Correspondance d’Orient, 1830-1831/024

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LETTRE XXIV.

MŒURS DE KOUNKALÉ.

Kounkalé, 1er août.

Nous voilà tombés des hauteurs d’Ilion, des hauteurs de l’Olympe, dans la petite ville de Kounkalé ou château de sable. Nous n’avons plus rien à faire ni avec les héros ni avec les dieux ; je suis réduit à vous parler de moi et de mes compagnons de voyage. Je vais donc user du privilège des voyageurs, à qui il est permis de raconter ce qu’ils ont fait, et qui, en parlant d’eux, intéressent parfois leurs lecteurs. Aux commodités près, les pauvres voyageurs, sont comme les princes de la terre ; le public veut savoir à quelle heure un prince se couche et se lève, à quelle heure il a dîné, s’il a été à la chasse, s’il a la migraine. Je sais bien qu’on se moque de ceux qui abusent de la permission ; mais puisque vous voulez avoir des tableaux de mœurs, ne faut-il pas que nous nous mettions souvent en scène, ne fût-ce que pour constater notre présence au milieu d’un peuple étranger. Lorsque j’ai quelque chose d’intéressant a vous apprendre sur les usages des Barbares, une scène curieuse à mettre sous vos yeux, exigerez-vous de moi que je me tienne à l’écart, et que pour vous parler de ce que j’ai vu, j’aille me cacher derrière un paravent ?

Vous saurez donc, mon cher ami, que lorsque nous quittâmes, le 27 juillet, le petit village de Keiklé pour visiter l’emplacement de Troie, notre cuisinier Michel et le fidèle Antoine avaient suivi nos bagages à Kounkalé ; il s’occupèrent d’abord d’avoir un logement, et n’en ayant point trouvé, ils eurent l’idée de louer une boutique pour quelques jours ; cette boutique n’avait que les quatre murailles, et quelques bancs ou estrades placés dans le fond et sur les côtés. Dans cet humble réduit, nos malles nous servent de lit, de sopha et de table. Les uns couchent étendus parmi les hardes, les autres passent la nuit sur les planches qui forment le devant de la boutique.

Comme nous étions presque toujours en course nous ne nous sommes guère aperçus des incommodités d’un pareil gîte. Mais l’accident qui nous était arrive dans la plaine de Troie, est venu déranger pour quelque temps notre manière de vivre ; je vous ai dit que je m’étais fait une contusion au pied ; cette contusion ayant été négligée, m’empêchait de marcher ; M. Poujoulat me disait que j’avais été blessé au pied comme le fils de Thétis ; cette blessure, toute poétique qu’elle était, me faisait beaucoup souffrir ; la petite ville de Kounkalé n’offrait aucune ressource. En relisant l’Iliade, j’ai vu que le brave Hector, ayant été blessé dans les retranchemens des Grecs, lava sa blessure dans le Simoïs, et qu’il se trouva tout à coup guéri ; ce remède était à notre portée, et nous n’en avions point d’autre ; on m’a conduit à l’embouchure du Simoïs. Une haie de saules pleureurs ombrage le fleuve ; un sable fin couvre la rive ; ce lieu semble consacré aux nymphes ; après être resté une demi-heure dans l’onde propice, j’en suis sorti, très-soulagé ; j’étais tout fier, quand je suis revenu dans notre gîte, car ce n’est pas une petite gloire, dans la vie d’un homme de lettre, que d’avoir été, dans la même semaine, blessé comme Achille et guéri comme Hector.

Toutefois, j’étais obligé de garder de grands ménagemens, et je me suis interdit les longues promenades ; toutes les courses que je me permets consistent à visiter le tombeau d’Achille et les environs de Kounkalé. Forcé de rester souvent au logis, je n’ai pas tout à fait perdu mon temps ; les habitans sont venus nous voir, et nous avons pu connaître à notre aise les Turcs de cette ville. Comme nous sommes logés dans une boutique, on nous a pris d’abord pour des marchands, et la foule est accourue pour voir nos marchandises. Les Turcs, en général, ne sont pas curieux, mais ils sont oisifs, ce qui est quelquefois la même chose. Nous les voyons arriver à la file, s’accroupissant sans façon autour de nous, prenant du tabac dans nos tabatières, nous questionnant dans leur propre langue, et sans attendre notre réponse, se mettant gravement à fumer leur chibouc ; quand la chambrée est pleine, ceux qui sont arrives les premiers sortent pour faire place à d’autres, absolument comme à la curiosité de nos boulevards.

