ; elle m’a enſuite cité nombre de nos élégantes qui n’étoient pas ſi difficiles. Les cinq cents louis, plus que toutes ſes raiſons, me déterminerent ; j’étois curieuſe en outre de voir ce qu’une femme éprouvoit à ce jeu. J’ai donné rendez-vous et m’y ſuis rendue. Ce n’eſt qu’avec bien de la peine que notre Italien en eſt venu à ſon honneur, j’ai cru qu’il me déchireroit le derriere, je n’ai pu m’empêcher de crier. En vain, pendant qu’il opéroit, ſes mains cherchoient-elles à me procurer du plaiſir, je n’en ai pu prendre aucun, et ſuis ſortie en jurant bien que jamais je ne ſouffrirois qu’on jouît de moi à l’Italienne. Je ne te conſeille pas, chere amie, d’en eſſayer. Adieu ; brûle cette lettre, de crainte qu’elle ne s’égare.

Lettre de Mademoiselle Julie.
Ce Lundi 16 Décemb. 1782.


Depuis ma derniere aventure, je ne puis concevoir comment Thevenin, ſurnommée l’As de pique[44] ; aime beaucoup à être vue à l’Italienne, et prie ceux qui veulent la voir de le faire ainſi. Sans doute c’eſt de peur de faire des enfans.

Mon Comte eſt de retour de Verſailles, j’ai paſſé la nuit dans ſes bras. L’abſence avoit fait un très-bon effet ; il en étoit plus vigoureux et plus amoureux. Il m’a dit qu’à la Cour on parloit fortement de la paix, il ſait le déſir que j’ai qu’elle ſe faſſe.

Je viens de voir la liſte de la loterie de France, j’ai gagné neuf cents livres paſſé. Hélas ! quand j’étois dans l’embarras, je n’aurois pas eu ce bonheur-là. L’eau va toujours à la riviere. Je vais employer cet argent à m’acheter quelque pompon de diamant ; le Comte ne m’en a pas encore donné, ayant été obligé de dépenſer beaucoup pour me meubler et monter ma maiſon. Il m’en a promis pour l’année prochaine, mais c’eſt encore bien long.

J’irai demain faire tes emplettes de chiffons. Je prendrai ce qu’il y a de plus nouveau. Je tâcherai auſſi que dans le paquet il y ait les ſouliers

de Charpentier[45]. Adieu.
Lettre de Mademoiſelle Felmé.
Paris, ce 20 Déc. 1782.


Qu’avec plaiſir, mon cœur, je vois la fin de l’année. Jamais je n’en ai eu une ſi mauvaiſe, malgré toute mon économie, il m’a été impoſſible de rien mettre de côté. Je ſuis même bien heureuſe de n’avoir pas été obligée de prendre ſur mes épargnes, cela me recule beaucoup pour quitter le métier.

J’ai été hier me faire dire ma bonne aventure[46]. On m’a promis beaucoup de bonheur, et avant un an un entreteneur. J’ai la plus grande confiance dans cette Bohémienne. C’eſt la même qui a prédit à Reneſſon une partie des aventures heureuſes qu’elle a eues, elle en a fait autant à Roſiere.

Tu ſauras que maintenant la Duthé eſt mariée à un riche négociant de Londres. On dit qu’elle eſt devenue très-vertueuſe et ne s’occupe que des affaires de ſon ménage. Cette fille a bien fait ſon chemin quoique ſans eſprit. Il n’y a, mon cœur, dans notre métier qu’heur et malheur, comme dans le militaire.

J’eſpere que cette année je pourrai aller courir les meſſes de minuit. Je ne ſuis pas comme l’année paſſée retenue dans ma chambre par un gros rhume.

Au cas que je ne t’écrive plus de l’année, ſois perſuadée, mon cœur, que perſonne ne forme des vœux plus ſinceres pour ton bonheur que ta chere et tendre amie pour la vie.

Lettre de Mademoiselle Julie.
Ce Samedi 19 Décembre 1782.


Tes commiſſions ſont faites ; je me flatte que tu ſeras contente : elles doivent partir par la premiere diligence. J’ai ajouté une petite robe d’un petit ſatin à la mode ; ſurement tu ſeras une des premieres à le porter à Bordeaux.

Voici des vers que mes beaux eſprits m’ont donnés pour du nouveau. Puiſſent-ils t’amuſer. Il ne paroît jamais de nouveautés, qu’on ne me les liſe. Souvent je ne les écoute pas, et ſuis occupée à autre choſe.


Très-humbles Remontrances du Fidele
Berger, Confiſeur rue des Lombards,
à M. le Vicomte de Ségur.

O vous, dont la muſe légere,
L’enjouement, les graces, le ton,
Cueillent les roſes de Cythere
Et les lauriers de l’Hélicon ;
Qui de nos amans infideles
Préſentez à toutes nos belles,
Et les charmes et le danger,
Aviez-vous beſoin de voler,
Ségur, pour vous faire aimer d’elles,
Les fonds du Fidele Berger ?
Que deviendront mes friandiſes,

Mes petits cœurs et mes bombons ?
Qui briſera mes macarons
Pour y trouver quelques deviſes ?
Aſſuré pour le nouvel an
De Meſſieurs de l’Academie,
J’avois épuiſé leur génie,
Et j’en étois aſſez content ;
Mais près de vous quel auteur brille ?
Vous poſſédez aſſurément
Plus d’eſprit et plus de talent
Qu’il n’en tient dans une paſtille.
Entre nous autres Confiſeurs ;
Nous ſavons ce que ſur les cœurs
Peuvent produire les douceurs.
Si donc une des nobles dames
Que vous chantez ſi galamment,
S’échauffant à vos douces flammes,
Fait de vous un heureux amant,
Songez au dédommagement

Que vous devez à ma boutique,
Et m’accordez votre pratique
Pour le baptême de l’enfant.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur

Le jour de Noël, j’irai à la meſſe de minuit ; il y aura grand réveillon chez moi, c’eſt le Comte qui a arrangé cela.

Le Comte attend ſans doute le jour de l’an pour me donner ſon portrait, afin que cela me ſerve d’étrenne. Quant à moi, je lui donnerai une gerbe de mes cheveux.

Adieu, ma chere, prens garde de t’enrhumer, le tems eſt des plus froids ; je touſſe un peu, et je me diſpoſe à garder la chambre, quoique ce ſoit aujourd’hui mon jour de loge aux Italiens.

Lettre de Mademoiſelle Roſimont.
Paris, ce 27 Décembre 1782.


Ah ! ma chere amie, que la veille de Noël je me ſuis amuſée à courir les Meſſes de Minuit, j’étois avec un officier de dragon, mis en bourgeois et moi en bourgeoiſe. Vingt fois j’ai penſé éclater de rire en voyant ces vieilles dévotes édentées, qui ne ceſſoient de ſe donner des mea culpa et ſe battoient pour parvenir au confeſſional. Je plains le prêtre obligé d’entendre leurs vilains péchés ; car en vérité je défie qu’elles en faſſent d’autres. J’imagine qu’ils ſe dédommagent lorſque quelque jeune tendron vient leur raconter ſes frédaines. Il me prit envie d’aller me mettre dans le confeſſional afin de voir ſi je ne pourrois rien entendre. Mon conducteur m’en empêcha et il fit bien. J’aurois été fort ſotte ſi le prêtre ſe fut retourné de mon côté, je n’aurois ſçu que dire, ne me ſouvenant plus comment il faut s’y prendre.

Après avoir couru depuis onze heures juſqu’à une heure du matin nous ſommes venus faire réveillon et coucher enſemble. Mon officier a célébré les trois meſſes de noël et je gage qu’aucun prêtre n’a officié de meilleur cœur que lui ; pour moi je l’ai bien ſecondé.

P. S. Excuſe, ma chere amie, j’oubliois de te ſouhaiter une bonne année. Je déſire que dans le courant de 1783 tu ne ſois jamais ratée, et que tu goûtes ſoir et matin du bonheur ſuprême. Avoue que voilà des ſouhaits dignes de ton eſpiégle. Mais badinage à part ils ſont très-bons et plus d’une femme déſireroit qu’ils s’accompliſſent à ſon égard. Rien n’eſt au-deſſus de la jouiſſance. Ces momens fortunés dans la vie ſont tout notre contentement. Hélas ! ſans eux que ſerions-nous ? Pour moi je ne pourrois ſupporter la vie.

Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Dimanche 29 Décembre 1782.


C’est la derniere fois que je t’écrierai de l’année. La partie que je t’avois annoncée pour le jour de Noël n’a pas eu lieu à cauſe de mon rhume, mais je ſors depuis trois jours. Tout le tems que j’ai gardé la chambre je n’ai ceſſé d’avoir du monde, le Comte ne m’a pas quittée un ſeul inſtant, ce qui m’a beaucoup gêné. Je n’ai pu voir mon amant que quelques momens à la dérobée. Il ſe rendoit dans la chambre de Sophie, et lorſque je voyois le Comte fort occupé à jaſer, je m’échappois pour aller l’y trouver. J’ai une fois penſé être ſurpriſe. Comme je deſcendois de chez ma femme de chambre, j’ai trouvé le Comte qui y montoit, inquiet de ma trop longue abſence et craignant que je ne me fuſſe trouvée mal. En vérité, trop de ſoins ſouvent importune. Adieu, mon cœur, je te ſouhaite en 1783 tout le bonheur poſſible ; quant à mon amitié, elle ſera toujours la même.

Lettre de Mademoiſelle Victorine.
Paris, ce 30 Décembre 1782.


La femme de mon vieux, ma bonne amie, eſt morte, cela lui donne beaucoup d’affaires, j’en profite pour avoir plus de paſſades qu’à l’ordinaire quoique cependant elles ſont rares, attendu qu’il y a peu d’étrangers. Je vais aux ſpectacles d’où quelque fois je ramene quelqu’un ſouper chez moi. Il s’en eſt trouvé un parmi eux qui eſt ſingulierement conſtitué, il a trois couilles et un vit qui n’eſt pas plus gros que le petit doigt. Il bande beaucoup et décharge preſque auſſitôt, mais pluſieurs fois de ſuite ; en trois fois qu’il me l’a mis pendant la nuit, il a déchargé quatorze fois. J’ai vu quelques hommes dans ma vie, mais je n’ai jamais rien vu de ſemblable. Cela m’a divertie un moment. J’ai un jeune auteur dramatique qui me fait la cour. Il aura mes faveurs s’il veut me donner une entrée d’un an aux italiens[47]. Je finis, ma bonne amie, en te ſouhaitant beaucoup de bonheur pour l’année où nous allons entrer. Quant à mon amitié elle ſera toujours la même et durera autant que moi.


Fin du Tome Premier

Correspondance d’Eulalie, Bandeau de début de chapitre
Correspondance d’Eulalie, Bandeau de début de chapitre
LETTRES
DE
JULIE A EULALIE.



Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Jeudi 2 Janvier 1783.


Pour mes étrennes le Comte m’a donné une paire de bracelets en brillans, ſur l’un deſquels eſt ſon portrait, et ſur l’autre ſon chiffre et le mien. Je l’ai beaucoup remercié, mais il m’a impoſé ſilence de la façon la plus galante. Mon amant m’a donné un petit pompon, mes beaux eſprits, des vers et des dragées. Quelques amis du Comte m’ont donné d’autres petites babioles. Je ſuis très-contente, et voudrois que le jour de l’an vînt tous les mois.

Si tu as jamais un mari, je ſouhaite qu’il reſſemble au héros de cette chanſon, qu’on peut appeller le modèle des maris :

CHANSON ſur l’air d’Albaneſſe :

Chaque jour plus élégante,
Si partout ma femme plaît ;
Des amis qu’elle me fait,
Si toujours le nombre augmente,
Hé ! qu’eſt qu’ça me fait à moi ?
C’eſt ainſi qu’on repréſente.
Hé ! qu’eſt qu’ça me fait à moi.
Quand je chante et quand je boi ?

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur

Qu’elle reſte à ſa toilette
Juſqu’à l’heure du rempart ;
Que ſon panache avec art
Se leve et flotte en aigrette,
Hé ! etc.
Pour qui crois qu’elle eſt faite ;
Hé ! etc.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
De quel éclat elle brille,

On la lorgne et chacun dit :
La parure s’embellit
Sur une femme gentille.
Hé ! etc.
Le ſoir je la déshabille.
Hé ! etc.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
Qu’elle parcoure la foire,

Se donnant mille bijoux ;
Qu’un Chevalier des plus foux
La ramene à la nuit noire,
Hé ; etc.
Je ne paye pas le mémoire.
Hé ! etc.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur

Souvent, ſans que je la preſſe,
Elle ſoupe à la maiſon,
Et quand je rentre au ſalon,
J’y vois régner l’allégreſſe ;
Hé ! etc.
On me flatte, on me careſſe,
Hé ! etc.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
Le boudoir eſt préférable,

C’eſt là que Madame rit ;
Et plus le cercle s’étrécit,
Plus Madame eſt adorable ;
Hé ! etc.
Chacun m’applaudit à table.
Hé ! etc.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
Quand le champagne m’inſpire,

Elle pétille d’eſprit ;
C’eſt toujours elle qui dit
Le bon mot que j’allois dire.
Hé ! etc.
Je la vois pâmer de rire.
Hé ! etc.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur

Qu’ainſi chéris de leurs belles
On trouve peu de maris ;
Qu’on nous cite dans Paris
Tout comme deux tourterelles,
Hé ! etc.
Je cite auſſi mes modèles.
Hé ! qu’eſt qu’çà me fait à moi,
Quand je chante et quand je boi ?

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur

Il y a deux jours que j’ai fait connoiſſance avec un jeune officier aux gardes françoiſes qui a tout au plus dix-ſept ans. Il eſt de la plus jolie figure du monde. Je t’avouerai que j’en ſuis amoureuſe ; j’ai bien envie d’en faire mon farfadet. Je le crois encore novice, cela m’amuſera de lui donner la premiere leçon d’amour. Cependant à cet âge, à Paris, avoir encore ſon pucelage, cela me ſurprendroit. Je le ſaurai avant peu ; il vient me voir demain, et comme je me meurs d’envie d’en jouer avec lui, je lui donnerai ſi beau jeu, que, s’il fait quelque choſe, il le fera voir. Au ſurplus, s’il le faut, je ferai les avances, malgré ce qu’il pourra m’en coûter. L’amour n’écoute rien et fait taire les bienſéances. Tu vois, chere Eulalie, que je me diſpoſe à bien commencer l’année ; ſois perſuadée que je ne la paſſerai pas ſans bien m’en donner. Adieu. Porte-toi bien.

Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Samedi 4 Janvier 1783.


Hier mon petit officier, chere amie, eſt venu à dix heures du matin comme je lui avois dit. J’étois reſtée au lit. Sophie l’a introduit dans ma chambre et lui a approché un fauteuil près de mon lit. D’abord ſaiſiſſant une de mes mains, et la couvrant de baiſers, il m’a dit qu’il m’aimoit à l’adoration ; que depuis l’inſtant qu’il m’avoit vue, il n’avoit pas fermé l’œil, qu’il ne faiſoit que penſer à moi, et étoit conſumé par un feu brûlant, que ſi je ne l’aimois, il mourroit de chagrin. Hélas ! ſes yeux en diſoient davantage : ils étoient animés. Son diſcours, qu’il débitoit avec tant de chaleur et de vérité, joint à l’amour que je reſſentois déjà, me donnoient pour le moins autant de déſirs qu’à lui. Je lui paſſai la main derriere le cou, et lui donnai un baiſer de flamme, en lui diſant qu’une demoiſelle riſquoit beaucoup en ſe fiant trop légerement aux diſcours ſéduiſans d’un jeune homme ; que l’inconſtance et l’indiſcrétion étoient les moindres maux à redouter d’un tendre commerce avec des gens de ſon état et de ſon âge. Ah ! répliqua-t-il, je ne ſais comment ſont les autres, quant à moi, je jure d’être diſcret et de vous aimer toute la vie. Auſſitôt m’embraſſant il s’évanouit, et reſta un moment comme anéanti, la tête couchée ſur mon ſein : puis revenant ſubitement à lui, il recommença de m’embraſſer en ſoupirant et avec un regard languiſſant. Je m’apperçus alors qu’il étoit novice, et ſoupiroit après quelque choſe qu’il n’oſoit ni prendre ni demander. Je ſonnai Sophie et me levai auſſitôt, bien réſolue de ne pas perdre ma matinée, mais que mon joli boudoir ſeroit le théâtre de nos ébats. Je ne mis qu’un léger déshabillé piqué ; mon corſet étoit ouvert, et mes cheveux flottoient ſur mon ſein. Ainſi arrangée, je paſſai avec lui dans le boudoir, et l’ayant fait aſſeoir à côté de moi ſur mon canapé, je le laiſſai maître de s’emparer de ma gorge, et de me donner autant de baiſers qu’il voulut. Mais voyant qu’il étoit dans un état brillant, je fis en badinant ſauter les boutons de ſa culotte, et je vis alors paroître un bijou qui me fit friſonner de crainte et de plaiſir. Soit inſtinct naturel, ſoit que mon badinage l’ait rendu plus hardi, il paſſa la main ſous mes jupes et y fouragea. Son front ſe couvrit d’une aimable rougeur ; ſon trouble et ſon embarras étaient extrêmes, lorſque l’attirant tout d’un coup ſur moi, et dirigeant ſon dard amoureux vers le centre des plaiſirs, je lui en indiquai l’uſage. Je crus alors qu’il me déchireroit, tant il me faiſoit ſouffrir. Pluſieurs fois je le priai de ceſſer, mais inutilement ; ſemblable à un cheval échappé, rien ne pouvoit l’arrêter. Mais bientôt épuiſé lui-même par une ample effuſion de la liqueur amoureuſe dont je me ſentis inondée, il demeura un inſtant ſans mouvement, comme enivré de plaiſirs. Puis revenant de ſa léthargie il recommença de plus belle. Enfin, après quatre aſperſions, il s’arrêta. Pour moi, plongée dans une mer de délices, et ne ſentant plus rien à force de ſentir, j’étois tombée en pamoiſon. Mon éleve s’occupoit à conſidérer mes charmes ; ſes careſſes et les baiſers dont il couvroit toutes les parties de mon corps, me firent revenir à moi. Accablée de fatigue, je me recouchai ; mon amant me demanda de partager mon lit : je le lui accordai, ſachant le Comte à la cour ; mais ſous la condition qu’il me laiſſeroit dormir. Il me promit tout ce que je voulus ; mais à peine y avoit-il une heure que j’étois au lit, qu’il manqua à ſa parole. Je l’aurois grondé ſi j’en avois eu la force ; mais cela m’étoit impoſſible. Enfin, après une heure paſſée dans de nouveaux plaiſirs, nous nous ſommes levés et avons dîné enſemble. A quatre heures je l’ai congédié et me ſuis recouchée, voulant réparer mes forces. Adieu. Ton amie pour la vie.

Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Mercredi 8 Janvier 1783.


Voici ma chere, quelques petites nouveautés qui ont été dites à un ſouper qu’il y a eu chez moi le jour des rois. J’ai été la reine, le Comte ayant eu la fêve. La ſoirée a été des plus gaies.

Moralité.

Les courtiſans ſont des jetons,
Leur valeur dépend de leur place ;
Dans la faveur des millions,
Et des zéros dans la diſgrace.

Le Pere Laconique.

Conte.

Un Pere avoit un garnement
Qui faiſoit chaque jour quelques fraſques nouvelles,
On le nommoit la terreur des pucelles ;
Toujours au jeu, le vin étoit ſon élément.

Il avoit fui loin des yeux de ſon pere,
Qui ne pouvoit exhaler ſon courroux
Qu’en ſtyle épiſtolaire :
Or, des mots ne ſont pas des coups.
Le bon-homme en fureur ne ſachant plus que dire,
A ſon vaurien écrivit ces deux mots :
„ Si les coups de bâton, coquin, pouvoient s’écrire,
Tu ne lirois ceci qu’avec le dos. ”

Epigramme.

Pour tous les vers qu’il fait, le poëte Lubin
Reſſent une tendreſſe extrême :
Mais des enfans gâtés ſes vers ont le deſtin,
Leur pere eſt le ſeul qui les aime.

Mon petit Farfadet eſt bien inſtruit, il fera ce que je voudrai et ſera à mes ordres. Maintenant j’en jouis à mon aiſe et le contiens. Je veux cependant le tant exercer d’ici à dimanche, qu’il ne lui prenne pas fantaiſie de me faire aucune infidélité pendant les huit jours qu’il ſera à Verſailles pour ſa garde. Cela ſeroit un friand morceau pour quelques vieilles Ducheſſes, ou quelques paillardes de la cour. Le Comte ne ſe doute de rien. Amant, entreteneur, farfadet, je ſais les tromper tous, et faire croire à chacun qu’il poſſede ſeul mon cœur. Adieu.

Lettre de Mademoiſelle Victorine.
Ce 8 Janvier 1783.


Un jeune homme de ma connoiſſance, ma bonne amie, qui le jour des rois à ſoupé avec Mademoiſelle Saint-Leger, m’a raconté qu’ayant été reine de la fève, elle fit cet impromptu.

Air : Dans ma cabane obſcure.

Du poids de ma fortune,
Je n’ai point à gémir :
Loin qu’elle m’importune,
Mon cœur ſait en jouir.
Oui, la grandeur ſuprême
A les plus doux attraits,
Quand on peut dire j’aime,
J’aime tous mes ſujets.

M. de Saint-Ange répondit auſſitôt à ce couplet par celui-ci.

Air : Philis demande ſon portrait.

Qu’une princeſſe dans ſa cour,
Regne par l’étiquette,
Par les talens et par l’amour,
Ici regne Minette,
Phœbus, du laurier des neuf ſœurs
A courronné ſa tête ;
Et l’amour lui ſoumet les cœurs,
Par le droit de conquête.

Pour moi le jour des rois, j’ai ſoupé tête-à-tête avec mon jeune auteur dramatique qui me donne une année d’entrée aux italiens. Elle commencera le dix de ce mois. S’il eſt auſſi bon auteur que fouteur il doit réuſſir. Je lui accorderai quelquefois mes bonnes grâces. Sept fois dans une nuit ne ſont rien pour lui. Adieu, je ſouhaite que tu trouves à Bordeaux un homme qui lui reſſemble.

Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Lundi 13 Janvier 1783.


J’AI été hier au bal de l’opéra. J’étois miſe fort ſimplement, mais avec élégance. Reneſſon m’accompagnoit. J’avois ſur le viſage un petit loup[48] de velours noir. Je fus agacée pendant plus de deux heures par un étranger qu’on m’a dit être un Polonois. Je m’amuſai beaucoup de ſa maniere de me faire la cour. Son air guindé à vouloir contrefaire le petit-maître françois me faiſoit rire. Enfin, après m’avoir bien excédée, nous étant perdus dans la foule, il me dit que, ſi je voulois aller paſſer un quart d’heure avec lui dans une loge grillée dont il pouvoit diſpoſer, il me donneroit cent louis en deux rouleaux qu’il me fit voir. Je fis d’abord quelques façons, puis je me laiſſai aller. Imagine-toi que lorſque je fus rentrée chez moi, et que je voulus ſerrer mon argent, ayant défait les rouleaux, je n’y ai trouvé que des jetons. Je ſuis furieuſe contre cet étranger ; ſi je le tenois, je lui arracherois les yeux. Ah ! quel gueux ! Ce que je crains, c’eſt qu’il n’aille publier cette aventure, mais ce qui me tranquilliſe, c’eſt qu’il ne me connoît pas ; cela m’obligera à changer de déguiſement quand je retournerai au bal de l’opéra. Adieu, ma chere, penſe à ce qui m’eſt arrivé, ſi on veut te donner des rouleaux, et n’oublie pas de les défaire ; pour moi, je n’y manquerai jamais.

Lettre de Mademoiſelle Victorine.
Paris, ce 16 Janvier 1783.


Hier, ma bonne amie, mon vieux, qu’il y a quelques jours que je n’avois vu, eſt entré avec un air triſte. Je lui demandai ce qu’il avoit, „ ah ! me dit-il en ſoupirant, la mort de ma femme a réduit ma fortune à moitié, et je ſuis obligé d’aller vivre en province, vous ſavez combien je vous aime, voudriez-vous y venir avec moi. ” Je ne puis tout de ſuite me décider, répliquai-je auſſitôt, je vous demande trois jours pour cela. Hé bien ! ſoit, mon cœur, me dit-il en m’embraſſant, et me quitta pour aller vaquer à ſes affaires qui ne lui laiſſent gueres de tems libre. A peine étoit-il parti que je lui écrivis cette lettre :

„ Malgré, Monſieur, tout l’attachement que j’ai pour vous, je ne puis me réſoudre d’aller enſevelir mes charmes dans la province. Le théâtre de la capitale eſt celui ſur lequel ils doivent briller. Croyez que quoique éloignée de vous j’y penſerai toujours et n’oublirai jamais les marques d’amitié que vous m’avez données ; croyez auſſi que je vous déſire tout le bonheur que vous méritez. Vous trouverez ſurement en province quelques jeunes filles qui s’empreſſeront à briguer l’avantage de vivre avec vous. Le libertinage a étendu ſon empire juſques dans les provinces. Je me flatte que quoique je ne conſente point à vous ſuivre hors la capitale, cela ne m’empêchera pas de vous voir juſqu’à votre départ. Je vous attends le premier moment que vous aurez à vous. Votre chere amie. ”

Dès que j’eus cacheté ma lettre, je l’envoyai par mon domeſtique et lui recommandai de la remettre lui-même à mon vieux, et de bien remarquer la figure qu’il feroit en la liſant. Il a bien fait ſa commiſſion et m’a rapporté que le vieux n’avoit pas eu l’air trop affecté et l’avoit chargé de me dire qu’il viendroit me voir dans quelques jours et me faiſoit bien des amitiés. Il me tarde de voir ce qu’il me dira. Adieu, ma bonne amie, je t’en ferai part. Tu devrois donner plus de détails ſur ta vie de Bordeaux. Je te mande exactement celle que je mene ici.

Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Samedi 18 Janvier 1783.


Avant-hier, ma chere amie, il y avoit du monde à dîner chez moi ; on y a raconté mon aventure du bal. J’ai penſé rougir ; mais j’ai fait bonne contenance. Ce qui me faiſoit enrager, c’eſt que tout le monde paroiſſoit enchanté de ce que le Polonois avoit attrapé cette demoiſelle, ſur laquelle on lâcha mille quolibets ; il m’a fallu dire auſſi mon mot comme les autres. Le Comte diſoit qu’il donneroit dix louis pour la connoître, qu’il iroit lui en faire ſon compliment de condoléance. On a enſuite parlé nouvelles ; on aſſure que nous aurons la paix dans peu. Tant mieux, car la plupart de nos demoiſelles font une triſte figure. Au deſſert, comme d’uſage, on a lu quelques vers et chanté des chanſons. Tu trouveras ci-inclus ce qui m’a paru le plus amuſant. Les épigrammes ſurtout ont été fort applaudies de nos beaux eſprits, quoiqu’elles aient pu très-aiſément s’appliquer à chacun d’eux. Adieu.


ÉPIGRAMME.

Tout fier de quelques prix qu’au Louvre il remporta,
Du nombre des Quarante Argan ſe croit déjà.
Oui, j’en jure, dit-il, ſi la troupe immortelle
Ne m’a pas, à trente ans, au fauteuil inſtallé,
Je veux me brûler la cervelle.
Mes chers amis, c’eſt un cerveau brûlé.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
Autre.

Bas à quelqu’un, tout le long d’une allée,
Certain auteur ſa piece récitoit,
Dont l’autre ayant la cervelle troublée,
Bas contre lui de ſon côté peſtoit ;
Lorſqu’un paſſant, coupant leur promenade,
Au-devant d’eux fit un grand bâillement.
„ Paix, à l’auteur ſouffla ſon camarade,
Un peu plus bas ; cet homme vous entend. „


Chanson d’un homme de 50 ans, à
une jeune demoiselle, pour le jour de
ſa fête
.

Air : Avec les jeux dans le village.

De ta fête, aimable Suzette,
Jadis j’eus mieux fait les honneurs ;
J’aurois pu te conter fleurette,
Je n’offre aujourd’hui que des fleurs ;

Le tems a, d’une main péſante,
Couvert mon front de cheveux gris,
Et toi, ſur ta tige élégante,
Comme une roſe tu fleuris.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
Lorſque, ſous l’ombre paternelle,

Tu croiſſois à l’abri des vents,
Je diſois : elle ſera belle
Et la merveille de nos champs.
Mais maintenant ma douce envie
Eſt de voir hâter l’heureux jour,
Où cette fleur ſera cueillie
Et par l’hymen et par l’amour.


Lettre de Mademoiſelle Roſimont.
Paris, ce 21 Janvier 1783.


Je veux, ma chere amie, être la premiere à t’apprendre la nouvelle de la paix, elle eſt ſignée d’hier. On l’a annoncée aux ſpectacles. J’en ſuis au comble de la joie. J’aurai du plaiſir à faire danſer des guinées. On dit que c’eſt à M. le Comte de Vergennes que nous devons la paix. Tiens, je lui en ſais ſi bon gré, que s’il vouloit je coucherois gratis avec lui, et je te réponds que je n’épargnerois rien pour le faire bander. A ſon âge cela n’eſt ſouvent pas choſe aiſée. Mais je me donnerois tant de peines et j’y employerois tant de moyens que j’y réuſſirois. Adieu, ma chere amie, on m’annonce un jeune homme de ma connoiſſance et je vais m’en donner avec lui en l’honneur de la paix. Tu vois que ton eſpiégle eſt en 1783 comme il étoit en 1782. Je te promets qu’il ſera toujours le même.


Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Mardi 21 Janvier 1783.


La paix eſt enfin ſignée d’hier ; j’en ſuis au comble de la joie. On l’a annoncée au ſpectacle. Le roi eſt venu ce jour là aux François voir la premiere repréſentation du roi Lear, tragédie de M. Ducis, imitée de Shakeſpear. Les acclamations du peuple, qui ne ceſſoit de crier avec une allégreſſe extrême, Vive le Roi, Vive le Roi, lui ont aſſez témoigné la joie qu’on reſſentoit de la paix. On fait partout l’éloge de M. de Vergennes, qu’on nomme le pacificateur de l’Europe. Je ne te mande pas les conditions de la paix, cela t’intéreſſe fort peu. On dit qu’elles ſont très-avantageuſes pour la France et pour l’Eſpagne ; que l’orgueil des Anglois eſt ; enfin rabattu et qu’ils ne ſe regarderont plus comme les rois de la mer. Quand les Milords le voudront, ils le ſeront toujours des filles. Adieu. Je t’écris ceci à la hâte et en raccourci parce que j’ai un peu mal à la tête et ſuis fatiguée d’avoir paſſé une partie de la nuit à un bal bourgeois.

Lettre de Mademoiſelle Victorine.
Paris, ce 23 Janvier 1783.


Je ſuis, ma bonne amie, d’une colere affreuſe contre mon coquin de vieux. Ah ! le ruſé, le chien, qui auroit pu s’imaginer qu’il eut tant d’eſprit. J’étouffe de rage. Tu ſais bien qu’il m’avoit fait dire qu’il viendroit dans quelques jours. Eh bien ! il eſt arrivé ce matin dans un ſuperbe équipage et après m’avoir fait beaucoup de fauſſes amitiés, il m’a engagé d’aller avec lui ſous prétexte de lui dire mon avis ſur un appartement qu’il faiſoit meubler pour paſſer le reſte de l’hiver à Paris, ne voulant le quitter qu’au printems. J’y ai conſenti et auſſitôt prenant un deshabillé et ma péliſſe je ſuis parti dans ſa voiture. Arrivé à la chauſſée d’Antin, il m’a fait monter dans un ſuperbe appartement meublé avec tout le goût poſſible et où rien ne manquoit. Après avoir tout examiné, comme nous allions nous en aller, il me pria d’entrer dans la loge du portier et de l’y attendre un moment ayant à faire une viſite au bout de la rue, et me donnant un papier, tenez, voilà une pièce de vers qui paroît d’hier, liſez la, cela vous amuſera en m’attendant et auſſitôt il monte en voiture. La prétendue pièce de vers étoit cette lettre.

„ Devenu, Mademoiſelle, par la mort de ma femme poſſeſſeur d’une grande fortune. Je voulois vous la faire partager, mais avant il m’a pris envie de vous éprouver. C’eſt pour cela que je vous ai propoſé, de venir vivre en province avec moi ; votre lettre m’a appris à vous connoître, l’appartement que vous venez de voir eſt pour celle qui vous remplacera. Je déſire que vos charmes brillent ſur le théâtre de la capitale. Mais ils ſeront en concurrence avec tant d’autres qu’ils pourront être éclipſés. Vous pouvez, Mademoiſelle, après avoir lu cette lettre, vous en aller chez vous, où je ne remettrai le pied de la vie. Votre ancienne dupe. ”

Quoi que je fuſſe outrée de cette lettre je cachai mon dépit et un moment après j’envoyai chercher un fiacre diſant que Monſieur tardoit trop à venir me reprendre et que j’avois affaire chez moi. O ! tiens ma bonne amie, je ne me poſſède pas. Moi avoir été jouée par un homme. Quel affront ! je m’en vengerai ſurement.

Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Samedi 25 Janvier 1783.


Je ne t’écris qu’un mot pour t’envoyer une chanſon ſur la paix, et te mander que depuis trois jours je ſuis obligée de garder le lit pour une perte qui m’eſt ſurvenue de m’en être trop donné avec mon farfadet au retour de ſa garde, dans un tems où j’aurois dû être ſage. Je fais paſſer cela vis-à-vis du Comte pour avoir trop danſé au bal bourgeois. Mon chirurgien appuie là-deſſus, en diſant que les femmes devroient reſter tranquilles dans ces ſortes de tems et ne pas ſe remuer. J’enrage de ma ſituation qui me réduit à la continence au moins pendant dix jours. On me fait prendre des demi-bains, et l’on me fait des embrocations d’huile roſat ſur le ventre. Je ſuis à la diete et obligée de boire des tiſanes. Au diable la maladie, elle m’ennuie furieuſement. Adieu. Il faut que j’entre dans le bain. Ton amie pour la vie. Je ne te ſouhaite pas un état pareil au mien.

CHANSON.

La paix eſt donc certaine :
Chantons tous le ſage Vergennes.
Sur les bords de la Seine
Nous faut la publier.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
Nous faut la publier ;

Et ne pas oublier
Que le ſage Vergennes
Chantons, etc.
Nous donne cette étrenne
Qu’on ne ſauroit payer.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur

Qu’on ne ſauroit payer.
Ceinte de l’olivier,
Sa tête vaſte et pleine,
Chantons, etc.
Vient de briſer la chaîne

Qui ſembloit tout lier.
Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
Qui ſembloit tout lier.

Nous allons commercer
Sans contrainte et ſans gêne :
Chantons, etc.
Deſſus l’humide plaine
Nous pourrons naviguer.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
Nous pourrons naviguer

Et quand le Marinier,
Qu’un meilleur ſort ramene,
Chantons, etc.
Viendra reprendre haleine
Au ſein de ſes foyers.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur

Au ſein de ſes foyers,
Couronné de lauriers,
Sa femme en ſera vaine :
Chantons, etc.
Il contera la ſcene
De ſes exploits guerriers.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
De ſes exploits guerriers.

Puis du vin du celliers
Buvant à taſſe pleine :
Chantons, etc.
Enfans, parens, Marraine
Et le Ménétrier.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
Et le Ménétrier,

Crieront à plein goſier :
Vive le Roi, la Reine,
Le Dauphin, le ſage Vergennes !
Que le Ciel les maintienne
En joie un ſiecle entier.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
Lettre de Mademoiſelle Victorine.
Paris, ce 29 Janvier 1783.


Depuis, ma chere amie, que je ſuis ma maîtreſſe je vas ſouvant aux ſpectacles. J’ai été aux François voir l’Anglois à Bordeaux qu’on a joué à cauſe de la paix. C’eſt une piece charmante qui eſt de Favart pere ; il eſt dommage qu’il n’ait donné que cette piece aux François.

Pariſſeau, l’ancien directeur des éléves de l’opéra, vient de donner une charmante petite piece aux italiens, elle a été jouée le 24. C’eſt le bouquet et les étrennes, dont le ſujet eſt tiré d’un conte de M. Imbert. Elle a été fort applaudie. Mais ce ſont de ces pièces qui n’ont qu’un moment.

Hier j’ai été au bal de l’opéra ; il y avoit une heure que j’y étois lorſque je fus attaquée par un charmant petit maſque. Mais en vain je cherchai à le reconnoître. A la fin il me dit comment vous ne reconnoiſſez pas la petite Cécile, et auſſitôt m’entraînant dans un coin de la ſalle elle m’a conté qu’au bout d’un mois qu’elle étoit chez la Comteſſe, Monſieur de M***, fermier général, l’en avoit retirée et l’avoit miſe dans ſes meubles et lui donnoit un caroſſe de remiſe au mois. Elle m’a priée d’excuſer ſi elle n’étoit pas encore venue me voir, mais elle en a rejetté la faute ſur ce qu’elle étoit fort occupée à apprendre la muſique et à jouer de la harpe. Elle m’a fort engagée à aller dîner chez elle. Elle n’a eu de ceſſe que je n’aie accepté. J’y vas dimanche, elle m’enverra ſa voiture me chercher. Elle loge à la chauſſée d’Antin et à changé de nom, elle s’appelle maintenant Olympie.

Perſonne n’a encore remplacé le vieux qui a maintenant la petite Roſette. Comme les étrangers abondent ici, je vais tâcher d’en ſubjuguer un. Adieu, écris moi donc, tu es d’une pareſſe inſuportable.

Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Jeudi 30 Janvier 1783.


Le Comte m’obſede, ma chere amie, à force de ſoins ; il ne me quitte preſque pas. Je ne puis voir ni mon amant, ni mon farfadet. Pour me diſtraire, il s’occupe à me lire mille jolies choſes, entr’autres un nouveau recueil de pièces choiſies. Je l’ai prié de m’en copier pluſieurs que je t’envoye ci-jointes.

On dit qu’il arrive déjà beaucoup d’Anglois ; je déſirerois bien que la paix te ramene à Paris ; il y a bien long-tems que je ne t’ai vue, j’aurois bien du plaiſir à t’embraſſer encore. Je te dirai pour toute nouvelle qu’on a volé la montre à Reneſſon au dernier bal de l’Opéra ; elle a été en faire ſa déclaration à la Police et, fort heureuſement pour elle, le filou ayant été arrêté le lendemain, ſa montre lui a été rendue ; elle en a été quitte pour la peur. On m’annonce mon Médecin, je quitte la plume, je la reprendrai dès qu’il ſera ſorti.

Demain, ma chere amie, je pourrai me lever, mais il faudra reſter ſur ma chaiſe longue. De huit ou dix jours, je ne pourrai monter en voiture, et mon Médecin m’a dit qu’il falloit que je force le Comte à être ſage encore douze jours au moins ; cela me déſole. Je crains qu’on ne m’enleve mon farfadet pendant ce tems-là, mais pour me le conſerver, je ferai uſage de mes mains. Le Comte eſt obligé d’aller à Verſailles pour un jour ou deux, je le verrai tout à mon aiſe en ſon abſence. Tu vois l’ordre et l’arrangement que j’ai dans mes affaires, ſi tu m’en crois, tu imiteras ta chere Julie.

Conte.
Le Souper du Prédicateur.