Ces visites nous ont rempli toute une journée ; plusieurs de nos visiteurs nous faisaient de grandes protestations d’amitié, et nous demandaient, en échange de leur estime, ce que les Turcs appellent un bacchis (une gratification) ; un topchi bachi (capitaine des canonniers du fort) ayant vu que je portais des bas de soie, m’a fait dire, par son interprète, que je lui ferais un grand plaisir de les lui donner. Mon refus l’a presque mis de mauvaise humeur. Notre voisin le barbier m’avait demandé avec instance un flacon d’eau de Cologne que je lui avais montré ; je ne jugeai pas à propos de satisfaire son désir ; je ne sais pas comment cela s’est fait, mais vers le soir mon flacon avait disparu. J’ai toujours pensé que les Turcs n’étaient point voleurs ; à Dieu ne plaise que j’aille compromettre l’honneur d’une nation pour un flacon d’eau de Cologne, et que je rende le peuple des Osmanlis responsable de la friponnerie d’un barbier ! J’ai pris mon parti sur la disparition de mon flacon, et je me suis contenté de dire qu’il y a de mauvais Turcs..

Parmi la foule, nous avons remarqué quelques juifs, qui venaient chez nous comme ils vont au bazar. Je n’ai pas besoin de vous dire qu’ils n’étaient point amenés par la curiosité ; la plupart venaient nous offrir d’être nos courtiers pour tout ce que nous aurions à acheter ou à vendre. L’un d’eux nous avait apporté des œufs frais, et comme c’était le samedi ou le jour du sabbat, il n’a pas voulu en recevoir le prix ce jour-là ; le lendemain dimanche, il est venu nous demander ce qu’on lui devait de la veille avec les intérêts. Les juifs de toutes ces contrées observent la solennité du sabbat avec un scrupule dont vous ne pourriez vous faire une idée. On m’a raconte qu’un israélite de Magnésie était allé prier le vaïvode de faire éteindre le feu qui avait pris à sa maison un samedi ; il s’excusait de ne pouvoir s’en occuper lui-même, attendu que sa religion lui défendait de puiser de l’eau ce jour-là. Tous les juifs qu’on rencontre en assez grand nombre sur les rives de l’Hellespont, viennent originairement des royaumes d’Espagne et de Portugal, dont ils ont conservé la langue ; fidèles aux coutumes d’Israël, ils chantent encore sur les bords du Sçamandre et du Simoïs le psaume de l’exil Super flumina Babylonis. J’ai lu dans je ne sais quel auteur que le roi Priam, assiégé dans sa capitale, avait fait demander des secours au roi David ; nous devons regretter que les guerriers de la Judée ne soient pas venus alors dans les plaines de Troie. Quel intérêt auraient pour nous des souvenirs historiques qui nous montreraient sur le même champ de bataille les héros de l’Iliade et les héros de la Bible, la gloire d’Ilion et la gloire de Solime ! Cette seule pensée me ferait aimer les pauvres Juifs de Kounkalé.

Nous avions parmi nos visiteurs quelques Grecs du pays ; ceux-ci, quoiqu’ils aient plus de sympathie avec les Francs, se présentaient avec plus de circonspection et de timidité que les autres. On voit bien que cette nation, n’en est plus au siège de Troie, et que l’ombre d’Achille et d’Ajax ne la protège plus. L’historien Calchondile dit quelque part que les Turcs, qu’on appelle en latin Turci et Teucri descendent en droite ligne deTeucer, un des héros de Troie, et que ce peuple a reçu du ciel la mission de venger les malheurs d’Ilion. Il faut avouer que jamais mission ne fut mieux remplie, et qu’il ne manque rien à la punition des pauvres descendans d’Achille et du roi des rois. Les osmanlis affectent en toute occasion avec les Grecs une supériorité brutale et ne leur permettent pas de douter un moment de leur état d’humiliation et de servitude. À peine les Grecs de Kounkalé osent-ils demander ce qui se passe aujourd’hui dans la Grèce, et porter leurs regards vers le pavillon de Capo-Distrias qui, de temps en temps, montre sa croix et sa couleur bleu de ciel sur l’Hellespont.