Un Cordélier avoit un jour prêché
Un beau ſermon contre l’intempérance,
Et déployé toute ſon éloquence,
Pour démontrer que c’eſt un grand péché.
Un auditeur qui ſe ſentit touché,
Court s’accuſer d’un peu de gourmandiſe.
Dans la cellule, il voit la nappe miſe,
Et de Champagne un flacon débouché,

Plus, deux perdrix, une rouge, une griſe ;
On peut juger quelle fut ſa ſurpriſe.
Par mon ſermon, je vous ai convaincu,
Dit le Pater ; mais l’habitude eſt priſe,
Et c’eſt ainſi que j’ai toujours vécu.
Diſpenſez-vous d’un conſeil inutile :
Tout ce que j’ai prêché pour un écu,
Pas ne voudrois le faire pour cent mille.

Epigramme.

La jeune Eglé, quoique très-peu cruelle,
D’honnêteté veut avoir le renom ;
Prudes, pédans vont travailler chez elle
A réparer ſa réputation.
Là, le jour, le cercle miſantrope

Avec Eglé, médit, fronde l’amour :
Hélas ! Eglé, ſemblable à Pénélope,
Défait la nuit tout l’ouvrage du jour.

Le ſerment de dupe.

Jurer de n’aimer que Julie
Et tenir ce qu’on a promis,
C’eſt vouloir s’amuſer deux nuits,
Pour s’ennuyer toute ſa vie.

FABLE.
Jupiter et la Brébis.

Grand Jupiter ! diſoit dans ſon émoi
Une Brebis au maître du tonnerre,
Las ! tout ce qui peuple la terre,
De tous les tems, s’eſt ligué contre moi.
J’ai beaucoup à ſouffrir ; chacun me fait la guerre.
Le Dieu l’entendit
Et lui dit :

Pauvre chétive créature,
Il eſt trop vrai, je conviens de mon tort ;
De tant d’êtres divers en peuplant la nature,
J’oubliai qu’un arrêt du ſort
Soumettoit tout à la loi du plus fort,
Et toi ſeule n’as rien pour repouſſer l’offenſe.
De griffes, ſi tu veux, je vais armer tes pieds ;
Ta bouche va t’offrir une belle défenſe. —
Avec les animaux cruels et carnaſſiers
Je ne veux pas de reſſemblance,
Dit la Brebis. — Aimes-tu mieux
Que ſous tes dents un poiſon — Ah ! grands Dieux. !
On les hait trop, ces bêtes venimeuſes.
— Eh bien, je vais parer ton front
De deux cornes majeſtueuſes,
Et de ton cou les forces s’accroîtront. —

Non, mon pere, non, non, l’offre eſt trop dangereuſe,
Je deviendrois peut-être querelleuſe.
— Mais ta raiſon eſt en défaut,
Répond Jupin, c’eſt une regle admiſe,
Si tu ne veux pas qu’on te nuiſe,
Il faut pouvoir nuire. — Il le faut,
Répond en pleurant la pauvrete ?
Laiſſez-moi donc comme vous m’avez faite.
A mes ennemis furieux
Je ne prétends plus me ſouſtraire ;
Je ſubirai mon ſort, et j’aime mieux
Souffrir bien du mal que d’en faire.

Vers à Mlle, de *** qui peignoit des Papillons.

Oui, ſous votre pinceau, je vois tout s’animer ;
Vos papillons, Iris, ſont ceux de la nature,

Et vous avez trop bien le ſecret de charmer
Pour en faire jamais autrement qu’en peinture.

Conte.
Le mauvais Imprimeur.

Nicodême, fils d’imprimeur,
Et Suſon, fille de Libraire,
S’éprirent d’une folle ardeur,
Sans pourtant ſonger à mal faire.
Amour fit un jour au duo
Eſſayer du baiſer la volupté ſuprême,
Si que la paſſion du pauvre Nicodême,
D’in-ſeize qu’elle étoit, devint in-folio.
Leurs quatre levres toutes neuves,
Du premier choc trouverent le plaiſir ;
Tant eſt vrai qu’on fait bien quand on cede au déſir,
Tant eſt vrai qu’en baiſant n’eſt pas beſoin d’épreuves.

Or Nicodême auſſitôt s’en alla :
„ Ah ! dit la fille du Libraire,
Le ſot Imprimeur que voilà !
Peut-il attrapper la maniere
D’un baiſer comme celui-là,
Et n’en tirer qu’un exemplaire ?

Le Nombre fâcheux.

Maudits ſoient grilles et verroux,
Avec eux les maris jaloux,
Et toute prude ſurveillante !
Liſe toujours eſt chez ſa tante :
J’y vais, dans un fauteuil, à l’aiſe au coin du feu,
Doucement la tante ſommeille.
Voyant cela, Liſe à l’oreille
Me dit : enfin, Damis, je te dois un aveu ;
Oui, pour jamais mon tendre cœur t’adore.
Depuis long-tems auſſi, même ardeur me dévore,
Lui dis-je à demi-voix ;

Ah ! ſi nous n’étions deux, que ſerions-nous, ma chere ?
Elle ſaiſit ma main, contre ſon ſein la ſerre,
Et répond ſeulement : hélas ! nous ſommes trois.


Jugement de l’Amour ſur les yeux noirs
et les yeux bleus.

Un jour les beaux yeux noirs, aux vives étincelles,
Et les bleus aux regards doux, tendres et mourans,
(Jamais plus grand objet n’intéreſſa les belles)
Voulurent à la fin terminer leurs querelles,
Et que l’amour fixât leurs rangs.
Au Juge de Cythere ils préſentent requête ;
Ils plaident : mes amis, c’eſt bien en pareil cas

Qu’il eſt charmant de voir plaider les Avocats.
L’amour en bonne et grave tête,
Sur la foi des baiſers, integres rapporteurs,
Mit ainſi d’accord les plaideurs :
Les yeux noirs ſavent mieux briller dans une fête,
Les bleus ſont plus touchans à l’heure du berger ;
Les yeux noirs ſavent mieux conquérir, ravager,
Les bleus gardent mieux leur conquête ;
Les noirs prouvent un cœur plus vif, mais plus léger,
Les bleus un cœur plus tendre et moins prompt à changer ;
Les noirs lancent mes traits, les bleus ma douce flâme ;
Les noirs peignent l’eſprit et les bleus peignent l’âme.

ENVOI.


A juger des beaux yeux l’Amour riſqua les ſiens ;
Une belle aux yeux noirs eût pu venger ſa cauſe.
Même par ce récit je ſais que je m’expoſe ;
Mais vos yeux indulgens protégeront les miens.


Lettre de Mademoiſelle Felmé.
Paris, ce 11 Février 1783.


Tu dois, mon cœur, m’avoir cru morte ne t’ayant pas écrit depuis plus de ſix ſemaines. Hélas ! ce n’eſt pas de ma faute. Tu ſais que je t’avois mandé que j’irois à la meſſe de minuit. Eh bien ! j’y ai été il m’en ſouviendra long-tems. On m’y a volé une montre d’or de quinze louis, et j’ai gagné une ſuppreſſion, qui m’a miſe à deux doigts du tombeau. Je ſuis encore d’une foibleſſe extrême et ma figure eſt à faire peur. Je ne pourrai me montrer de plus de quinze jours ; ſi je ne trouve quelque Anglois pour payer les frais de ma maladie et réparer mon tems de non-valeur[49], je ſuis écraſée. Adieu, mon cœur, je n’ai pas la force de m’entretenir plus long-tems avec toi.

Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Vendredi 7 Février 1783.


Tu ſauras, ma chere amie, que le Marquis de *** vivoit depuis trois mois avec la belle Sainte-Marie. S’étant douté qu’elle lui faiſoit des infidélités pendant les fréquens voyages qu’il étoit obligé de faire à la cour, il l’a fait épier. On lui a rapporté que l’Evêque de ** le remplaçoit ſouvent dans le lit de la belle. Piqué de cet affront, il réſolut de s’en venger avantageuſement. En conſéquence il prétexta un voyage de pluſieurs jours. Le Prélat ayant été informé de l’abſence du Marquis, ne manqua pas, ſelon ſa coutume, de ſe rendre chez Sainte-Marie. Le Marquis vient au milieu de la nuit, et comme il avoit un paſſe-partout, il entre ſans être apperçu. Arrivé près du lit, il en tire les rideaux et fait l’étonné en reconnoiſſant Monſeigneur. Soyez le bien venu ici, lui dit-il ; mais, en vérité, il n’eſt pas juſte que je paye vos plaiſirs. Il y a trois mois, Monſeigneur, que je vis avec mademoiſelle, elle me coûte quinze mille livres, il faut que vous me les rendiez, ou j’envoye chercher la garde pour vous arrêter et vous reconduire chez vous. Monſeigneur voulut compoſer, mais il n’y eut pas moyen de reculer. Il donna ce qu’il avoit ſur lui et fit un billet du reſte payable le lendemain. Le Marquis tirant les rideaux leur ſouhaita une bonne nuit, et dit à Monſeigneur qu’il lui cédoit tous ſes droits ſur la belle. Le billet ayant été acquitté le lendemain, le Marquis n’eut rien de plus preſſé que de publier ſon aventure, qui fait aujourd’hui la nouvelle du jour. Monſeigneur en eſt plus déſolé que de l’argent que cela lui coûte ; on croit qu’il ſera obligé d’aller faire un tour à ſon dioceſe.

Ma ſanté va toujours mieux. Demain je monterai en voiture pour la premiere fois. Adieu.

Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Jeudi 13 Février 1783.


Depuis que je peux monter en voiture, je me ſuis un peu dédommagée du tems que j’ai gardé la chambre. J’ai été à tous les ſpectacles, et ce ſoir je vais au bal de l’Opéra. Mais je ſuis obligée d’avoir beaucoup de ménagemens pour l’amoureuſe jouiſſance ; j’en enrage ainſi que mon farfadet et mon amant à qui je rends de petits ſervices pour éviter les infidélités. Cela les calme un peu ; mais ce jeu ne fait qu’irriter mes déſirs, en voyant dans ma main le fruit défendu ſans en pouvoir goûter.

Les Anglois arrivent en foule. L’intrigant S*** qui eſt au fait de tout cela, m’a aſſuré qu’il y en avoit plus de ſoixante à Paris. Il va tâcher de ſe placer pour interprete auprès de quelqu’un ; il m’a propoſé de me faire faire avec eux quelques paſſades[50]. J’y ai conſenti, pourvu qu’elles ſoient au moins de cent louis. Nous ſommes convenus qu’il en auroit le quart, et que ſon appartement ſeroit le lieu de nos rendez-vous et le théâtre de mes ſecrets ébats. Rien n’eſt plus commode que ſon logement pour ces ſortes d’intrigues ; il demeure dans le paſſage du Commerce, qui, comme tu ſais, a trois iſſues ; on peut entrer ou ſortir alternativement par l’une ou par l’autre, ſans crainte même du ſoupçon. Je crois, ma chere amie, que ſi tu étois ici, tu ferois bien tes affaires. Tu as une jolie figure, et tu ſais amorcer tes amans. Adieu. Je vais voir comment je me maſquerai ce ſoir pour que le Polonois ne puiſſe pas me reconnoître. Je ſuis fâchée de ne pouvoir m’en venger, je le ferois avec bien du plaiſir ; mais ce qui me conſole, c’eſt que mon hiſtoire étant ſue, il ne trouvera plus de dupes. Porte-toi bien.

Lettre de Mademoiſelle Victorine.
Paris, ce 15 Février 1783.


J’ai dîné chez Olimpie le jour que je t’ai mandé, elle m’a reçue le plus amicalement du monde, et m’a donné une jolie montre ; ce qui augmente ſon prix eſt la maniere dont elle m’a fait ce préſent. En arrivant elle s’eſt plainte de ce que je venois bien tard, et m’a dit : ſurement votre montre va mal. Tenez, ma chere Victorine, faites-moi le plaiſir d’accepter celle-ci ; jamais elle ne marquera d’heure que je ne penſe que c’eſt à vous que je dois mon bonheur. Le dîner a été des plus gais. Le ſoir nous avons été à l’Opéra où elle a une petite loge. Son financier y eſt venu ; il m’a fait toutes ſortes d’honnêtetés. Après le ſpectacle elle m’a ramenée chez moi, en exigeant que je lui promiſſe que j’irois la voir ſouvent. Je ne te ferai pas les détails de tout ce qu’elle a. Je me contenterai de te dire qu’elle eſt ſuperbement meublée, et que ſa garderobe eſt de porcelaine. Il y a des perſonnes bien heureuſes dans notre état. Adieu, ma bonne amie.

Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Mardi 18 Février 1783.


J’ai été, ma chere amie, au bal Jeudi et Dimanche dernier, où je me ſuis bien amuſée. J’étois Jeudi avec ma femme de chambre, et le Dimanche avec mon farfadet que j’avois habillé en femme, comme il a la peau très-blanche et n’a pas encore de barbe, mes ajuſtemens lui vont à merveilles. Le Comte a paru fort intrigué de ſavoir avec qui j’étois, je lui ai dit que c’étoit une nouvelle connoiſſance que je lui préſenterois au premier jour, il s’en eſt contenté. Après le bal, j’ai amené mon farfadet chez moi, et lui ai donné mes prémices depuis ma maladie ; mais je ne l’ai pas laiſſé en prendre à ſa fantaiſie, parce qu’on m’a recommandé beaucoup de modération ſur cet article. D’avoir été quelque tems ſage, cela ne m’a pas fait de mal ; j’ai mieux ſenti le plaiſir. Demain le Comte aura ſon tour, c’eſt choſe convenue avec le médecin. Adieu, je te ſouhaite joie et ſanté.

Lettre de Mademoiſelle Victorine,
Paris, ce 20 Février 1783.


Mardi dernier, ma bonne amie, j’étois allée aux italiens, pour voir la premiere repréſentation de Sophie de Francour. On avoit joué les deux premiers actes lorſqu’après un aſſez longue interval, M. Granger vint prier d’attendre quelques inſtants parce que Mademoiſelle Pitrot s’étoit évanouie. Au bout d’un quart d’heure le même acteur revint dire que l’état de Mademoiſelle Pitrot ne lui permettant pas de continuer ſon rôle, on prioit d’accepter au lieu de la piece nouvelle, l’Officieux ou les deux Jumeaux, on a demandé que quelqu’un lut le rôle ne voulant pas d’autre ſpectacle. On a baiſſé le rideau qui s’eſt rélevé après une demie heure et Carlin s’eſt préſenté. On a crié de nouveau que quelqu’un lût le rôle, qu’on vouloit la nouvelle piece. Enfin Carlin à force de Lazis avec leſquels il a harangué le public, eſt parvenu à faire faire ſilence, et l’on a joué les deux Jumeaux.

Tu verras inceſſamment le chevalier de S***, il va à Bordeaux pour un procès. Je lui ai promis de te le recommander. Tu peux en tirer parti. Mais je te préviens qu’il a la manie du ſentiment et n’aime pas qu’on lui demande. Quand il a le cœur pris, il ne s’agit que de montrer des déſirs pour qu’il les ſatisfaſſe. Je l’ai eu pendant quelque tems. Il m’a quittée lorſqu’il fut rejoindre ſon régiment. A ſon retour la place étoit priſe. Il me voit comme une ancienne connoiſſance. Quelques-fois il a mes faveurs. Il les paye bien. C’eſt un bon pigeonneau. Tu vois que je penſe à toi, crois que je te ſerai attachée pour la vie.

Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Samedi 22 Février 1783.


Je crains d’avoir fait une imprudence en menant mon farfadet au bal de l’opéra déguiſé en femme. Le Comte m’a parlé pluſieurs fois de ma nouvelle amie ; il a eu l’air de me railler et dit qu’il ſeroit enchanté de la connoître. Il me bat un peu froid, cela m’inquiete, quoique ſur le pied où je ſuis, j’aurai bientôt trouvé quelqu’un qui briguera l’honneur de ſe ruiner avec moi. Nous ſommes, ma chere amie, des effets commerçables, et nous augmentons de valeur à proportion que nous changeons de main. Au reſte, arrive ce qui pourra, je ne ſerai pas embarraſſée ; il y a déjà ici beaucoup d’étrangers, et il en arrivera ſurement encore ; ainſi là-deſſus, point d’inquietude. Adieu, chere amie, il faut pourtant convenir que la vie eſt remplie de bien des traverſes.

Lettre de Mademoiſelle Felmé.
Paris, ce 27 Février 1783.


Je ſors depuis quelques jours, mon cœur, et ce ſoir je vas au bal de l’opéra. Il eſt arrivé une plaiſante aventure à celui de dimanche dernier à un de nos agréables. Le Marquis de P***, pourſuivoit depuis plusieurs bals une jolie femme qui ſe maſquoit toujours avec un domino roſe et un maſque noir. Violette, qui comme tu ſais, eſt un eſpiégle, s’en étant apperçue, et ayant remarqué qu’elle avoit même taille et même tournure que cette dame, elle réſolut d’attrapper le Marquis. En conſéquence dimanche dernier elle ſe maſque comme la dame et ſe rend des premieres au bal. Il y avoit une heure qu’elle y étoit lorſque le Marquis arriva. Dès qu’il l’eut apperçue, la prenant pour ſa dulcinée, il l’aborde avec le plus grand empreſſement, et la prie en grace de céder à ſon violent amour. Enfin Violette conſent et le Marquis la mene dans une petite loge dont il avoit la clef. Envain il chercha à devenir heureux, jamais il ne lui fut poſſible. Violette ennuiée ſe demaſqua et lui dit, en partant d’un grand éclat de rire, ah ! Marquis j’ai cru vous tromper, mais c’eſt moi qui la ſuis. Le Marquis voulut ſe fâcher, mais il ſe radoucit bien vîte et finit par prier Violette de garder le ſecret ſur cette aventure. Elle lui jura que non, et tint parole, car elle la conta à toutes ſes connoiſſances, et en moins d’une demie heure tout ce qui étoit au bal ſavoit l’hiſtoire. Adieu, mon cœur.

Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Vendredi 28 Février 1783.


Le Comte a toujours beaucoup de froid vis-à-vis de moi. Je n’ai plus le même empire ſur lui ; j’ai voulu bouder, il m’a laiſſée là. Je vois qu’il faut que je me montre ſouvent en public pour trouver quelqu’un qui le remplace. J’ai écris à S*** pour lui en faire part ; il m’a répondu qu’il falloit prendre patience et ne m’inquiéter de rien. Le Comte dit qu’il va paſſer quelques jours à Verſailles. Eſt-ce un prétexte ? Ai-je mon congé ? Je voudrois tout de ſuite ſavoir à quoi m’en tenir. Les jours gras ſeront bien triſtes pour moi ; j’avois cependant eſpéré de les paſſer gaiement. Ah ! qu’une imprudence fait de tort ! mais hélas ! a-t-on toujours le pouvoir de réfléchir ? Je vais eſſayer de faire la malade ; ſi cela ne ramene pas le Comte, il n’y faudra plus compter. Adieu, ma chere amie, j’ai bien du chagrin.

Lettre de Mademoiſelle Felmé.
Paris, ce premier Mars 1783.


Jeudi dernier, mon cœur, j’ai fait au bal de l’opéra la conquête d’un Anglois qui m’eſt venu voir le lendemain. Il avoit ſu mon nom et mon adreſſe par ſon domeſtique de louage qui m’a fait ſuivre. Il eſt fort aimable et très-jeune. J’aurois envie de le faire un peu ſoupirer. Mais comme je craindrai de le perdre, je borne le tems de ſes ſouffrances juſqu’à demain au ſoir au retour du bal de l’opéra où il doit me mener. Je ne veux pas faire de marché avec lui, il a l’air d’un homme qu’il faut prendre par le ſentiment. Tu avoueras que mes premieres ſorties ſont fort heureuſes. Adieu, mon cœur, je te manderai dès qu’il y aura eu quelque choſe avec l’Anglois. Je ſais l’intérêt que tu prends à moi. Crois que je te paye bien de retour et qu’il ne t’arrivera jamais autant de bonheur que je t’en ſouhaite.

Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Lundi 3 Mars 1783.


MA feinte maladie n’a ſervi de rien ; le Comte eſt parti pour Verſailles en me diſant d’un air moqueur que je n’avois qu’à envoyer chercher ma nouvelle amie, qu’elle me tiendroit ſurement bonne et fidelle compagnie. J’enrageois. Je lui ai ponctuellement obéi ; car à peine a-t-il été parti, que j’ai mandé à mon farfadet de venir. Je vais bien employer mes momens avec lui, et cela me calmera un peu, car je ſuis en colere et d’une humeur affreuſe. Je veux cependant aller ce ſoir au bal de l’opéra ; le Comte étant abſent, farfadet me donnera le bras.

Je crains que le Comte n’ait été inſtruit de ma conduite par un domeſtique que j’ai renvoyé il y a un mois. Je conviens que j’ai eu tort de le mettre à la porte, mais c’étoit un inſolent.

En feuilletant pluſieurs papiers, j’ai trouvé quelques vers que j’avois fait copier par le Comte pour te les envoyer, je les joins à ma lettre. Si le Comte me quitte, plus de poéſie. Adieu, chere amie ; que l’incertitude ſur ſon ſort eſt cruelle.

Conte.
Partant quitte.

Alain diſoit : ma femme, écoute-moi.
Je t’avouerai qu’avant que d’être à toi,

Bien jeune encor, je fis une folie ;
J’eus une fille : elle eſt, ma foi, jolie.
Prends-là chez nous, faute de nourriſſon ;
Je veux de toi qu’elle prenne leçon ;
Tu l’aimeras, car elle te reſſemble.
Et moi, j’ai fait, dit-elle, un beau garçon ;
Il nous faudra les marier enſemble.

Épigramme.

La faim preſſoit ta femme, elle a dîné ſans toi,
Damon, je ne vois pas de quoi
Gronder comme tu fais, et faire tant de gloſes.
Dîner ſans ſon époux eſt-ce un ſi grand péché ?
Ta femme a fait ſans toi de plus étranges choſes
Dont tu ne t’es pas tant fâché.

Lettre de Mademoiſelle Felmé,
Paris, ce 3 Mars 1783.


De cette nuit, mon cœur, l’Anglois a pris poſſeſſion de mes charmes. Il eſt un vigoureux compere et m’a fort contentée de tous les côtés ; car ce matin en ſortant il a laiſſé cent louis ſur ma toilette. Il eſt très-paſſionné et m’a aſſuré qu’il n’auroit que moi pour maîtreſſe. Il eſt impoſſible de t’exprimer mon contentement. Plaiſir et richeſſe en même tems. C’eſt une choſe unique et qui n’arrive qu’une fois dans la vie. Je vais bien en profiter, et je veux après mon Anglois pouvoir me retirer du métier ſi j’en ai envie. Il m’a dit qu’il vouloit que je courre avec lui tout Paris et les environs qu’il veut voir. Il a pour cela acheté un livre qui enſeigne les endroits curieux ; cela m’amuſera. Je finis, mon cœur, l’Anglois entre.

Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Mercredi 19 Mars 1783.


Tu dois avoir été inquiéte, chere amie, de ce que je ne t’ai pas écrit depuis plus de quinze jours ; c’eſt que j’ai été fort occupée avec le Comte. A ſon retour de Verſailles, je l’avois un peu ramené, je croyois le tenir de nouveau dans mes filets, quand une nouvelle imprudence à achevé de me perdre totalement dans ſon eſprit. Je n’attendois pas le Comte, et j’étois avec mon farfadet, toute nue et lui de même, lorſqu’arrivant ſubitement, il nous ſurprit dans cette attitude, et s’en eſt allé ſans dire un ſeul mot, et voici la lettre qu’il m’a écrite un quart d’heure après.

Ce Lundi 17 Mars 1783.

Ma maniere d’agir avec vous et l’honnêteté de mes procédés auroient dû me gagner votre amitié et méritoient au moins que vous me fuſſiez fidelle. Je vois que vous êtes comme toutes vos ſemblables, et que celui qui paye n’eſt jamais l’amant du cœur. Je vous ſouhaite beaucoup de plaiſir avec le jeune homme que j’ai ſurpris chez vous. Je vous laiſſe maintenant libre de faire ce que vous voudrez ; j’exige ſeulement que vous faſſiez ôter mon portrait de deſſus votre bracelet, et me le faſſiez tenir par le porteur ; il n’eſt pas fait pour reſter entre les mains d’une perſonne qui a ſi cruellement offenſé l’original. Je vois bien à préſent que tout ce que la Jeuneſſe m’a dit eſt vrai. Je n’avois pas voulu le croire, vos feintes careſſes m’avoient ſéduit. Il faut être bien fou de s’attacher à de pareilles créatures ! Je vous conſeille, ſi vous trouvez encore quelque dupe, de mieux prendre vos précautions et de ne pas vous laiſſer ſurprendre.

Le Comte de ***


Je lui répondis :

Il m’eſt impoſſible, cher Comte, de pallier mes torts. Ne me pardonnerez-vous pas ce moment de foibleſſe ? Faut-il que je perde le meilleur des hommes pour une erreur ? Je ne chercherai pas à réfuter les propos de la Jeuneſſe ; mais pouvez-vous écouter ce que dit un laquais qu’on renvoye et que l’humeur fait parler ? Revenez, cher Comte, que je me jette à vos genoux et que j’obtienne mon pardon. Je vous jure une fidélité à toute épreuve. Comment pouvez-vous appeller les marques de mon amitié de feintes careſſes ? Ah ! ingrat, c’étoient bien les expreſſions du cœur. Quoi ! vous voulez que je rende le portrait d’un homme que j’aime et à qui je dois tant ? Demandez plutôt ma vie. Oui, je le garderai, et l’arroſerai de mes larmes. Ah ! Comte, venez, ou vous me cauſerez la mort. Hélas ! mon repentir mérite grace.

Julie, la plus malheureuſe,
 la plus déſolée
 et la plus punie des
 femmes.


J’en reçus le billet ſuivant.

Puiſque mon portrait peut vous intéreſſer encore, gardez-le ; mais ne comptez plus ſur l’original. Quand une fois j’ai pris mon parti ; tout eſt dit. Je vous ſouhaite beaucoup de bonheur et de proſpérité.

Tu vois, ma chere, que c’eſt une affaire terminée et que j’ai mon congé dans les formes. Tant mieux, je ſuis charmée de ſavoir mon ſort et que cela n’ait pas lambiné. J’irai ce ſoir aux François, et demain à l’opéra ; il faut bien tâcher de trouver quelqu’un qui faſſe aller la maiſon. Je ne veux pas cependant me donner au premier venu. S*** m’aidera beaucoup dans cette circonſtance. Je crois que je ne prendrai pas de François ; il me faut un Milord, ou bien un jeune homme qui ait hérité fraîchement de quelque vieil avare, et ſoit empreſſé à faire danſer les eſpeces du défunt. Adieu.

Lettre de Mademoiſelle Victorine.
Paris, ce 20 Mars 1783.


Il y a deux jours, ma bonne amie, que l’Abbé Chatar m’eſt venu propoſer un Ruſſe pour entreteneur ; j’y ai conſenti. Hier il m’a donné à ſouper avec lui, et le marché a été conclu à cinquante louis par mois, le Ruſſe a payé le premier d’avance, et eſt entré en jouiſſance de cette nuit. Sa froideur ſe reſſent du climat de ſon pays. Je crois qu’il m’a priſe plutôt par air, pour pouvoir dire : j’entretiens Mademoiſelle Victorine. Les beſoins phyſiques ont l’air peu conſidérables chez lui. Cela m’eſt égal, je ſaurai trouver des perſonnes qui feront l’office en ſa place. L’Abbé Chatar à été raiſonnable, il ne m’a demandé que trente louis pour la connoiſſance du Ruſſe ; ſurement il ſe ſera auſſi fait payer par lui. Ces Meſſieurs prennent de toutes mains. Adieu, ma bonne amie, maintenant je ne regrette plus le vieux, et vais l’oublier.

Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Jeudi 27 Mars 1783.


Il y a eu le 25 une courſe de chevaux anglois de la barriere de la conférence à la grille du château de Verſailles. Le cheval de M. le Chevalier de Saint-Georges a gagné ; il a fait le chemin en 31 minutes : il y a cependant près de quatre lieues. C’eſt bien fort.

Je n’ai encore perſonne. Il s’eſt préſenté différens partis, mais cela n’eſt pas du coſſu. Je me ſuis contentée de faire deux paſſades. J’ai maintenant mes coudées franches ſur cet article. Mon farfadet a été plus déſolé que moi de l’aventure du Comte. C’eſt un bon diable ; il eſt bien fâché de ne pouvoir rien me donner ; il a peu de ſes parens pour ſes menus plaiſirs.

Voici un petit conte qui m’a paru plaiſant, ce ſera à peu près les derniers vers que tu recevras de moi. Adieu, ma chere Eulalie, je ne ſuis pas mécontente de la vie libre que je mene ; elle m’amuſe aſſez.


Conte.
Le Sermon ſans fin.

Certain prêcheur, par ſa longueur extrême,
Laſſa les gens : l’auditoire s’endort ;
On ſe réveille, on voit qu’il n’eſt encor
Qu’au premier point ; on étoit en carême :
On veut dîner, on défile et l’on ſort.
Le ſacriſtain reſte et ſe réconforte ;
Il boit un coup, mange du pain beni,
Puis va chercher les clefs et les apporte :
Il faut, dit-il, mon pere, que je ſorte ;

Voici les clefs : quand vous aurez fini,
Vous voudrez bien fermer la porte.

Lettre de Mademoiſelle Victorine.
Paris, ce 1 Avril 1783.


J’ai été, ma bonne amie, à la clôture des italiens. On a donné pour compliment une petite comédie en proſe et vaudeville qui a pour titre : Le déménagement d’arlequin, marchand de tableaux, elle eſt de Favart le fils. C’eſt une jolie petite piece qui fait alluſion au changement de leur ſalle et à la réforme de leurs pièces italiennes ; je te l’enverrai inceſſamment.

Voici un tems bien triſte à paſſer, où il faut ſe réſoudre à aller au concert ſpirituel. Car il n’y aura plus de foire St. Germain que juſqu’à ſamedi. Je n’irai pas à Long-Champs. Mon Ruſſe ne veut pas me donner de voiture à moi, car j’ai le remiſe au mois. J’ai cependant tâché d’aiguillonner ſon amour-propre ; mais cela a été inutilement. Olimpie y brillera dans un charmant équipage que lui fait faire ſon financier. Qu’elle eſt heureuſe. Elle le mérite bien, elle eſt très-fidelle à M***, elle n’a pas encor l’eſprit du corps. Je ſais pluſieurs paſſades fort avantageuſes qu’elle a refuſées. Il paroît que la Comteſſe lui a donné peu d’inſtructions, ou qu’elle ne veut pas les ſuivre. Je te ſouhaite plus de plaiſir que je ne vais en avoir juſqu’à la rentrée des ſpectacles.

Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Jeudi 3 Avril 1783.


J’irai, ma chere amie, étaler mes charmes à Long-Champs[51] ; je veux y paroître brillante ; j’eſpere beaucoup de ces trois jours-là. J’y ferai ſurement quelques connoiſſances, qui me vaudront ou un entreteneur, ou au moins quelques bonnes paſſades.

Je ne ſais pas encore qui m’a remplacée auprès du Comte ; je l’ai trouvé l’autre jour à la ſortie du ſpectacle : nous nous ſommes ſalués, mais il ne m’a pas parlé.

Il paroît que les Anglois ne ſont plus ſi généreux qu’anciennement, S*** m’a écrit pour m’en propoſer un qui voudroit vivre avec moi, mais ſes offres ne me conviennent point ; je l’ai refuſé. Mon farfadet entre, je quitte la plume. Ce ſoir ou demain j’acheverai ma lettre……

C’étoit mon jour de loge aux italiens, j’y ſuis allée avec farfadet. Il m’a pris une envie de jouir au milieu du ſpectacle ; j’étois fort échauffée par la muſique ; j’ai tiré le rideau de gaze et j’ai abſolument voulu que farfadet ſe mît en devoir de me contenter. Nous avons été très-gênés, mais enfin, tant bien que mal, cela a réuſſi. On jouoit juſtement pendant ce tems-là un morceau de muſique amoroſo et le preſto a été le moment intéreſſant. Cela m’a beaucoup amuſée ; ſi j’étois riche, je voudrois avoir tous les jours de la muſique à mon coucher, et je ne m’endormirois jamais ſans cela. S’il y a des loges grillées à Bordeaux, comme je n’en doute nullement, eſſaye, ma chere Eulalie, et tu m’en diras des nouvelles. En vérité, c’eſt charmant, et je n’y penſe pas ſans avoir envie de recommencer. Adieu, tu vois que ton amie fait ce qu’elle peut pour paſſer le tems agréablement.

Lettre de Mademoiſelle Felmé.
Paris, ce 7 Avril 1783.


Je profite, mon cœur, d’un moment que j’ai de libre pour m’entretenir avec toi. Je ſuis ſans ceſſe avec mon Anglois qui me fait connoître Paris et ſes environs comme mes poches. Il n’y a pas un monument, un atelier que nous ne viſitions. Nous allons auſſi tous les jours au ſpectacle. L’opéra eſt celui qu’il préfere, et nous n’en manquons aucun. Maintenant que je t’ai parlé de mes occupations, il faut que je te faſſe part de ce qui concerne mon bien-être. L’anglois ne me donne rien de fixe par mois ; mais il me fait journellement des préſens, et me met ſouvent des rouleaux ſur ma toilette. Pour le mal que je te ſouhaite ; je t’en voudrois le ſecond tome. Adieu, mon cœur, je t’écris bien brièvement ; mais c’eſt qu’il faut que j’aille prendre l’Anglois pour aller au concert ſpirituel.

Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Mardi 8 Avril 1783.


C’est demain et les jours ſuivans que je vais tenter fortune ; ma voiture ſera ſimple. J’ai fait habiller mes gens à neuf, mon cocher aura des mouſtaches et un gros bouquet. Je ſerai miſe avec une robe de la derniere élégance, et coëffée en cheveux, c’eſt ce qui me va le mieux. Je n’aurai perſonne avec moi, je ne veux pas partager les regards du public. Il faut que, ce ſoir, il ſoit parlé de Julie dans tout Paris. Plus d’une femme crevera de dépit de me voir briller, et le Comte enragera de ce qu’il ne pourra pas dire : c’eſt ma maîtreſſe. On fait notre rupture.

J’ai appris enfin le choix du Comte ; il donne à préſent dans les femmes honnêtes, ou du moins qui veulent paſſer pour telles ; il vit avec la Marquiſe de ***, elle le menera grand train, c’eſt une élégante, elle ne peut porter un bonnet trois jours de ſuite. Les mémoires qu’il faudra qu’il paye à Mademoiſelle Bertin ſeront forts. J’ai été hier ſouper ſur le Boulevard avec mon farfadet ; j’avois de l’ennui et je voulois me diſſiper. Une de ces Vielleuſes à l’uſage des vieux paillards nous a chanté diverſes chanſons gaillardes qui m’ont aſſez amuſée ; je t’en envoyé deux que je me ſuis fait écrire.

Je ſuis bien fâchée de te voir auſſi obſtinée que tu l’es de vouloir reſter à Bordeaux. Je n’aurai donc plus le plaiſir de voir ma chere Eulalie et de lui jurer que je lui ai voué mon amitié pour la vie. Adieu, méchante.

CHANSON.
Le sot Amant.
Air : du Sabot.

Que j’enrage d’aimer Nicaiſe,
Diſoit Dorine l’autre jour ;
Tout autre que lui ſeroit aiſe
De m’inſpirer un tendre amour ;

Loin de contenter mon envie,
C’eſt le plus ſot et froid garçon ;
Il mérite bien qu’on s’écrie :
Ah ! le cruchon, ah ! le cruchon.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
Un jour, par une chanſonnette,

Je lui témoignai mes déſirs ;
Mille fois je la lui répete.
Avec les plus tendres ſoupirs.
C’étoient toutes peines frivoles,
L’air, dit-il, me ſemble aſſez bon,
Je ne comprends rien aux paroles :
Ah ! le etc.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
Sur une naiſſante verdure,

Avant le lever du ſoleil,
Goûtant la fraîcheur la plus pure,
J’affectois un tendre ſommeil ;
Ma gorge étoit à demi-nue,
Tout lui diſoit : il y fait bon ;
Il ne contenta que ſa vue.
Ah ! le etc.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur

Sur un chemin couvert de glaces,
Le haſard nous fit rencontrer.
Que ce jour-là j’avois de graces !
J’étois faite pour tout tenter ;
Je gliſſai, ma jupe voltige,
Il me couvrit de ſon manchon ;
Vous êtes complaiſant, lui dis-je ;
Ah ! le etc.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
Au ſon de ſa tendre muſette,

Aux accens de ſon chalumeau,
Je formois des pas ſur l’herbette,
Que ſon ſort devoit être beau !
Pour le favoriſer je gliſſe,
Et je tombai ſur le gazon ;
Il me releva ſans malice ;
Ah ! le etc.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
L’autre jour que c’étoit ma fête,

Je lui demandois un bouquet.
Quel bouquet veux-tu que j’apprête,

Dit-il, je n’en ai jamais fait.
Pauvre garçon, que tu es bête,
Ta fleur eſt de toute ſaiſon ;
Tu n’as jamais ſu la connoître ;
Ah ! le etc.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
Enfin, pour la lui donner belle,

Oh ! devinez ce que je fis :
Feignant de moucher la chandelle,
Adroitement je l’éteignis.
Le ſot, pour ſignaler ſon zele,
Fut vîte chercher un tiſon ;
Il lui falloit de la chandelle !
Ah ! le cruchon ! ah ! le cruchon !

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
Autre.
Le Bonnet.

Un jour la petite Liſette
Faiſoit un bonnet élégant ;

Quand il fut fait, ſon cher amant,
Voulut le mettre ſur ſa tête :
Le mit-il ? ne le mit-il pas ?
C’eſt ce que nous ne ſavons pas.  bis

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
Un Cordelier dit à Nicette

Liſette dit : qu’allez-vous faire ?
Vous allez me le chiffoner ;
Finiſſez, je vais me fâcher,
Vous me feriez mettre en colere ;
Ce bonnet exige du ſoin,
Monſieur, vous ne le mettrez point.  bis

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
Un Cordelier dit à Nicette

L’amant faiſoit la ſourde oreille
Au diſcours que Liſe tenoit,
Il ſoutenoit que ce bonnet
Devoit le coëffer à merveille,
Le mit-il ? ne le mit-il pas ?
C’eſt ce que nous ne dirons pas.  bis

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
Vous avez la tête trop forte,

Il ne pourra la contenir ;

Ciel ! vous allez me l’aggrandir,
Eſt-ce qu’on agit de la ſorte ?
Ce bonnet exige du ſoin,
Monſieur, vous ne le mettrez point.  bis

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
Ni plus ni moins que ſans cervelle,

L’amant alloit toujours ſon train,
Il tenoit le bonnet en main,
Malgré les cris de cette belle ;
Le mit-il ? ne le mit-il pas ?
C’eſt ce que nous ne ſavons pas.  bis

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
Liſe, pour avoir gain de cauſe,

Propoſa cet arrangement :
Maniez-le bien, oui, j’y conſens,
Prenez la barbe et le fonds roſe ;
Tenez le bien dans votre main,
Mais, Monſieur, ne le mettez point.  bis

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur

Enfin l’amant, plus raiſonnable,
Ne le mit que pour faire ſemblant ;
Liſe dit : vous faites l’enfant,
Ah ! que vous êtes inſupportable !
Voilà Maman, c’eſt un témoin,
Monſieur, vous ne le mettrez point.  bis

Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Jeudi 10 Avril 1783.