Nous parlions souvent aux Turcs des réformes de Mahmoudh ; ils ne disaient rien. La révolution réussira-t-elle ? Mahmoudh est-il un grand prince ? Dieu le sait. C’étaient là toutes leurs réponses. Ils y a de quoi s’étonner de voir le silence au milieu duquel marchent les évéhemens d’Orient, tandis que dans notre Europe, les partis s’agitent avec tant de fracas. Nous avons, en face de notre logement, un café où se rendent les notables de Kounkalé ; on les voit arriver armés de leur longue pipe, portant les feuilles de la plante parfumée dans un sac de cuir ou d’étoffe pendu à leur côté. Chacun va s’accroupir sur une estrade : tout le monde garde le plus profond silence, et personne ne songe à demander ce qu’il y a de nouveau. Quelle différence avec nos cafés de Paris et même de nos provinces, où chacun se passionne pour la nouvelle du jour, où les opinions se croisent et s’échauffent les unes par les autres, où tout devient un sujet d’agitation et de conversations bruyantes. Je ne crois pas que la déesse aux cent voix soit jamais entrée dans un café turc ; le silencieux osmanli ne parait pas plus s’inquiéter de ce qui peut arriver dans son propre pays, qu’il ne s’inquiète de ce qui se passe chez des peuples inconnus. Mille têtes sont tombées, des pachas lèvent l’étendard de la révolte, un Turc ne donnerait pas un para pour savoir pourquoi on a coupé ces têtes, et qui doit l’emporter de la Porte ou des pachas rebelles. Ainsi, une grande révolution s’avance sans être à peine remarquée dans le pays où elle se fait. Il me semble voir un orage qui éclate sous un ciel serein et qui tombe sur la terre sans bruit.

Vous pouvez juger par la que si le sultan Mahmoudh n’est pas secondé dans son entreprise par les sentimens populaires, il ne sera jamais non plus contrarié par une opinion très-hostile. Si j’étais souverain de la Turquie, et que j’eusse des projets de réforme, peut-être aimerais-je mieux avoir affaire à l’indifférence qu’aux passions, même à celles qui pourraient me favoriser un moment. On sait que l’indifférence laisse faire tout ce qu’on veut ; elle n’est jamais exigeante et ne demande jamais de compte à personne ; l’indifférence, en un mot, ne sert pas, mais elle est rarement un obstacle. Les passions vous aident quelquefois, mais elles sont comme les vents de la mer pour les navigateurs ; ils vous poussent lorsqu’ils sont favorables, mais lorsqu’ils viennent tourner, leur souffle impétueux vous emporte tout à coup à cent lieues de votre chemin.

Cependant les habitant de Kounkalé ne cessaient point d’affluer dans notre étroit asile. Nous ne pouvions trouver un moment pour écrire ou pour prendre nos repas. Au reste, si nous sommes pour les visiteurs un objet de curiosité, ils sont aussi un spectacle fort curieux pour nous ; ces Grecs, ces Turcs, ces Juifs, pour parler le langage des peintres, viennent poser devant nous, et nous n’avons qu’à les peindre tels qu’ils se présentent. On a reconnu le premier jour que nous n’étions pas des marchands ; mais le lendemain la foule s’était accrue, parce qu’on nous prenait pour des médecins. Il faut vous dire que l’air du pays n’est guère plus sain que du temps d’Agamemnon ; les exhalaisons qui s’échappent des marais et des lieux inondés par le débordement du Simoïs, répandent beaucoup de maladies dans la contrée ; ce ne sont plus les flèches d’Apollon qui portent partout le deuil et les funérailles, mais les rhumatismes aigus, le typhus, la fièvre quarte et la fièvre tierce. Tout le monde était malade à Kounkalé quand nous y sommes arrivés. On ne rencontrait dans les rues que des figures blêmes ; au milieu de cette population malade, il n’y avait pas un médecin, pas même un charlatan. C’est le cas de faire ici une réflexion qui s’est présentée souvent à mon esprit ; les contrées que nous parcourons maintenant ont été dans l’antiquité le berceau de la médecine Esculape professait l’art de guérir à Bergame, qui lui éleva des autels ; son école, encouragée par ces honneurs divins, dut faire de merveilleux progrès. Les premiers et les plus grands médecins après Esculape, dont l’histoire nous ait transmis les noms, tels que le centaure Chiron, Galien, Hippocrate ; avaient pris naissance sur les frontières de l’Asie, ou dans les îles de la mer Egée ; ces noms illustres, qui retentissent encore dans notre Europe, sont tombés en Orient dans un entier oubli, et le dieu de la médecine a perdu là a fois ses temples, ses adorateurs, et ses disciples. Les Turcs, lorsqu’ils sont malades, vont demander leur guérison à des Santons ensevelis dans le voisinage, les Grecs à des images de la Vierge, à des fontaines réputées saintes, ou à des pierres comme la fameuse pierre de Sigée ; les exorcismes des papas, des amulettes et des reliques portées sous un turbin ou sous un tolpach, des prières adressées au prophète de la Mecque pu à la panagia, tels sont leurs remèdes et leurs préservatifs ordinaires. Quand les maladies se multiplient, et résistent à tous ces moyens curatifs, il n’est pas étonnant que le peuple dans son ignorance s’adresse, aux étrangers et surtout aux Francs, qui sont tous à ses yeux des médecins pour les musulmans, le salut de l’âme vient de la Mecque, et la médecine, qui est le salut du corps, vient de l’Occident.