Hier, ma chere amie, j’ai été beaucoup remarquée à Long-Champs. J’étois très-brillante. J’ai eu la ſatisfaction d’entendre dire pluſieurs fois : qu’elle eſt jolie ! qu’elle eſt élégante ! Heureux qui peut l’avoir pour ſa maîtreſſe ! Les gens du commun témoignoient leurs déſirs en termes plus énergiques. Après avoir joui quelque tems de ce petit triomphe, je ſuis partie pour aller au concert ſpirituel [52] En arrivant, tous les regards ſe ſont fixés ſur moi ; il s’eſt élevé un murmure qui a interrompu le concert. J’étois au comble de la joie de faire tant de ſenſations. Cela m’encourage ; je veux tâcher d’être aujourd’hui encore mieux qu’hier. Adieu, je vais m’occuper ſérieuſement de l’affaire importante de ma toilette.

P. S. Pendant que j’étois à Long-Champs, j’ai prié mon farfadet qui étoit reſté chez moi de te copier quelques jolies poéſies que voici :

VERS
A M. de *** et à Mademoiſelle de ***,
la veille de leur mariage.

Jeunes amans, heureux époux,
Qui touchez au moment le plus beau de la vie ;

L’un de vous dans mon cœur a fait naître l’envie,
Et l’autre un ſentiment plus doux.

Madrigal.
A Madame de **, qui venoit d’accoucher
d’un garçon, et dont le mari avoit
quatre-vingt ans.

Jeune Eglé, votre époux, dit-on.
Malgré le froid des ans, tendrement vous adore ;
Ses ſoins et ſon ardeur viennent de faire éclore,
En dépit des hivers, un nouveau rejeton.
Bien plus fortuné que Titon,
Il a ſu rajeuner dans le bras de l’Aurore.

Conte.
Lucas et ſon Seigneur.

Or ça, Lucas, mon cher voiſin.
Quand te fais-tu porter en terre ?

Je ne puis plus, ſans un mortel chagrin,
Voir mon parc échancré par ta vieille chaumiere.
Ainſi parle à Lucas ſon Seigneur libertin,
En promenant une main téméraire
Sur le ſein rembruni de ſa moitié ſévere,
Qui la repouſſe avec dédain.
Morgué, lui dit Lucas que ſa colere enflamme,
Mieux vaut perdre ſon bien que de perdre l’honneur ;
Arrondiſſez votre parc, Monſeigneur,
Mais n’arrondiſſez pas ma femme.

Epitaphe de Fréron.

Lorſque le Jubilé commence,
Dans le tombeau Fréron deſcend ;
Quand on vit ſans être indulgent,
On doit mourir ſans indulgence.

Lettre de Mademoiſelle Roſimont.
Paris, ce 11 Avril 1783.


Voici, ma chere amie, une charmante charade en chanſon. Hier on l’a chantée à un ſoupé que j’ai fait avec pluſieurs officiers de dragons. Nous avons beaucoup bu, ris et foutu ; ainſi juges ſi j’ai été contente de ma ſoirée, je voudrois qu’elles ſoient toutes de même.

Charmante Catherine,
Son premier eſt le mois
Où le printems domine,
Et nous dicte des loix :
Oui, ce mois qu’on adore,
Formé d’inſtans trop courts,
Eſt le regne de flore
Ou celui des amours.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur

Comme à toute parure
Un peu d’art correſpond,
C’eſt de ta chevelure
Que ſe fait ſon ſecond ;
Le Zéphir le careſſe
En ſes joyeux loiſirs.
Que n’ai-je ſon adreſſe,
Las ! j’aurois ſes plaiſirs.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
Son tout, ô Catherine,

Eſt le titre charmant,
Qui doit ſon origine
Au bonheur d’un amant.
Ah ! loin qu’il t’effarouche !
Que n’eſt-il de ton goût
D’entendre de ma bouche
Cet adorable tout !


Si j’étois ſûre de t’écrire d’ici à quelques jours, je ne te manderois pas le mot de la charade ; mais craignant que cela ne ſoit pas de long-tems, je ne veux pas de faire languir. C’eſt Maîtreſſe. Adieu, ma chere amie, ſois ſure de l’amitié de ton petit eſpiegle.

Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Samedi 12 Avril 1783.


Mes apparitions à Long-Champs, ma chere amie, n’ont pas été infructueuſes. Le vendredi un laquais ſuperbement habillé, vint me remettre la lettre dont voici copie.


Ce Vendredi.

Votre figure, Mademoiſelle, a fait ſur moi une vive impreſſion. Je m’étois toujours mis en garde contre l’amour, mais je vous vis et l’amour triompha. Flegmatique, comme c’eſt le caractere de ma nation, je ne croyois pas que je puiſſe être une nuit ſans dormir pour avoir vu deux beaux yeux, et que ſans ceſſe l’image de celle qui en eſt porteuſe reviendroit à mon imagination. Vous ſeriez bien aimable ſi vous me permettiez d’aller vous faire ma cour. Si j’étois aſſez heureux pour vous trouver libre, je vous propoſerois de partager la fortune de celui qui ne s’occuperoit qu’à faire votre bonheur. Je ſuis, Mademoiselle, avec le plus violent amour, votre très-humble et très-obéiſſant ſerviteur,


Milord ***.


Je répondis :

Je ſuis très-ſenſible, Milord, aux choſes honnêtes que vous me dites et ſerai très-flattée d’avoir l’honneur de vous voir chez moi Samedi. Je ne ſortirai point et ſerai viſible toute l’après-dîner. Aujourd’hui je retourne à Long-Champs. J’ai l’honneur d’être, Milord, votre très-humble et très-obéiſſante ſervante.

Un de mes chevaux s’étant déferé aux Champ Elyſées, je n’arrivai que très-tard à Long-Champs. Je n’y apperçus pas Milord, quoique ſurement il y aura été ; mais, ne m’y voyant pas, peut-être ſe ſera-t-il en allé. J’attends avec impatience l’entrevue de cette après-dîner. Demain, ou Lundi au plus tard, je t’en donnerai des nouvelles. Adieu, ma chere amie.

Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Samedi 13 Avril 1783.


Tout va le mieux du monde, chere amie, l’Anglois eſt venu me voir ; il m’a fait les complimens les plus honnêtes et les plus belles propoſitions, je n’ai rien accepté ; je veux un peu le faire ſoupirer. Il a l’air d’un fort honnête homme. Il peut avoir quarante ans ; il eſt grand, d’une figure qui paroît avoir été très-agréable. Il a un grand nez, et tu ſais que c’eſt un heureux pronoſtic, qui cependant n’eſt pas une regle générale. Je lui donne à ſouper demain. Adieu, je ne t’écrirai pas d’ici à quelques jours, voulant avoir quelque choſe de poſitif à te mander. Je vas ce ſoir étaler mes graces aux Boulevards. Ta chere amie pour la vie.

Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Lundi 17 Avril 1783.


Je ſuis, ma chere amie, plus heureuſe que jamais. L’Anglois vit maintenant avec moi. Il me fait une offre que je goûte aſſez, c’eſt de voyager avec lui ; il me fera avant notre départ trois mille livres de rente viagere, et payera d’avance deux années de mon loyer, à peu près le tems que nous ſerons à parcourir l’Europe. Je lui ai demandé quelque tems pour me décider, afin de tâcher de connoître ſon caractere, ſi je le puis : car les hommes ſont auſſi diſſimulés que les femmes. Il m’a accordé juſqu’aux premiers jours de Mai. Mande-moi ce que tu me conſeilles. Je ne t’écrirai pas d’ici à ce tems-là, ne voulant m’occuper que de mon Anglois. Adieu, ma chere Eulalie, je t’aimerai toute ma vie.

Lettre de Mademoiſelle Victorine.
Paris, ce 4 Mai 1783.


Suin et Madame le Roy, ma bonne amie, ont reçu leur ordre de retraite. Les Italiens n’y perdent pas beaucoup. L’actrice valoit encore plus que l’acteur qui étoit accoutumé à être hué. Cela lui étoit égal, et il diſoit : huez tant que vous voudrez, je m’en moque, j’ai quinze mille livres de rente pour ma demi part. Tu ſeras peut-être bien aiſe de ſavoir ce qui a été cauſe de ſa réception ; lors de ſes débuts, il fut un Dimanche voir le grand couvert. La Reine d’aujourd’hui alors Dauphine l’ayant remarqué, dit à un Seigneur qui étoit derriere elle, n’eſt-ce pas ce mauvais acteur qui débute aux Italiens. Suin, qui l’entendit, changea de couleur et ſe trouva mal. La Dauphine dit : mon Dieu, je ſuis bien fâchée d’avoir fait de la peine à cet homme, comment pourrai-je réparer cela ? Madame, il ne tient qu’à vous, repartit le Seigneur, demandez aux gentils-hommes de la chambre qu’il ſoit reçu à demi part. La Dauphine le demanda et il fut

Saint-Preux et Chevalier ont auſſi été remerciés. Le premier étoit vraiment acteur.

Après t’avoir parlé des Italiens, il eſt juſte, ma bonne amie, que je te parle du théâtre national. Mademoiſelle d’Oligny s’eſt retirée ; c’eſt une perte irréparable ; qui jouera comme elle les ingénuités ? Il étoit étonnant que paroiſſant auſſi jolie ſur le théâtre, elle fut ſi laide de près. C’étoit deux figures totalement oppoſées : Madame Molé qui eſt morte laiſſe un vuide pour les rôles qu’elle rempliſſoit. On lui reconnoit actuellement un talent qu’on ne lui accordoit pas de ſon vivant.

Tu ſerois étonnée de me voir ſi au fait des ſpectacles ſi tu ne ſavois pas que j’ai un auteur dramatique à mes ordres ; mon Ruſſe n’en prend nul ombrage, il aime même beaucoup qu’il ſoupe avec nous : car il eſt fort divertiſſant.

Olympie eſt groſſe. Elle en eſt fort contente et M*** encore davantage. Elle m’a dit qu’il alloit la marier afin que l’enfant ne ſoit pas bâtard. Il a une direction des fermes à nommer qui juſtement eſt vacante dans ce moment. Ce ſera pour celui qui l’épouſera. Il s’eſt déjà préſenté beaucoup de partis ; mais M*** eſt difficile et ne veut pas prendre le premier venu pour le faire pere de ſon enfant. Que le monde, ma bonne amie, eſt une étrange choſe. Adieu, porte-toi bien, et écris moi donc plus ſouvent que tu ne fais.

Lettre de Mademoiſelle Julie.
Ce Dimanche 4 Mai 1783.


Enfin le ſort en eſt jetté, ma chere amie ; je pars, l’argent eſt chez le Notaire, et le contrat eſt paſſé. Mon loyer eſt payé ; mon propriétaire ſe charge de mon mobilier, dont il a été fait un inventaire double entre nous. Milord me paroît un galant homme, à qui je crois pouvoir me fier en toute aſſurance. Adieu, ma chere amie, les embarras, inſéparables d’un départ prochain, m’empêchent de t’en dire davantage : crois que je ne t’oublierai jamais et que j’eſpere que nous ſerons réunies un jour. En faiſant mes malles, j’ai mis de côté une petite pacotille de chiffons à ton uſage que je te prie d’accepter. Tu les recevras par la premiere diligence. Ta meilleure amie pour la vie.

Lettre de Mademoiſelle Felmé.
Paris, ce 5 Mai 1783.


Je ſuis déſolée, mon cœur, voici le billet que mon Anglois m’a écrit ce matin ; je l’ai reçu que j’étois encore au lit.

“ Je vous aime, ma chere Felmé, au-delà de tout ce qu’il eſt poſſible d’exprimer, je ſens que je ne puis être heureux qu’en vous poſſédant ſeul et pour toujours. Il n’y auroit qu’un ſeul et unique moyen pour y parvenir, ce ſeroit de vous épouſer ; mais l’honneur me le défend, et l’honneur chez moi eſt plus puiſſant que l’amour. Comme je veux éviter de ſavourer ſans ceſſe le poiſon de votre vue ; je pars, votre image gravée dans le cœur. Je vais tâcher en changeant d’hémiſphère de changer de cœur et d’oublier ma chere Felmé : mais comme je déſire que vous ſoyez heureuſe, mais très-heureuſe, je joins ici pour quinze cents louis de billets de caiſſe d’eſcompte. Adieu, ma chere Felmé, ne comptez plus me revoir. Quand ce billet vous parviendra j’aurai quitté Paris. „

A peine j’eus lû ce billet voulant queſtionner le commiſſaire, je ſonne et ordonne qu’on me faſſe parler à celui qui m’a apporté ce billet ; mais on me répand qui s’eſt en allé, auſſitôt après l’avoir remis, diſant qu’il n’y a pas de réponſe. Je me leve et vole à l’hôtel de mon Anglois, il étoit parti. Je veux m’informer où il eſt allé, je queſtionne maître et valets, perſonne ne peut me rien dire autre choſe ; ſinon qu’il a envoyé chercher des chevaux de poſte à quatre heure du matin, et eſt parti vers les ſix heures. Ah ! quels gens que ces Anglois, ils ſont inconcevables. Il m’aime, il m’adore et il me quitte. Il auroit pu vivre avec moi ſans m’épouſer. Je ſuis furieuſe de ſa perte. Il faudra m’en conſoler avec les trente-ſix mille livres qu’il m’a envoyés. Si chaque amant en me quittant m’en avoit donné autant, je ſerois bien riche. Adieu, mon cœur.

Lettre de Mademoiſelle Victorine.
Paris, ce 15 Mai 1783.


Je te félicite, ma bonne amie, d’avoir un Américain, c’eſt un bon oiſeau à plumer ; mais t’auroit-il pas été poſſible de conſerver auſſi le conſeiller ; plus on en a mieux cela vaut. Pour moi, au Ruſſe j’aſſocie mon auteur, et lorſqu’une paſſade avantageuſe ſe préſente, je ne la refuſe pas. Il y a quelques jours que j’en ai fait une avec l’Evêque de ***. Monſeigneur arrivoit de ſon évêché où il avoit été obligé à l’abſtinence, auſſi a-t-il bien officié. Nous avons été fort contens l’un de l’autre, et il m’a demandé permiſſion de revenir. J’y ai conſenti avec d’autant plus de plaiſir, que je n’ai rien à craindre de ſon indiſcretion, il eſt obligé à garder le tacet.

Il y a à Bordeaux l’Abbé de *** Grand-Vicaire, qui eſt un amateur. Il avoit à Paris la femme d’un Conſeiller au parlement. Tâche de faire connoiſſance avec lui, cela ſeroit peut-être un peu difficile à cauſe du decorum qu’il eſt obligé de garder : à vaincre ſans péril on triomphe ſans gloire. Ne pourrois-tu pas aller chez lui ſous quelque prétexte, penſe-y bien et fais ton profit de ce que je te mande. Ta bonne amie.

Lettre de Mademoiſelle Felmé.
Paris, ce 20 Mai 1783.


Enfin, mon cœur, j’ai pris mon parti, j’ai vendu mes diamans et bijoux, j’en place une partie en rente viagère, et je vais me retirer en province. Je ſuis laſſe de la vie que je mene. Je veux maintenant être ma maîtreſſe, et veux auſſi que ſi je me livre à quelqu’un, ce ne ſoit plus l’intérêt qui me guide dorénavant je conſulterai mon cœur. Je ne me marierai jamais, j’aurois trop à craindre que mon mari ne me reproche mon inconduite paſſée : ſi quelque provincial m’intéreſſe, nous pourrons nous unir ; mais ſans ſacrement, ce ſont les meilleurs mariages et ceux qui durent le plus long-tems. Je ne ſais encore où je me fixerai. Mais je pars ſous peu de jours pour Roye ma patrie. Je laiſſe ici mes meubles dans des caiſſes chez un commiſſionnaire qui me les fera paſſer où je lui marquerai, je ſuis fâchée de ne pouvoir pas embraſſer ma chere Eulalie, avant de quitter la capitale, j’eſpere que ſi elle y revient elle viendra paſſer quelque tems chez ſon amie. Je ne t’écrirai plus, mon cœur, que je ne me ſois fixée.

Lettre de Mademoiſelle Victorine.
Paris, ce 3 Juin 1783.


Comment, ma bonne amie, les acteurs de la comédie Françoiſe ſont auſſi auteurs. La Rive à fait Pyrame et Thisbe, ſcene Lyrique. On l’a donnée hier pour la premiere fois. Il a joué lui-même le rôle de Pyrame, et Thisbe étoit joué par la ſenſible Sanival cadette ; cet ouvrage a aſſez réuſſi. La muſique eſt de M. Baudron. Les connaiſſeurs diſent qu’elle lui fait honneur ; moi qui n’y entends rien, je dis qu’elle m’a fait plaiſir.

Olympie eſt mariée. C’eſt maintenant Madame de F***, directrice des fermes de la ville de A***. Son mari eſt parti au ſortir de l’égliſe pour aller à ſa direction. On lui a donné douze mille livres pour ſe meubler. Je gage que ſi le mari et la femme ſe rencontroient dans quelques années ſans ſe nommer l’un et l’autre, ils ne ſe reconnoîtroient point. C’eſt un mariage à la Langeac. Ils ne ſe ſont vus qu’à l’égliſe.

Pour tâcher d’accrocher de mon Ruſſe une paire de bracelets en diamants, je lui ai demandé ſon portrait. Je le veux bien ; m’a-t-il répondu, mais donnez moi le vôtre. Soit, lui ai-je dit ; auſſi maintenant je me fais peindre par Madame Favart. Je ferai mettre mon portrait ſur un ſouvenir. Le tout me coûtera dix louis, mais c’eſt de l’argent bien placé. Tu devrois ſuivre mon exemple avec ton américain ; je ſuis enchantée, ma bonne amie, de l’eſpérance que tu me donnes dans ta derniere lettre que l’on te verras l’hiver prochain. J’aurai bien du plaiſir à t’embraſſer et à te dire de vive voix, combien je t’aime.

Lettre de Mademoiſelle Roſimont.
Paris, ce 20 Juin 1783.


Je ſuis à plaindre, ma chere amie, j’ai attrappé une galanterie qui eſt aſſez cruelle. Je ſuis obligée à la continence. Je ne puis rendre de ſervices qu’avec mes mains à moins qu’on ne veuille riſquer l’aventure ; cela ne m’a pas empêché de faire, lundi dernier, un ſoupé chez la Comteſſe. Je m’y ſuis fort amuſée. On a beaucoup chanté. Je t’envoye ci-joint une chanſon que je me ſuis fait donner. Mais c’eſt à une condition, c’eſt que tu m’enverras la recette que tu as, pour guérir ma maladie. Je ſais qu’elle t’a ſouvent réuſſi. Rends moi vîte ce ſervice : car j’enrage de mon état, ton eſpiégle qui eſt bien punie.

Si l’on en croit certain docteur,
Spécifique eſt un mot trompeur ;
Mais, moi, ne lui déplaiſe,
Eh ! bien,
Je me ris de ſa thèſe,
Vous m’entendez bien.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
Envain ce docteur mécréant,

Proſcrit l’opium et l’aimant :

En moral et en phyſique,
Eh ! bien,
Il eſt maint ſpécifique,
Entendez-moi bien.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
Si j’éprouve un accès d’ennui,

Je prends vîte un julep d’ay ;
Et ſoudain l’allégreſſe,
Eh ! bien.
Exile ma triſteſſe ;
Vous m’entendez bien.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
D’amour ai-je un tranſport fievreux ?

Mon fébrifuge eſt merveilleux,
Les charmes de ma belle,
Eh ! bien,
Calment cette étincelle,
Vous m’entendez bien.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
Des vers, quelquefois le Démon,

Vient-il me ſouffler ſon poiſon ?

Le ſpectre d’un N***,
Eh ! bien,
M’en verſe l’antidote,
Vous m’entendez bien.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
Si des pavots aſſoupiſſans,

Mouillent en vain mes yeux peſans,
Vîte, j’ouvre tel livre……
Eh ! bien,
De ſommeil il m’enivre,
Vous m’entendez bien.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
De la ſatyre le ſerpent

M’atteint-il de ſon dard perçant ?
Je ris de ſa piqûre ;
Eh ! bien,
Radicale eſt la cure,
Vous m’entendez bien.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
N’ai-je pû me ſouſtraire aux yeux,

D’un hydrophobe furieux ?

Le venin qu’il diſtile,
Eh ! bien,
Fuit en vapeur ſubtile,
Vous m’entendez bien.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
De tel barbouilleur de papier.

Qui mandie un brin de l’aurier ;
Je ris de la ſottiſe.
Eh ! bien.
Et cela l’émêtiſe,
Vous m’entendez bien.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
De la Marotte de Momus,

Je frotte l’orgueil d’un Craſſus :
La friction cauſtique,
Eh ! bien,
Guérit ce mal chronique,
Vous m’entendez bien.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
Sous le maſque de l’amitié,

Si l’on m’a ſéduit à moitié,

Mon cœur rompt la ſymphiſe,
Eh ! bien,
Des nœuds que je mépriſe,
Vous m’entendez bien.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
Enfin, deux beaux yeux ſont l’aimant,

Qui m’attire invinciblement ;
Ce puiſſant magnétiſme,
Eh ! bien,
Vaut bien le meſmériſme[53],
Vous m’entendez bien.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
Pour vous, qui ne m’entendez pas,

Conſultez de jolis appas :
Venez auprès d’Adelle,
Eh ! bien,
Mais craignez l’étincelle…
Vous m’entendez bien.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur

Si tel dans mes vers croit ſe voir.
Son ame eſt ſon premier miroir ;
Chantons ſans médiſance,
Eh ! bien,
Honni qui mal y penſe,
Vous m’entendez bien.

Lettre de Mademoiſelle Victorine.
Paris, ce 23 Juin 1783.


De hier, ma bonne amie, le Ruſſe a mon portrait. Il a été enchanté de ma galanterie, et m’a bien promis qu’il me payeroit de retour. Il m’a trouvé ſi reſſemblante qu’il veut auſſi que ce ſoit Madame Favart qui le peigne. Il ira demain chez elle pour l’en prier et ſi elle a le tems il prendra tout de ſuite une ſéance.

Nous avons ici des brouillards qui inquiétent beaucoup, on dit que cela vient du déſaſtre de Meſſine. Le petit peuple croit que c’eſt la fin du monde. Pour moi je ſuis très-tranquille.

J’ai été le 6 de ce mois voir la premiere repréſentation du pere de province, cette comédie n’a point eu de ſuccès. L’intrigue eſt très-embrouillée.

On parle beaucoup de réformer les ordres religieux, comme a fait l’empereur ; cela ſeroit rendre heureux quantité de malheureux ; ſur-tout ſi on donnoit la liberté aux pauvres religieuſes victimes de la volonté de leurs parents ou d’une vocation momentanée. Que de filles, ma bonne amie, troqueroient leur godmiché pour un gros vit ! Puiſſe ce bonheur leur arriver, la population y gagneroit. Adieu, je t’embraſſe.

Lettre de Mademoiſelle Roſimont,
Paris, ce 29 Juin 1783.


Je n’ai plus beſoin de ton remede, ma chere amie, j’ai trouvé un éleve de Saint-Côme qui m’en a donné un qui en trois jours m’a guérie. D’hier il ne paroît plus rien ; en vérité, c’eſt un remede unique et nullement difficile à prendre. Je dois ce ſoir m’en donner ; j’ai une partie à la petite maiſon du Duc D***. S’il y arrive quelque choſe qui en vaille la peine, je te le manderai. En attendant voici encore une charade en chanſon et ſur l’air à la mode.

Cet air qui partout traîne,
Miron ton, ton, ton, mirontaine ;
En G, Ré, Sol ramene
Dix-huit fois mon premier.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur

Un inſtrument guerrier
Vous donne mon dernier ;
Et mon tout à la gêne,
Miron ton, ton, ton, mirontaine ;
En claſſe, plus qu’en plaine
Tient le pauvre écolier.


Pour cette fois je te ne dirai pas le mot de la charade, ainſi tâche de le deviner, ou ſi tu ne le peux, prie que j’aye bientôt à t’écrire pour le ſavoir. Adieu, ma bonne amie, crois que malgré cette méchanceté que j’ai de vouloir te mettre l’eſprit à la torture, je ne t’en aime pas moins pour la vie. Ton eſpiégle.

Lettre de Mademoiſelle Victorine.
Paris, ce 13 Juillet 1783.


Le Dru, ma bonne amie, que tu connois ſous le nom de Comus et qui a ſi long-tems captivé l’admiration des curieux par des ſubtilités que lui fourniſſoient ſon adreſſe et l’étude de la phyſique, vient de faire une découverte qui lui donne des droits à la reconnoiſſance publique. Il a trouvé le moyen, par l’électricité, de guérir toutes les maladies nerveuſes, notament l’épilepſie, autrement appellée mal caduc, qui juſqu’ici avoit échappé au pouvoir de la médecine.

Le 24 du mois dernier j’ai été aux italiens, voir l’Auteur ſatyrique, piece de feu M. l’Abbé de Voiſenon, retouchée par un jeune homme ; elle a eu peu de ſuccès, n’y ayant nul intérêt. On m’a conté une anecdote aſſez plaiſante de l’Abbé. Il étoit fort malade et on avoit été chercher le bon Dieu ; ſe ſentant mieux il ſe leve et ſort. En vain, on lui repréſente que le bon Dieu va arriver, hé bien, dit-il, il ſe fera écrire.

On a donné le 30 Juin Blaiſe et Babet, c’eſt la ſuite des trois fermiers ; elle eſt de Monvel. Il ſemble que cet auteur n’eſt fait que pour avoir du ſuccès et faire toujours ſes pieces ſuceptibles d’une agréable ſuite. D. Z. auteur de la muſique, eſt toujours auſſi charmant.

Mon Ruſſe a bien payé mon portrait, il m’a donné le ſien dans une paire de bracelets qu’on eſtime cent louis. Je ne le trouve pas très-reſſemblant ; mais je n’ai eu garde de le dire ; j’ai beaucoup vanté la beauté du préſent. J’ai même auſſi voulu jouer la paſſionée, je me ſuis récriée ſur la cherté de l’entourage et ai dit que, le ſimple portrait ſur un bracelet d’or auroit ſuffit, que rien ne me flattoit que l’image de la perſonne qui m’étoit chere. Ce diſcours a fait le plus grand effet. Jamais entreteneur n’a cru être plus aimé que le Ruſſe. O, pauvre homme ! qu’avec un peu d’art on vous trompe aiſément et que nous vous faiſons ſouvent dupe. Je ne ſuis jamais ſi aiſe que quand j’en attrappe. Je ne l’ai jamais été que par mon vieux et depuis j’en ai été bien dédommagée ; il a quitté Roſette, et a maintenant Roſalba. Il n’aura jamais une maîtreſſe auſſi long-tems qu’il m’a eue ; il eſt un peu fantaſque et j’avois la bonté de me prêter à ſes fantaiſies. Adieu.

Lettre de Mademoiſelle Felmé
Roye, ce 20 Juillet 1783.


Je me ſuis, mon cœur, fixée dans cette ville ; j’y mene une vie bien tranquille. Je jouis du plaiſir de faire le bonheur d’un pere et d’une mere qui ſur le déclin de leur vie étoient réduits dans la pauvreté. Il eſt impoſſible de t’exprimer la joie qu’ils ont eue à me revoir, ils ignoroient mon ſort et me croyoient morte ; j’ai cru que ma mere mourroit de plaiſir dans mes bras ; que ſes careſſes étoient attendriſſantes ! je me ſuis moi-même évanouie. Ah ! mon cœur, je n’ai jamais goûté tant de plaiſirs de la vie. Tiens, je ne troquerois pas mon ſort pour celui de la Guimar[54]. J’ai fait paſſer ma fortune pour avoir été gagnée à la loterie. De maniere que je ſuis reçue dans pluſieurs maiſons honnêtes. Je me contrefais et prends bien garde à lâcher quelques propos gaillards ; cela me gêne, mais je commence à m’y habituer. Si tu viens à Paris, il faut que tu viennes être témoin de mon contentement, et de la maniere de vivre provinciale. Elle eſt tout différente de celle de la capitale. Je ris quelquefois en moi-même des airs que veulent ſe donner les agréables de l’une et de l’autre ſexe. J’ai donné dans l’œil à un conſeiller du préſidial, il a, je crois, envie de me faire devenir Madame la conſeillere. Il m’obſede avec ſa maniere de faire l’amour ; il eſt des plus compaſſés dans ſes geſtes et dans tout ce qu’il dit. On diroit qu’il eſt toujours à l’audience. Je te réponds qu’il perdra ſes peines.

Maintenant, mon cœur ; que tu ſais mon adreſſe, j’eſpere que tu me donneras quelquefois de tes nouvelles. Pour moi je t’écrirai rarement, je n’aurai rien d’intéreſſant à te mander ; mais ſois perſuadée que je t’aime pour la vie.

Lettre de Mademoiſelle Victorine.
Paris, ce 26 Août 1783.


La petite directrice, ma bonne amie, a fait une fauſſe couche ; elle en eſt très-incommodée. Je vais quelquefois la voir, je lui ſuis, on ne ſauroit, plus attachée et je ſerois bien fâchée qu’il lui arrivât malheur.

La comédie italienne vient de faire une grande perte dans Madame Billioni qui eſt morte, quoique à la fleur de l’âge ; elle n’avoit que trente-deux ans.

Le Baron de Witersbach eſt parti pour ſon pays, c’eſt ſans doute pour y recruter quelques jolies alſaciennes ; ſi le régiment Royal-Suède étoit dans ces cantons, il n’y mettroit ſurement pas les pieds, vu ſa grande antipathie pour tout ce qui porte cet uniforme, depuis qu’un officier de ce corps l’a fait cocu et l’a obligé de ſe reconnoître jean-foutre par acte paſſé par devant notaire. Le miniſtre de la guerre qui lui a donné la croix de Saint-Louis doit ſe le reprocher toute ſa vie. On dit qu’il en étoit le Maquerau. Ces ſortes de gens doivent être récompenſés avec de l’or, et non avec la décoration qui marque qu’on a ſervi avec honneur. Si on veut leur donner une diſtinction, il n’y a qu’à établir un ordre pour eux, par exemple, une médaille repréſentant d’un côté l’amour avec cette exergue : le véritable me fait tort ; et de l’autre une belle femme nue ayant pour exergue : qui que tu ſois avec de l’or je te ferai avoir ſa ſemblable. Le ruban ſera couleur de roſes liſerée de noir. Il faut que je donne cette idée à quelque faiſeur de projets, afin qu’il la mette au net et la préſente aux miniſtres. On ne pourra gueres moins lui donner qu’à l’auteur du projet des chapeaux à quatres cornes qui a eu huit cent livres de penſion.

Je finis, la petite directrice m’envoye chercher ; on dit qu’elle eſt au plus mal.

Lettre de Mademoiſelle Roſimont.
Paris, ce 28 Août 1783.


Que je ſuis malheureuſe, ma chere amie, le coquin de chirurgien, à qui j’ai eu affaire m’a plâtrée[55]. Je ſuis plus malade qu’auparavant ; je ſouffre des douleurs inouïes ; je ne puis dormir ni jour ni nuit. Le médecin que j’ai envoyé chercher m’a trouvée dans un pitoyable état. Il prétend que j’en ai au moins pour quatre mois et encore ne répond-il pas de me guérir le mal étant des plus invétérés. Ah ! fatal libertinage où m’as tu réduite. Ce qu’il y a de cruel c’eſt que je ſuis peu en avance et que je me vois obligée de mettre tous mes effets en gage pour racheter la ſanté. Qu’on en connoît bien le prix quand on l’a perdue. Ah ! ma bonne amie, je ne ſuis plus une ſans-ſoucis ; j’en ai cruellement et mon état me force à réfléchir. Tu m’obligerois beaucoup ſi tu voulois m’acheter le médaillon de diamans que tu connois, il a couté quinze cents livres ; ſi tu veux je te le laiſſerai pour mille livres ; tu n’as qu’à m’envoyer une lettre de change de cette ſomme ou charger quelqu’un de me la remettre, et je lui donnerai le médaillon. Je ſuis bien à plaindre, ma bonne amie, puiſſe-tu ne jamais être dans ma poſition, c’eſt le vœu que je forme.

P. S. J’oubliois de te mander le mot de la charade que je t’ai envoyée, c’eſt ſilence.

Lettre de Mademoiſelle Victorine.
Paris, ce 8 Septembre 1783.


Que ſert ſouvent le bonheur ! la petite Olympie eſt morte des ſuites de ſa fauſſe couche. M***, ma chere amie, eſt inconſolable ; pour moi je la regrette beaucoup. Elle étoit, on ne ſauroit, plus aimable. M*** n’a ſurement jamais eu de maîtreſſe plus fidelle ; on dit qu’il ne faut jamais jurer de rien : mais je l’aurois bien fait de ſa ſageſſe. Le mari d’Olympie va venir receuillir ſa groſſe ſucceſſion. C’eſt un homme bien heureux. Il a une place conſidérable et une grande fortune pour avoir donné ſon nom à une femme qui ne l’a pas fait enrager une minute. Il faut qu’il ſoit né coîffé.

Mercredi dernier j’ai été à la premiere repréſentation de la ſorciere par haſard. Cette piece a eu peu de ſuccès, mais ce qui a été fort applaudi et a cauſé de grands éclats de rire ſont les quatre vers que dit la ſorciere par haſard et qui terminent la piece, les voici :


„ Dans le monde on connoît une ſorcellerie,
C’eſt l’art de faire des heureux,
Celle-là, je l’avoue, et je m’en glorifie,
Je m’en ſers tant que je peux.


Il a fallu que l’actrice les diſe deux fois. Cette piece a été repréſentée chez Madame la Ducheſſe de Villeroy en 1768. L’auteur qui l’avoit faite pour être jouée en ſociété, n’auroit pas du la donner au public.

Mon Ruſſe part demain pour retourner dans ſon pays à cauſe de la guerre qu’on dit que la Czarine va faire au turc. Il eſt venu ce matin m’apprendre ſon départ et m’a donné deux mille écus pour pouvoir attendre que je trouve quelqu’un qui le remplace. Il m’a dit les choſes les plus honnêtes, qu’il ne m’oublieroit de la vie et n’avoit qu’à ſe louer de ma conduite à ſon égard. Il eſt vrai, ma bonne amie, que j’ai tant pris de précautions lorſque je le trompois qu’il ne s’en eſt jamais apperçu. Je te conſeille de faire de même avec ton américain.

Lettre de Mademoiſelle Victorine.
Paris, ce 15 Septembre 1783.


J’ai été voir, ma bonne amie, les tableaux[56] du Louvre. Il y a de belles et jolies choſes ; je vais te parler de ce qui m’a frappée.

Un déjeuné des éleves par M. Lépicié ; c’eſt une ſcene gaie et rendue avec une naïveté charmante.

Une femme au bain ; une femme offrant un ſacrifice et des jeux d’enfans, tous petits tableaux de M. la Grénée le jeune. Si j’avois un boudoir et que je fuſſe aſſez riche je le chargerois volontiers de me faire des petits ſujets agréables pour le tapiſſer.

Le lever et le coucher du ſoleil par M. Vernet.

Le portrait de M. et Mad. Necker par M. Dupleſſis ; ils ſont parlans.

Quelques payſages de M. Caſanova, de même quelques tableaux de ruines par M. Robers.

Mon Ruſſe n’eſt pas encore parti, il a quelques affaires qui l’ont retenu, mais elle finiront bientôt. Il a paſſé cette nuit avec moi et m’a dit qu’il croyoit que c’étoit la derniere. J’ai quelqu’un qui doit le remplacer. Mais comme cela n’eſt pas totalement décidé, je ne veux pas te mander qui, je te dirai ſeulement que c’eſt un Marquis. Je finis car je craindrois ne pouvoir garder mon ſecret.

Lettre de Monſieur P***. Commiſſionnaire.
Paris, ce 19 Septembre 1783.


En conſéquence de votre lettre, mademoiſelle, je me ſuis rendu chez Melle Roſimont ; à peine ai-je pu lui parler, elle a une fievre terrible ; c’eſt avec ſa femme-de-chambre que j’ai traité l’affaire du médaillon. Il étoit en gage. On m’a remis la reconnoiſſance du mont de piété et j’ai donné les mille livres en déduisant ce qu’il faut pour le retirer. Je ne pourrai l’avoir que demain matin. Ainſi vous ne pourrez le recevoir que par la diligence de la ſemaine prochaine. Croyez qu’il n’y a nullement de ma faute. Je ſuis toujours très-empreſſé à ſervir promptement ceux qui m’honorent de leur confiance.

J’ai l’honneur d’être, Mademoiſelle, votre très-humble et très-obéiſſant ſerviteur.

Lettre de Mademoiſelle Victorine,
Paris, ce 20 Septembre 1783.


Du 17, ma bonne amie, le Ruſſe eſt parti. Le Marquis de *** lui a ſuccédé. Il me donne trente-cinq louis par mois et me défrayera ma voiture, car il m’en donne une et ne veut point que j’aye l’état du remiſe. C’eſt un aimable homme, mais il eſt joueur, il y aura un peu d’humeur à ſupporter quand la fortune lui ſera contraire. Si cela m’ennuie trop je le planterai-là. Je ne l’ai pris qu’en attendant mieux et pour n’être pas ſans entreteneur.

L’Evêque, dont j’avois la viſite aſſez régulierement une fois par ſemaine, eſt retourné dans ſon diocèſe. C’eſt une perte pour moi, il me donnoit chaque fois cinq louis. Je voudrois lui trouver un ſucceſſeur ; j’en ai parlé à la Francœur qui eſt la pourvoieuſe du clergé ; je lui ai promis de la bien récompenſer ; c’eſt une femme très-intéreſſée et dont on n’obtient rien qu’avec de l’or.

Hier j’ai été aux italiens voir la premiere repréſentation d’Amélie et de Monroſe, drame en proſe qui a très-bien réuſſi ; il m’a fort intéreſſée.

Adieu, ma bonne amie, les tems ſe ſuivent mais ne ſe reſſemblent guere : puiſſe-tu ne pas comme moi éprouver de diminuation dans ta recette. La mienne eſt conſidérable. Un entreteneur à meilleur marché et l’évêque de moins. Il faut patienter et conſidérer qu’il y a quantité de nos conſœurs qui ſeroient bien contentes de mon ſort.

Lettre de Mademoiſelle Sophie.
Paris, ce 23 Septembre 1783.

 Madame,
Ma maîtreſſe me charge de vous écrire pour vous remercier d’avoir fait prendre ſon médaillon. Elle eſt dans un état bien inquiétant ; ſon médecin en déſeſpere vu qu’elle a une fievre maligne qui s’eſt jointe à ſon autre maladie. Ce qu’il y a d’heureux c’eſt que ma maîtreſſe ne connoît pas le danger où elle eſt. Elle eſpere en revenir. Elle ne ceſſe de parler de Madame et bien regretter qu’elle ne ſoit point ici ; elle dit qu’elle ne ſeroit pas toujours ſeule. Ma maîtreſſe a une criſe qui la prend et je vais lui donner mes ſoins.

J’ai l’honneur d’être avec un très-profond reſpect,

Madame,
Votre très-humble
et très-obéiſſante
ſervante.
Lettre de Mademoiſelle Victorine.
Paris, ce 3 Octobre 1783.