Nous sommes devenus tout à coup l’espérance de ceux qui souffraient ; toutes les infirmités humaines, toutes les maladies nous sont arrivées à la file ; l’un nous parlait de son mal dans un langage que nous n’entendions pas, l’autre nous tendait un bras nu, comme pour nous inviter à lui tâter, le pouls, un autre s’approchait ouvrant une large bouche et tirant un pied de langue. Nous étions fort embarrassés, et le sort du médecin malgré lui s’est présenté quelquefois à notre pensée. Nous nous sommes donc décidés de bonne grâce à tâter le pouls des malades, à étudier leurs maux, et nous avons donné fort gravement des consultations ; la plupart des maladies étaient, comme je l’ai déjà dit, des rhumatismes et des fièvres chroniques. Au milieu de la foule, nous avons distingué un capitaine des canonniers du fort ; il était accompagné de deux de ses soldats dont l’un avait la fièvre tierce, et l’autre, un rhumatisme aigu au genou. Le capitaine, assez bel homme, qui paraissait avoir trente ou trente-cinq ans, pouvait à peine marcher ; il n’a pu nous expliquer clairement le mal dont il souffrait, mais nous avons compris à ses discours, quoique assez mal rendus par son interprète, que le vin et les femmes l’avaient réduit à un état d’épuisement dont il ne pouvait se rétablir.

Le conseil que j’avais à lui donner en pareil cas, c’était de s’abstenir de tout ce qu’avait pu le mettre dans le fâcheux état où il se trouvait. Ce conseil, qui me semblait assez raisonnable, n’a pas été bien reçu, et le capitaine des canonniers a paru prendre mon savoir en pitié. « Je n’ai pas besoin de vos avis, m’a-t-il dit, pour m’abstenir de ce qui peut me nuire ; les privations que vous m’ordonnez seraient pour moi une maladie de plus, une maladie plus fâcheuse que celle dont je vous demande la guérison ; je ne veux qu’une chose ; c’est un remède qui conserve ma santé, sans rien changer à ma manière de vivre, n’y aurait-il pas moyen en un mot de me bien porter, et de continuer à faire tout ce que j’ai fait jusqu’ici ? » Le cas était difficile et ma médecine se trouvait tout-à-fait en défaut ; je m’en suis tiré comme j’ai pu, et j’ai conseillé à mon malade d’aller prendre les eaux thermales d’Alexandria Troas. C’est un moyen auquel ont recours des médecins plus habiles que moi, lorsqu’ils veulent se débarrasser de leurs malades qu’ils ne peuvent guérir. Il me fallut aussi donner une consultation aux deux canonniers qui accompagnaient le capitaine ; je leur dis qu’il y avait dans la plaine de Troie une herbe qui pouvait les soulager, mais que je n’en savais pas le nom. « Allez dans la campagne, leur dis-je, et vous ramasserez toutes les plantes que vous trouverez. » Ils partent aussitôt et reviennent quelques heures après, chargés de toutes sortes d’herbes et d’arbustes. Ils étaient tout en tueurs, et paraissaient beaucoup mieux ; l’excessive transpiration avait produit un merveilleux effet, et j’ai reconnu avec joie que ma consultation n’a pas été sans fruit. Le capitaine a qui j’ai conseillé d’aller prendre les eaux, a été si content de nous, qu’il nous a envoyé une cruche remplie de vin de Ténedos, et des gâteaux avec du lait caillé et durci qui vient de la plaine de Beramitsch, et qu’estiment beaucoup les gourmets de Kounkalé. Il est venu lui-même nous remercier et comme nous étions à dîner, il s’est mis sans façon à table avec nous. Des îlots de la liqueur défendue ont coulé dans son verre, et les libations se sont renouvelées si souvent, qu’il a fallu reconduire notre pauvre capitaine, jusque dans sa caserne. Nous avons déjà plusieurs fois remarqué que les militaires turcs ne se font plus aucun scrupule de boire du vin, et se persuadent volontiers que le culte de Bacchus entre nécessairement dans le régime européen auquel on veut les soumettre ; le fruit de la vigne leur paraît un des élémens de la civilisation, et le vin est maintenant en Turquie la boisson des philosophes et des esprits forts.