Voici, ma bonne amie, un petit conte charmant que m’a dit mon auteur. Je gage qu’il t’amuſera.

L’exemple rare.

Damon aimoit Zulime à la folie,
Quoiqu’il en fut depuis long-tems l’époux ;
Il n’étoit pas même jaloux,
Quoiqu’elle fut, et coquette, et jolie.

Zulime qui vivoit en dame du bon ton,
Avoit pour le pauvre Damon,
Tout le dégoût qu’un mari ſimple inſpire
A jeune femme de renom,
Qu’une foule d’amans admire.

Quelqu’un plaignoit Damon : c’étoit un ſien ami.
„ Mais c’eſt ma femme qu’il faut plaindre ”,
Répliqua le ſage mari ;
„ Outre l’amour qu’elle doit feindre,
„ N’eſt-ce pas un tourment affreux,
„ De voir l’objet de ſon dégoût extrême ?

„ Mon ſort eſt différent, et je me trouve heureux,
„ De voir toujours une femme que j’aime ”.



Puiſque je me ſuis déterminée à t’envoyer des vers, voici encore un impromptu à une dame prête d’accoucher et qui demandoit à toutes les perſonnes qui étoient chez elle de quel enfant elle accoucheroit.


Vous déſirez ſavoir mon avis à mon tour ;
Ma réponſe eſt aiſée à faire,
Qu’importe que ce ſoit une grâce ou l’amour,
Puiſque Venus en doit être la mere.


Tu ſais, ſans doute, que maintenant on pourra voyager par les airs au moyens des ballons ; cela ſera fort amuſant. Mais je t’avoue que je ne ſuis pas tentée d’être une des premieres à voyager ainſi. Adieu.

Lettre de Mademoiſelle Victorine.
Paris, ce 9 Octobre 1783.


Jusqu’actuellement, ma bonne amie, je ſuis aſſez contente du marquis, la fortune l’a toujours bien ſervi et cela m’a valu des gratifications. Gare ! s’il y a un revers, la fortune eſt une déeſſe bien changeante et qui n’accorde pas long-tems ſes faveurs à la même perſonne.

Cette année eſt malheureuſe pour la comédie italienne ; le charmant et inimitable Carlin vient de mourir, âgé de ſoixante-ſeize ans. Il a fait le plaiſir du public pendant quarante-deux, auſſi en eſt-il bien regretté et cela à juſte titre.

On a fait une chanſon ſur le globe aéroſtatique, car maintenant on ne fait qu’en parler. Il va, ſans doute, prendre la place de Marlbouroug. Voici le ſeul couplet qui ſoit joli.

Tout globe eſt fait pour plaire ;
N’en ſoyez pas ſurpris,
Ce qu’on aime à Cythere,
On l’aime dans Paris ;
Eh ! mais oui-dà,
Comment peut-on trouver du mal à ça ?



Dès que les modes aux globes paroîtront, ſi tu veux, je t’en enverrai. Surement le génie de Mademoiſelle Bertin eſt occupé à chercher quelque choſe digne de continuer à l’illuſtrer. On ne l’appelle plus que le Miniſtre des modes, depuis qu’il y a quelque tems qu’elle répondit à des dames qui demandoient des bonnets nouveaux, qu’elle ne pouvoit leur en donner que d’un mois, ayant arrêté dans ſon dernier travail avec la reine que les bonnets nouveaux ne paroîtroient que dans huit jours. Je vois avec plaiſir l’hiver qui avance à grand pas, c’eſt le tems où j’aurai le plaiſir de te voir.

Lettre de Mademoiſelle Sophie.
Paris, ce 13 Octobre 1783.


Madame,
Je ſuis au comble du déſeſpoir, ma maîtreſſe eſt morte, elle eſt enterrée d’hier. Qu’elle a ſouffert ! ſi elle a eu de bons inſtans dans ſa vie, les derniers ont été bien cruels. Vous devez bien la regretter, elle a parlé de vous juſqu’au dernier moment et ſes dernieres paroles ont été des ordres qu’elle m’a donnés de vous mander ſa mort et de vous aſſurer qu’elle vous étoit attachée. Je mourrois contente, ajouta-t-elle, ſi elle pouvoit recevoir mon dernier ſoupir. Les ſouffrances qu’elle éprouvoit lui ont rendu ſon agonie plus douce ; elle a vu la mort ſans horreur ; et en vérité, elle eſt moins à plaindre que ſi elle avoit vecu. Elle avoit perdu preſque toutes ſes dents et tous ſes cheveux. Que ſeroit-elle devenue ? C’eſt aſſez vous entretenir d’un ſujet qui ne peut que vous faire frémir.

J’ai l’honneur d’être avec un très-profond reſpect,

Madame,
Votre très-humble
et très-obéiſſante
ſervante.
Lettre de Mademoiſelle Victorine.
Paris, ce 25 Octobre 1783.


La demoiſelle de Bordeaux, ma bonne amie, que tu m’as adreſſée a un petit minois de fantaiſie fait pour plaire. Je lui ai donné à dîner hier, je dois demain la mener chez la Briſſeau ; la Comteſſe étant à toute extrémité.

Lettre de Mademoiſelle Florival.
Paris, ce 31 Octobre 1783.


Mademoiselle Victorine, ma chere Minette, m’a reçue au mieux ; elle m’a préſentée à la préſidente, qui hier m’a fait faire un ſouper avec deux italiens. Leurs paſſions quoiqu’extraordinaires n’a cependant rien qui ſoit contre nature. Il faut ſeulement qu’un des deux ſe mette à quatre pattes et que la femme ſe couche ſur ſon dos pour être baiſée par l’autre. C’eſt un peu fatiguant.

Je crois que je ferai bien mes affaires dans ce pays-ci. Croyez, chere Minette, que je n’oublierai pas le ſervice que vous m’avez rendu en me donnant des lettres de recommandations. Je voudrois trouver l’occaſion de vous en témoigner ma reconnoiſſance. Mes amitiés à nos connoiſſances.

Lettre de Mademoiſelle Victorine.
Paris, ce 10 Nov. 1783.


Nous avons eu, ma bonne amie, le Marquis et moi vingt altercations. Depuis quelques jours il ne fait que perdre et a une humeur inſupportable. C’eſt un métier de galérienne que d’être ſa maîtreſſe ; je lui ai ſignifié que je le quitterois s’il ne changeoit.

Samedi dernier j’ai été aux françois voir le ſéducteur qu’on jouoit pour la premiere fois. Depuis long-tems aucune piece n’a eu un ſuccès auſſi brillant. L’auteur garde l’incognito. Il a tort.

Florival eſt venue me voir il y a trois jours ; elle paroît aſſez contente d’être ici. La préſidente ne laiſſe pas que de l’employer, elle voudroit que cela fut toujours de même. La Comteſſe eſt morte au lit d’honneur ; elle a continué ſon métier juſqu’au dernier moment. Elle ſera difficile à remplacer ; elle étoit une des plus célébres maquerelles qui ait jamais exiſtée. Emule dans ſa jeuneſſe de la Pariſſe elle l’a ſurpaſſée. La préſidente quoique ſa Rivale ne la vaudra jamais ; C’eſt une grande perte pour les paillards. Je me flatte que tu es ſur ton départ.

Lettre de Mademoiſelle Victorine,
Paris, ce 15 Nov. 1783.


Je ne puis preſque plus ſupporter les humeurs du Marquis, et ſi la cour n’étoit à Fontainebleau, ce qui rend Paris déſert, je le quitterois ſur le champ ; mais je patiente ne voulant pas être ſans avoir d’entreteneur.

La fauſſe couche de la Reine afflige beaucoup, nous ne ſaurions trop avoir de rejetons d’une auſſi bonne race.

Les financiers viennent d’être furieuſement réduits ; ils ne ſeront plus ſi recherchés par nous autres. Il n’y aura plus rien à faire qu’avec les étrangers ; le métier va de mal en pis.

Tu ſais qu’il y a beaucoup de changement dans le miniſtere. Fontainebleau, comme à ſon ordinaire, eſt funeſte aux miniſtres qui ſont en place.

J’ai ſoupé ces jours derniers avec des chaſſeurs ; c’étoit à qui conteroit des faits plus extraordinaires les uns que les autres. Le plus fort qu’on ait dit c’eſt un ſanglier qui péſoit ſept cents livres quoique maigre et n’ayant que la peau ſur les os.

Je finis, le Marquis entre, ſurement il vient de perdre ; il a une figure de déterré. Allons, il faut ſe préparer à une ſcene.

Lettre de Mademoiſelle Florival.
Paris, ce 17 Nov. 1783.


Tu avois oublié, Minette, de me dire qu’il falloit que je me faſſe inſcrire chez l’inſpecteur de police. Il m’a mandée et m’a d’abord voulu réprimander ; mais ma figure lui ayant plu il s’eſt radouci et m’a fait paſſer dans ſon cabinet. Il a fallu céder à ſes déſirs, afin de m’en faire une protection. Comme il eſt d’une figure paſſable, cela n’eſt pas ſi terrible. Le commiſſaire du quartier m’a auſſi fait venir chez lui. Ah ! pour le coup je n’ai pas été ſi ſatisfaite ; c’eſt un vilain ſquelette qui m’a patinée pendant une heure et qui m’a fatigué le bras à le fouetter et le tout pour décharger quelques goûtes. Si j’avois oſé je l’aurois envoyé au diable. On n’a bien raiſon de dire que chaque métier a ſes charges.

Je ſuis des plus occupées par la préſidente à qui la mort de la Gourdan a valu des pratiques. J’ai fait chez elle ma partie avec un homme qui a un goût baroque ; il faut ſe frotter le derriere de gelée de groſeilles ; il s’aſſeoit entre vos jambes, et tandis qu’il vous le lèche on eſt obligé de le branler en chocolatiere.

On eſt beaucoup moins vigoureux dans ce pays qu’à Bordeaux ; il faut continuellement employer les verges et le martinet même avec des jeunes gens. Je plains les fouteuſes ; elles doivent peu trouver à ſe contenter.

J’eſpere, Minette, que dans ſix ſemaines au plus tard je te verrai et je pourrai t’aſſurer de vive voix de mon attachement pour la vie.

Lettre de Mademoiſelle Victorine.
Paris, ce 21 Nov. 1783.


La reine, ma bonne amie, eſt totalement remiſe de ſa fauſſe couche ; elle eſt partie hier de Fontainebleau pour Brunoi. Le roi ne partira que le 24 et ſe rendra en droiture à Verſailles. Je ſuis enchantée que le voyage finiſſe. Je ne puis plus vivre avec le Marquis, c’eſt un enfer. Ah ! ma bonne amie, ne prend jamais de joueur pour entreteneur. Pour moi je jure de n’en plus avoir.

Les financiers ont tant fait qu’on leur a rendu ce qu’on leur avoit ôté. Sûrement ils auront financé pour obtenir ce nouvel arrêt. Depuis quelque tems la finance et le militaire ont éprouvé beaucoup de variations.

J’ai fait remettre à la diligence de Bordeaux les commiſſions que tu m’avois demandées. J’y ai joint quelques petites nouveautés qui t’amuſeront. Qu’il me tarde que ton américain ait finit ſes affaires pour venir à Paris avec toi. Je ſuis bien impatiente de te voir.

Lettre de Mademoiſelle Felmé.
Roye, ce 22 Nov. 1783.


IL ne faut jurer de rien, mon cœur, la vanité m’a ſéduite et demain je devient Madame la conſeillere ; ce qui m’a cependant le plus déterminée ; c’eſt que mon futur eſt un ſot et que j’en ferai ce que je voudrai. Par ce mariage je ſuis parente à tout ce qu’il y a de mieux dans la ville ; j’aurai même l’honneur d’être couſine iſſue de germaine de Monſieur le lieutenant général. Ma noce doit être brillante, le repas ſe fera à l’hôtel de ville où il y aura bal le ſoir. Je ris en moi-même de mon changement d’état. Je voudrois que tu fuſſes demain des convives, ſurement tu t’amuſerois. Pour moi je me prépare à bien m’ennuier. Je ſerai aſſomée de politeſſe et il faudra être embraſſée depuis le matin juſqu’au ſoir ; mais ce qui me divertit d’avance, c’eſt de penſer aux ſimagrées que je ſerai obligée de faire quand mon mari voudra me prendre ma prétendue virginité. J’ai par précaution fait ample uſage de vinaigre aſtringent et de cerfeuil, cela a bien réuſſi. Je n’ai pas pu ce matin y introduire le bout de mon petit doigt, ainſi tout paroîtra en regle, d’autant mieux que je me ſuis apperçue que celui qui en jouira eſt bien membré. Ce n’eſt pas que je lui aie permis la moindre privauté. Mais c’eſt à travers ſa culotte, lorſque ma préſence le mettoit en feu. Je ceſſe de m’entretenir avec toi ; il faut que j’aille me faire fiancer. Je te manderai un de ces jours les détails de la noce, mais ſur-tout de la nuit.

Lettre de Mademoiſelle Florival.
Paris, ce 23 Nov. 1783.


On a bien raiſon de dire, Minette, que les goûts des hommes dans leurs jouiſſances ſont encore plus fantaſques que les caprices de leur caractere. L’amour en gémit, mais il excuſe tout. Une fois adonnée au culte du libertinage il faut ſavoir s’y prêter. Je me vois journellement obligée d’apprendre de nouvelles fantaiſies. Je croyois ſavoir le métier, mais je vois bien que je ne ſuis qu’une apprantie. Hier il m’a fallu rendre un lavement dans la bouche d’un vieux dégoûtant, avant-hier piſſer dans celle d’un autre et lui frotter tout le corps de mon urine. Il y a quelques jours que j’avois mes affaires. J’ai été obligée d’en faire des tourtines comme ſi c’étoit de confiture pour pouvoir faire bander un jeune homme. Ah ! quels goûts, je n’y comprends rien. Je me borne à plaindre les pauvres malheureux qui ont beſoin de pareilles reſſources.

Comme je ſais que tu aimes les vers et que je veux un peu t’amuſer après t’avoir parlé de choſes dégoûtantes, voici des Stances à Thémire que j’ai eues d’un abbé.


J’aime le doux murmure
D’un paiſible ruiſſeau ;
Le tapis de verdure
Ou ſerpente ſon eau
Plaît à l’ame attendrie :
Là, ſur un lit de fleurs
Regne la réverie
Sur les ſenſibles cœurs.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
J’aime de la fauvette,

L’accent tendre et léger.
Et l’écho qui répète
La chanſon du berger :
J’aime la tourterelle ;
Son amoureuſe ardeur,
Et ſa flamme fidelle,
Intéreſſent mon cœur.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
J’aime de la nature,

Les attraits renaiſſans,
Sa riante parure,
Ses boſquets verdoyans,

Que l’art en vain imite ;
Ses bois majeſtueux,
Où le ſilence habite,
Souvent ſont les heureux.

Correspondance d’Eulalie, séparateur
Correspondance d’Eulalie, séparateur
Mais, aimable Thémire,

Quand je vois ta beauté,
Lorſque ton doux ſourire
Promet la volupté,
Dans mon ardeur nouvelle,
Je n’aime les boſquets,
Que quand ta voix m’appelle
Aux amoureux ſecrets.


Adieu, la préſidente m’envoye chercher et me marque de me rendre chez elle tout de ſuite.

Lettre de Mademoiſelle Victorine.
Paris, ce 2 Décembre 1783.


Enfin, ma bonne amie, pouſſée à bout par le Marquis ; et ſortant, il y a quelques jours de me faire une ſcene affreuſe. Voici la lettre que je lui ai écrite.

„ L’amour, Monſieur le Marquis, eſt incompatible avec le jeu ; l’un rend doux, poli, et l’autre furieux. Depuis que nous vivons enſemble j’ai ſouffert des humeurs et des caprices que jamais aucun homme ne m’a fait éprouver. Nos caracteres ſimpatiſſent peu. Je ne veux avoir que des jours agréables et ſans orages. Le mois eſt fini, trouvez bon que nous nous ſéparions. Je n’en aurai pas moins pour vous toute l’eſtime et l’amitié que vous méritez, et je ne ceſſerai de faire des vœux pour que la fortune vous ſoit favorable. J’ai l’honneur d’être avec un ſincere attachement, Monſieur le Marquis, votre très-humble et très-obéiſſante ſervante ”.

Voici la réponſe du Marquis.

„ Vous avez raiſon, Mademoiſelle, il faut nous ſéparer puiſque nos caracteres ne ſimpatiſſent point. Vous auriez dû plier le vôtre au mien. Je trouverai aiſément une perſonne qui ſaura mieux que vous apprécier mes bontés et en être reconnoiſſante. Je vous ſouhaite tout le bonheur dont vous êtes digne ”.

Depuis je n’ai plus entendu parler du Marquis. Avant peu j’eſpere apprendre ton départ de Bordeaux.

Lettre de Mademoiſelle Florival.
Paris, ce 7 Décembre 1783.


Depuis que je ne t’ai écrit, Minette, il m’eſt arrivé une bonne aubaine. Un vieux que j’ai eu chez la préſidente m’a priſe en amitié, il me meuble un petit appartement aux ſeules conditions que je le flagellerai tant qu’il voudra et lui accorderai la maniote pendant quatre mois. Je pourrai malgré cela faire ce que bon me ſemblera. Je ne ſerai occupée avec lui qu’environ trois fois la ſemaine, et cela deux heures au plus ; cela me fait grand plaiſir. Je payois fort chere mon appartement garni.

Je te prie, Minette, de m’envoyer les effets que je t’ai laiſſés. Me voilà décidée à me fixer à Paris. Je vois bien qu’il n’y a qu’ici où l’on peut faire fortune par le libertinage. Bordeaux n’eſt rien en comparaiſon et on y eſt ſi gênée depuis que le Maréchal de Richelieu n’y commande plus ; qu’en vérité c’eſt inſuportable. On doit cependant bien ſavoir que nous ſommes néceſſaires et que ſans nous les honnêtes femmes (s’il y en a) ne ſeroient point en fureté. J’atends de tes nouvelles.

Lettre de Mademoiſelle Felmé.
Roye, ce 9 Décembre 1783.


Il m’a été impoſſible, mon cœur, de te raconter plutôt l’hiſtoire de ma noce ; depuis j’ai toujours été en gala et occupée à faire des viſites. Ah ! que tout cela m’ennuie ; mais m’en voilà quitte.

Le 23 du mois dernier tous les parents de mon mari et les miens vinrent me prendre à dix heures du matin ; j’étois ſupperbement parée : pour mon époux, il avoit ſa robe noire. Tout le monde s’étoit endimanché et il y avoit des habits qui ſurement étoient du tems du roi Guillemaux et n’avoient vu le jour depuis trente ans. Nous nous rendimes à onze heures à l’égliſe. A notre arrivée toutes les cloches furent en branle et l’organiſte écorcha une ſimphonie. Après la célébration du mariage, nous fumes à l’hôtel de ville ou on nous reçut avec une décharge de boîtes. Rendus dans une ſalle voiſine de celle du feſtin, il m’a fallu abandonner mon viſage à tout le monde. Jamais je n’ai tant été baiſée. Après ces complimens on a été dîner. Dès la ſoupe on a porté ma ſanté et cela a continué juſqu’au deſſert qu’on a chanté des chanſons à ma gloire et que de nouveau j’ai été baiſée. A ſix heures on s’eſt mis à danſer juſqu’à dix qu’on a ſervi un ambigu, après lequel à minuit on m’a reconduite chez moi en triomphe en me faiſant mille plaiſanteries ſur la nuit. J’étois excédée de ma journée et je me felicitois de la voir finie.

Mon couché a duré une heure, j’ai fait la mygaurée. A peine ai-je été dans le lit que mon mari eſt venu me joindre. Je me ſuis cachée la tête dans le lit et lui ai dit que je ne la ſortirois que quand il auroit éteint les lumieres. Il m’a fort ſollicitée pour les laiſſer allumées ; mais je n’ai eu de ceſſe qu’il ne les ait éteintes. Alors il a commencé à me careſſer ſans ceſſe. Je réſiſtois autant que je le devois, mais cependant je laiſſé prendre la place, ce fut pour lors que je gémis, que je criai, que je me remuai. Enfin je fis ſi bien qu’il fut plus de trois heures à pouvoir me le mettre ; et s’il n’avoit pas eu la vigueur qu’il a, il n’en ſeroit ſurement pas venu à bout ce jour-là. La ſageſſe que j’avois eue depuis mon départ de Paris fut cauſe que j’éprouvai beaucoup de plaiſir et que je fus obligée de me tenir à quatre pour ne pas m’abandonner à mes ſens, de crainte qu’il ne me trouve trop formée.

Le matin, j’entendis mon mari ſe réveiller et je fis ſemblant de dormir. Il leva légerement la couverture et ſe mit à examiner mes charmes. Les voyant inondés de ſang il ſe mit à s’écrier : ah ! ma femme était pucelle ; que je ſuis heureux : et auſſitôt il me couvrit de baiſers. Peu s’en fallut que je me mîſſe à partir d’un grand éclat de rire. Mais je feignis de me réveiller en ſurſaut et je jetai un grand cris, comme ſurpriſe de voir un homme couché avec moi. Il me ſauta au cou et m’accabla de careſſes ; peut-être cela auroit-il eu des ſuites, ſi l’on n’étoit entré dans notre chambre.

Tu vois, mon cœur, que tout a été au mieux ; mon mari vante à tout inſtant ma vertu et publie ma virginité. Il faudra abſolument, quand tu ſeras de retour à Paris, que tu viennes voir Madame la conſeillere qui t’aime toujours de même que lorſqu’elle étoit Felmé.

Lettre de Mademoiſelle Victorine.
Paris, ce 10 Décembre 1783.


Puisque tu dois partir, ma bonne amie, du 20 au 25 de ce mois pour venir ici. Cette lettre ſera la derniere que je t’écrirai. Il eſt impoſſible de t’exprimer la joie que je retiens d’imaginer que je vais te revoir et brillante. Le tems va me paroître bien long juſqu’à ton arrivée.

Je t’ai mandé notre réparation avec le Marquis. Hé bien ! maintenant j’ai un eſpagnol. Je veux tâcher de lui accrocher le plus de quadruples que je pourrai. Avec le tems j’eſpere que j’aurai eu des entreteneurs de toutes les nations de l’Europe. Mon eſpagnol tient bien de la ſienne, il eſt très jaloux et très-haut ; je crains qu’il ne prenne ombrage de mon petit auteur, cela me feroit de la peine d’être obligée de ne pas le voir ſi ſouvent. Adieu, ma bonne amie, qu’il me tarde de t’embraſſer.

Lettre de Mademoiſelle Victorine.
Paris, ce 16 Décembre 1783.


Je ne devois plus t’écrire, ma bonne amie ; mais je ne puis attendre que tu ſois ici pour te conter ce qui m’eſt arrivé hier. J’étois encore dans mon lit lorſque mon eſpagnol entra. Après m’avoir fait beaucoup d’amitiés : „ je vous aime (me dit-il) et il n’y a point d’amour ſans jalouſie. Auſſi je ſuis jaloux de vous ; femme et françaiſe ne pouvant être continuellement avec vous, puis-je conter ſur votre fidélité. Souffrez que je m’en aſſure en mettant vos charmes en fureté ”. Et en même-tems il ſortit de ſa poche une ceinture de virginité qu’il voulut me mettre. „ Ah ! me ſuis écriée auſſitôt, jamais je ne le ſouffrirai. Croyez vous qu’on ne peut être fidelle ſans cela ”. Mon eſpagnol m’a tant ſuppliée de lui accorder cette tranquillité qu’il m’a promis de payer vingt-cinq louis par mois, que j’ai cédé à ſes déſirs. Après avoir grillé l’antre de la volupté il eſt parti.

Il y avoit à peine un quart d’heure que l’eſpagnol étoit ſorti de chez moi, qu’eſt arrivé mon jeune auteur. Je n’ai pu m’empêcher d’éclater de rire, penſant à la ſurpriſe qu’il auroit en voyant l’état dans lequel étoit mon minon. Ma gaieté lui fit croire que je voulois plaiſanter et il ſe mit en devoir de le faire ; mais ſe trouvant empêché il en examina la cauſe et partit auſſitôt d’un grand éclat de rire. „ N’eſt-ce que cela, (dit-il) ſi tu veux, ma chere amie, cela va bientôt ceſſer, et en dépit du jaloux nous en jouirons tout à notre aiſe ” J’acceptai alors, il me fit pendre par les mains à la porte et m’allonger le plus poſſible. Auſſitôt la ceinture tomba à terre, nous nous en ſommes donné pendant plus de deux heures, il ſembloit que j’avois plus de plaiſir qu’à l’ordinaire, à cauſe que je trompois l’eſpagnol malgré ſa précaution inutile. Quand nous eûmes fini nos débats, je me rependis à la porte et mon jeune homme remonta la ceinture juſqu’à ſa place. Il n’y paroiſſoit nullement. Je t’avoue que je ſuis enchantée de ſavoir un moyen pour tromper cet excès de jalouſie. Si jamais on te mettoit une ceinture de virginité, penſe à l’aventure de ta chere amie.


FIN
  1. Maquerelle de Paris.
  2. Les demoiſelles appellent ainſi ce qu’on leur donne au-deſſus du marché. C’eſt pour elles, la maquerelle n’en a rien.
  3. C’eſt la Briſſeau, maquerelle de Paris, ſurnommée la Préſidente parce qu’elle eſt intendante des plaiſirs de Meſſieurs du Parlement ; elle a auſſi la direction des ſoupers de la petite maiſon de Monceau du Duc de C. En général, c’eſt elle qui a la pratique des paillards honteux. Elle a ſi bien fait ſes affaires dans ce commerce, qu’elle a une maiſon ſuperbe dans la rue Françaiſe, qui lui a coûté plus de 200000 liv.
  4. Cet Algironi eſt un de ces empiriques qui, à la faveur de différens ſpécifiques, approuvés de la Faculté de médecine, tuent plus de monde à Paris qu’ils n’en guériſſent. Il entreprend ſurtout les maladies vénériennes, & ne manque jamais de rejetter les accidens qui peuvent réſulter de l’uſage de ſes drogues ſur le mauvais régime ou l’incontinence du malade,
  5. Sur nom qu’Eulalie avoit donné à Mademoiſelle Roſimont qui eſt une folle & une grande libertine.
  6. Il eſt d’uſage chez ces filles d’avoir chacune un ami particulier qu’elles appellent leur amant ; c’eſt le plus ſouvent leur coëffeur ou quelque laquais. Celles qui donnent dans une claſſe en apparence au-deſſus, ont un de ces élégans ſans aſyle qui ne ſe ſoutiennent que par leurs eſcroqueries en tout genre, ſur leſquels les magiſtrats veillent ſans ceſſe, & dont il n’y a pas de mois que la Police n’en envoye quelques-uns à Biſſêtre.
  7. Nom que l’on donne aux maladies cauſées par l’amoureuſe jouiſſance. Il eſt étonnant qu’on ſe ſerve de ce mot, car rien n’eſt aſſurément moins galant que ces ſortes de maladies.
  8. Bois à une lieue de Paris. Il eſt entouré de mur. Les Suiſſes des portes ſont Traiteurs & Marchands de vin. Il ſe fait beaucoup de parties de demoiſelles chez eux. On trouve dans ce bois pluſieurs jeux de bague.
  9. C’eſt acheter à crédit des marchandiſes qu’on revend au comptant à plus de moitié perte.
  10. Cet Abbé, quoique pourvu d’aſſez bons bénéfices, ſe mêle encore de procurer des maîtreſſes, et vous fait faire chez lui des ſoupers avec telle fille de Paris que vous déſirez. Il eſt ſans ceſſe l’agent des jolies Demoiſelles. Anciennement il n’étoit que le Bonneau du Marquis de Genlis ; mais il l’eſt maintenant du Public.
  11. Depuis Pâques juſqu’au mois d’Octobre, on va ſe promener en voiture ſur le Boulevard. Les demoiſelles y étalent leurs grâces pour tâcher d’y faire des conquêtes. Les hommes ſont à pieds dans le milieu, et vont cauſer aux portieres des voitures des dames de leur connoiſſance. Il y a ordinairement les jours d’uſage d’y aller, c’eſt-à-dire, les Dimanches, Fêtes et Jeudi, quatre rangées de voitures, deux de chaque côté, dont l’une va et l’autre eſt arrêtée. Ils vont d’un côté depuis la porte St. Martin juſqu’à la demi-lune, et reviennent enſuite de l’autre. Sur les côtés du Boulevard, il y a des chaiſes à louer pour ceux qui veulent ſe repoſer.
  12. On appelle ainſi les demoiſelles qui n’ont pas encore été entretenues, et qui ſe font voir en public pour la premiere fois.
  13. Le Marquis de Genlis a tenu pendant plus de deux ans une maiſon de jeu. Il y avoit trente-un et biribi. C’étoit Hazon, fripon avéré, que la Police auroit dû envoyer à Bicêtre pour le reſte de ſes jours, qui tenoit la banque. Le Marquis de Genlis y étoit intéreſſé, puiſque cela défrayoit ſa maiſon, où tout le monde, pourvu qu’on eût de l’argent, étoit admis ; et afin d’attirer des chalands, il avoit des filles à ſes ſoupers. Les demoiſelles Juſtine, Roſiere, Grandval, Fourcy et Violette y étoient de fondation. Cela ne doit pas du tout étonner, car le Chevalier de Zeno, Ambaſſadeur de la république de Veniſe, avoit un tripot pareil. Différentes perſonnes, telles que le Comte de Genlis, Madame de Selle, la Préſidente Champeron, la Comteſſe d’Aunois, en tenoient auſſi dans le même tems, avec cette différence que les filles n’y étoient pas admiſes. Enfin cette fureur étoit portée au point que les Envoyés de Pruſſe, d’Heſſe-Caſſel et de Suede, avoient auſſi des tripots chez eux. Mais Louis XVI a aboli ces lieux abominables en 1781, au mois de Mars, d’après le compte que le Magiſtrat chargé de la police lui a rendu des déſordres qu’ils occaſionnoient.
  14. On aſſure que Louis XV lui ayant vu jouer le rôle de Didon, dans lequel elle excelloit, en eut envie, et que Madame la Comteſſe du Barry lui procura un tête-à-tête avec elle.
  15. Ancienne femme de chambre de Mademoiſelle Eulalie.
  16. Madame Gourdan, à qui Louis XV a donné le ſurnom de Comteſſe. C’eſt la première Maquerelle de Paris ; elle a la pratique des grands Seigneurs & des étrangers.
  17. On appelle ainſi les Bonnets, les Rubans, et tout ce qui vient de chez les Marchandes de Modes.
  18. Il eſt d’uſage qu’une demoiſelle à partie ait ſa femme de chambre avec elle. C’eſt elle qui donne l’adreſſe. Il y en a qui en ont de toutes écrites ſur des cartes, de peur qu’on ne l’oublie.
  19. Les demoiſelles en chambre appellent ainſi ceux qui viennent chez elles habituellement une ou deux fois la ſemaine.
  20. Mademoiſelle Arnoult eſt une ancienne actrice de l’opéra, renommée par ſes bons mots. Un jour Mademoiſelle Henelle, ſa camarade, et qui ne ſe laiſſe voir qu’à l’italienne, lui reprochoit de ce qu’elle faiſoit toujours des enfans ; ah ? répondit-elle, une ſouris qui n’a qu’un trou eſt bientôt priſe.
  21. Auberge où l’on fait très-bonne chere. Il ſe paſſe peu de jours qu’il ne s’y faſſe des parties.
  22. Promenade de Paris au bout des Thuileries. Quand les arbres nouvellement plantés ſeront grands, ce ſera la plus belle qu’on puiſſe voir.
  23. La redoute chinoiſe eſt une eſpece de Wauxhall qui eſt ouvert tout le tems de la Foire St. Laurent. On y danſe, on s’y balance, on y joue à la bague, au palet et à différens autres jeux. Il y a un caffé qui repréſente une grotte. On y trouve un reſtaurateur, chez lequel on peut avoir de petites chambres particulieres de deux, quatre et ſix perſonnes, à volonté. Il y a auſſi deux Marchandes de Modes.
  24. Ancien domeſtique de Melle Eulalie.
  25. Son entreteneur.
  26. Toutes les Tribades ont un petit chien, qu’elles ont grand ſoin d’élever à leur affreux manége. Elles appellent cette exercice, mettre la tête dans l’étau.
  27. C’eſt le plus fameux Traiteur du Boulevard, et chez lequel ſe font les plus belles parties. On y trouve toujours des joueuſes de vielles, jeunes et aſſez gentilles, qui viennent chanter pendant le repas des chanſons gaillardes. Elles ſavent auſſi ſe prêter avec complaiſance et rendre, à bon marché, tous les petits ſervices dont un galant homme peut avoir beſoin.
  28. Priſon où on met les gens pour dettes, et ceux arrêtés par ordre de la police.
  29. Horloger rue neuve des petits champs.
  30. Ce ſont des billets payables au porteur, et qu’on peut toucher tous les jours excepté les fêtes et dimanches.
  31. Banquier de Paris, renommé par ſa débauche, ſes goûts biſarres et anti-phyſiques.
  32. Ce garçon cafetier a la voix très-perçante, et a des expreſſions uniques pour ſes bombons, comme : bombons aux ſoupirs étouffés, au retour des amans, etc. etc.
  33. Les filles de Paris depuis que le Baron de Witerspach par acte paſſé par devant Notaire, s’eſt reconnu poltron, elles ne ſe fervent plus d’autre terme pour dire qu’un homme eſt poltron, que de celui ; c’eſt un Witerspach.
  34. C’eſt un bourg, à deux lieues de Paris, ſur la Seine. M. le Duc d’Orléans y a un ſuperbe château ; le parc eſt magnifique, les eaux en ſont belles, et méritent d’être vues ; elles jouent pendant l’été tous les premiers Dimanches du mois. Il y a une ſalle de comédie où on joue l’été. Le jour de St. Cloud il y a foire dans le parc, et les eaux jouent par extraordinaire.
  35. C’eſt le Suiſſe du parc ; il eſt en même-tems traiteur. Il ſe fait chez lui quantité de parties de demoiſelles. La bonne compagnie y va auſſi manger des matelotes ; elles ſont très-renommées. Le jour de St. Cloud il donne un bal et un feu d’artifice, il en coute trente ſols pour y entrer.
  36. Traiteur au petit cours en face du Coliſée, dont la maiſon s’appelle l’Hôtel du bel Air.
  37. Une demoiſelle entretenue ne ſe contente pas de ſon ſeul entreteneur, appellé ordinairement Milord pot-au-feu. Elle a ordinairement un amant en titre, qui ne paye que les chiffons ; un Guerluchon, c’eſt un amant qu’elle paye ; un Farfadet, c’eſt un complaiſant ; et un Qu’importe eſt une perſonne qui vient de tems en tems, qui eſt ſans conſéquence, et paye au beſoin les petites dettes criardes.
  38. Le lieutenant général de police.
  39. A Paris, ce n’eſt pas le tems qui regle les ſaiſons, mais les époques que voici : Le premier Novembre, les habits et robes d’hiver et le manchon. Le jour de Pâques, les habits et robes de printems. Le jour de la Pentecôte, les habits et robes d’été. Et le premier Octobre, les habits et robes d’automne. Un homme, qui ſe pique de ſe bien mettre, aime mieux mourir de froid, ou périr de chaleur, que de ne pas ſuivre ſtrictement l’étiquette. Il auroit peur qu’on ne le prît pour un homme arrivant du Congo.
  40. Voyez la lettre du 20 Mai.
  41. Priſon ou l’on met les filles de mauvaiſe vie en attendant qu’elles ſoient jugées par le lieutenant général de police.
  42. Maiſon de correction auprès de Paris où l’on envoye les filles publiques pour trois, ſix et neuf mois, ſelon le gravité du délit. Elles ſont obligées de faire une certaine tâche d’ouvrage chaque jour, ou de payer une ſomme dite, ſi elles veulent s’en diſpenſer. En ſorte que, par ce moyen, elles payent ou gagnent leur nourriture.
  43.   Anciennement, la meſſe, où alloient les agréables et les demoiſelles qui vouloient étaler leurs attraits, étoit celle des Quinze-Vingts. Depuis qu’ils ont été transférés dans le Fauxbourg Saint-Antoine, c’eſt maintenant aux Petits-Peres, Couvent près la place des Victoires, où ſe dit la meſſe du beau monde.
  44. On l’appelle ainſi à cauſe qu’étant extrêmement blonde, et ayant la peau d’une blancheur extrême, elle a le boſquet de cypris d’un noir d’ébene. Ce que je rapporte ici n’eſt pas de oui-dire, je l’ai vu moi-même.
  45. C’eſt le plus fameux cordonnier pour femme qu’il y ait à Paris. Quand il vient prendre meſure c’eſt actuellement en cabriolet, mais anciennement c’étoit en caroſſe. Il s’eſt ruiné par ſon luxe ; ſa femme eſt très-jolie, il en eſt éperdument amoureux. Les meubles de chez lui étoient en damas ; il donnoit des concerts, des bals, et voyoit beaucoup de gens de diſtinction qui alloient courtiſer Madame et rire de ſes ſottiſes. Quand M. Charpentier prend meſure de ſouliers à une jolie femme, il eſt plaiſant de l’entendre ; il l’accable de complimens. On ne le prendroit pas à ſon habillement pour un cordonnier, mais pour un homme de robe. Il eſt en habit noir, avec une perruque à la conſeillere.
  46. Les filles ont la fureur de ſe faire dire leur bonne aventure, elles ſont ſans ceſſe occupées à déterrer les Bohémiennes, qui ne font leur métier qu’en très-grande cachette ; car quand la police les découvre elle les envoye prophétiſer à Bicêtre.
  47. A chaque pièce que donne un auteur, il a une entrée d’un an. Quand il en a donné aſſez pour avoir ſes entrées pour la vie, il peut alors en diſpoſer en faveur de qui lui plaît.
  48. C’eſt un petit maſque qui ne couvre que les yeux et le nez, qui n’a point de mentonniere.
  49. C’eſt ainſi que les Demoiſelles appellent le tems où elles ne gagnent point d’argent.
  50. C’eſt ainſi que les demoiſelles appellent une infidélité pour une fois ſeulement.
  51. A Paris, dans le carême, le mercredi, le jeudi et le vendredi ſaint, au lieu d’aller à ténèbres, qui eſt l’office de l’après-dîné, tout le monde ſe rend en voiture au Bois de Boulogne, dans l’allée de Long-Champs. Les demoiſelles entretenues y vont faire briller la généroſité de leurs amans par leur luxe et la magnificence de leurs équipages. Les autres y vont étaler leurs charmes pour trouver des entreteneurs.
  52.   A Paris, les jours où il n’y a pas de ſpectacle, il y a concert ſpirituel au château royal des Thuileries.
  53. Mot compoſé par alluſion au ſyſtême de Meſmer, médecin.
  54. Fameuſe actrice de l’opéra qui jouit à Paris de plus de ſoixante mille livres de rente, et voit à ſes pieds les plus grands ſeigneurs.
  55. On appelle ainſi faire paſſer une maladie vénérienne en la faiſant refluer dans le ſang ſans la guérir.
  56. Tous les deux ans depuis le 25 d’Août juſqu’au 25 Septembre les artiſtes expoſent dans un ſalon du Louvre leurs ouvrages de peinture, de ſculpture, de gravure et leurs deſſeins. On peut les y aller voir depuis le matin juſqu’à la nuit, excepté depuis deux heures juſqu’à trois heures.

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