Cependant notre réputation s’accroissait d’heure en heure, et quoiqu’on ne pût citer aucune de nos guérisons, tout le monde voulait nous consulter. Les femmes seules n’osaient venir dans notre boutique, mais elles nous envoyaient leurs maris. Enfin on est venu nous prier de nous transporter dans le harem du directeur de la douane. J’étais retenu par ma blessure au pied, et je ne me souciais guère de pousser plus loin le rôle qu’on nous faisait jouer. Pressé par les plus vives instances, je me suis décide à envoyer à ma place notre cuisinier Michel ; je lui conseillé d’être fort prudent, et de n’ordonner à ses malades que d’innocentes tisannes. Il est revenu après quelques visites, tout fier de l’importance qu’on lui avait donnée, et surtout émerveillé des beautés musulmanes dont il avait tâté le pouls.

Deux jours s’étaient ainsi écoulés depuis qu’on nous avait forcés à faire de la médecine ; le troisième jour, au lever de l’aurore, nous respirions l’air frais du matin devant notre logis, lorsque nous avons vu passer un enterrement. J’ai pensé d’abord que le mort porté en terre pouvait bien être un des malades que nous avions traités la veille ; il me semblait que tous les regards allaient se porter sur les médecins, et qu’on ne manquerait pas de nous accuser de la mort d’un musulman. Toutefois, je n’ai pas tardé à être rassurée car personne n’a songé à nous ; ce qu’il y a de commode ici pour la médecine et pour ceux qui l’exercent, c’est que toutes les fois qu’un homme quitte cette vie, il meurt parce que Dieu l’a voulu, or, il serait bien étrange que, lorsque Dieu veut la mort d’un malade, les médecins y missent la moindre opposition. La médecine par là se trouve tout-à-fait à couvert.

Nous n’avions point encore vu de funérailles depuis notre arrivée en Turquie ; nous nous sommes mis à suivre la cérémonie qui passait devant notre porte. Quatre vrais croyans portaient le cercueil sur leurs épaules, et couraient plutôt qu’ils ne marchaient, comme si c’eût été une affaire pressée, et que la tombe n’eut pas le temps d’attendre. J’ai demandé à notre grec Dimitri pourquoi on courait ainsi en portant un mort. — C’est pour obéir au prophète, car le prophète a dit : Si le mort est du nombre des élus, il est bon de le faire parvenir en diligence à sa destination, et s’il est du nombre des réprouvés, il est également bon de s’en décharger. Le mort était enveloppé d’un linceul bordé de rouge ; au-devant du cercueil, on avait placé un bouquet de basilic et de giroflée ; ce bouquet reposait sur une étoffe verte qui avait couvert le tombeau de Mahomet à Médine. Chaque mosquée principale possède un pareil morceau d’étoffe, destiné à orner le cercueil des morts au moment des funérailles. Une vingtaine de Turcs suivaient le convoi, et tous ont porté le mort à leur tour, car il n’y a point d’action plus méritoire chez les musulmans que celle de porter un cercueil sur ses épaules, et celui qui fait quarante pas, chargé de ce fardeau sacré, a effacé quarante de ses péchés dans le livre de l’éternel. La bière a été déposée sur un banc de pierre en face de la mosquée (les morts n’entrent jamais dans les mosquées). Alors ceux qui suivaient le cortège ont été faire leurs ablutions dans le bassin d’une fontaine voisine ; puis un vieil iman est arrivé, et les assistans se sont placés sur trois rangs autour du mort. Le prêtre musulman s’est approché du cercueil, et étendant la main « 0 mon Dieu, a-t-il dit, faites vivre dans l’islamisme ceux d’entre nous à qui vous avez donné la vie, et faites mourir dans la foi ceux d’entre nous à qui vous avez donné la mort… Distinguez le mort qui est devant vous, par a grâce de votre miséricorde, ajoutez à sa bonté s’il est au nombre des bons, pardonnez-lui s’il est au nombre des méchans… O mon Dieu, convertissez sa tombe en un lieu de délices égales à celles du paradis, et non en fosse de douleurs semblables à celles de l’enfer. »

Ces paroles de l’iman étaient répétées par tous ceux qui assistaient à la cérémonie. Personne n’a pleuré, ni montré sa douleur par des gestes ou des soupirs, car le prophète ne permet point aux fidèles de déplorer trop vivement un malheur inévitable comme le trépas. La cérémonie n’a pas duré plus de vingt minutes, et le convoi s’est remis en marche pour le cimetière, situé à un mille de Kounkalé, non loin du lieu où était placée la tente d’Achille.

Quoique nous n’ayons plus d’alarmes, et que personne ne songe à nous demander compte de nos consultations, nous avons jugé cependant que notre réputation ne pouvait se maintenir long-temps, surtout s’il survenait encore quelque cérémonie funèbre. Il est bien vrai que les méprises de la médecine s’expliquent ici par la volonté céleste ; mais lors même que j’aurais partagé, sur ce point, la manière de voir des Turcs, je ne me serais point soucié d’être plus long-temps auprès des malades l’instrument du destin.

Nous nous sommes donc occupés de poursuivre notre voyage, et de quitter la ville de Kounkalé. Il fallait faire une visite au commandant du fort pour obtenir de lui la permission d’avoir des chevaux. C’est un homme grave et réfléchi dans la conversation, je lui ai parlé de l’embarras où nous nous étions trouvés lorsque la ville de Kounkalé nous avait forcés de faire de la médecine, sans en avoir la moindre notion. Il nous a répondu par un proverbe turc : L’ignorance est un métier plus difficile que l’horlogerie. Nous avions grande envie de visiter l’intérieur du château, non pour voir les boulets de granit et les énormes bouches à feu qui sont là depuis l’invention de la poudre, mais pour y découvrir quelques débris, quelques colonnes des anciennes villes de la Troade. Le commandant turc n’a pu satisfaire notre curiosité : l’accès des forteresses est toujours sévèrement défendu aux étrangers. Autrefois, les Turcs cherchaient à cacher le secret de leurs forces ; ils cachent aujourd’hui leur décadence, et les précautions sont toujours les mêmes. Au reste, ces forts, bâtis sur l’Hellespont, sont une assez fidèle image de l’empire ottoman, dont on avait peur autrefois, et qui ne présente plus que des ruines. Puissent les réformes de Mahmoudh rendre à cet empire la gloire qu’il a perdue ! Puisse cette nation turque, si propre à posséder inutilement de grands royaumes, apprendre enfin à profiter de ses avantages !

Je m’aperçois, en terminant ma lettre, que je vous ai à peine parlé de Kounkalé. La population de cette petite ville est, comme celle de Baba, a peu près de deux mille âmes. La multitude de boutiques qui s’y trouvent, annonce que le commerce et l’industrie y ont prospéré. Mais aujourd’hui la plupart des boutiques sont à louer, comme celle qui nous sert de gîte ce qui prouve qu’il y a décadence. Les habitans sont bons et hospitaliers. La ville n’a pas une seule maison bien bâtie ; elle n’a que deux mosquées. Le long du Simoïs, on voit d’assez beaux jardins.

Les chevaux sont à notre porte : ils sont chargés de tous nos bagages. La population de la ville se rassemble pour nous faire ses adieux. Je reprendrai la plume à notre arrivée aux Dardanelles.


FIN DU PREMIER VOLUME