Correspondance d’Orient, 1830-1831/025

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Correspondance d’Orient, 1830-1831
Ducollet (p. 1-18).

LETTRE XXV.

ROUTE DE KOUMKALÉ AUX DARDANELLES.

Dardanelles, 2 août 1830.

Voilà bien des lettres, mon cher Bazin, qui sont à votre adresse ; elles attendent dans nos malles l’occasion de partir. La réforme ottomane, je m’en aperçois, n’a pas encore songé à l’organisation des postes dans l’Anatolie, et, depuis Baba jusqu’ici, il n’y a pas une boîte aux lettres. Seulement des Tartares, qui sont les courriers du divan, apportent de temps à autre des messages aux pachas ou à d’autres autorités du pays ; nous voyons aussi passer beaucoup de navires qui viennent de la mer Noire et qui se dirigent vers quelque port de notre Europe, mais les Tartares ne se chargeraient pas de mes lettres, et je ne vois pas sur la mer un seul pavillon français.

Si mes lettres ne peuvent vous parvenir, il est bien plus difficile encore que les vôtres me parviennent depuis que j’ai quitté Smyrne, je n’ai reçu aucune nouvelle de France ; aucun bruit venu de l’Occident n’a frappé mes oreilles. Je frémir quand je songe à ce qui a pu se passer depuis le 7 juillet ; j’ai appris pendant cet intervalle comment Ilion est, tombé, mais je ne puis savoir si Paris est encore debout ; je n’ignore pas le sort de la famille de Priam, mais qu’est devenue la famille de saint Louis. Que sont devenus nos lois, nos libertés, nos amis dans la grande capitale ! Personne n’en sait rien ici, pas même les consuls. Je ne veux point toutefois interrompre notre correspondance ; j’espère qu’un jour la Providence se chargera de vous faire parvenir ces feuilles volantes, où-vous pourrez voir régulièrement tout ce qui m’arrive et tout ce que je sens, où les souvenirs de l’antiquité se trouvent parfois mêlés aux souvenirs d l’amitié et de la patrie, où je vous exprime chaque jour mes étonnemens pour tout ce que je vois, et mes inquiétudes pour tout ce que j’ai quitté. Je vais vous donner aujourd’hui la fidèle histoire de notre voyage depuis Koumkalé, mais je crains que les détails de ce petit itinéraire ne nous paraissent peu importans, surtout si ma lettre vous arrive milieu des violentes secousses dont la société européenne est menacée, et si elle se rencontre dans la malle du courir avec la grande nouvelle de quelque royaume renversé ou détruit.

Nous sommes partis de Koumkalé hier matin après avoir salué à notre droite le tombeau d’Achille et traversé le Simoïs sur un pont de bois à moitié démolie, nous sommes entrés dans une plaine marécageuse ou rien ne pouvait frapper nos regards. Au bout d’une demi-heure de marche, nous avons traversé la petite rivière d’Halileli sur un pont de pierre bâti avec les restes du monument d’Ajax ; nous avions à notre gauche, en poursuivant notre route, le cap Rheté, sur lequel s’élève le tumulus du fils de Telamon, dont je vous ai parlé dans mes précédentes lettres ; au-delà du cap, nous nous sommes avancés sur un terrain montueux où les chemins étaient si mauvais, que nous n’avons pu rester sur nos chevaux. Ce n’est qu’en approchant de la mer que la route devient praticable, car les flots se sont chargés de l’aplanir et d’y voiturer des sables pour la commodité des voyageurs. Ici des montagnes d’un aspect triste et aride ; bordent l’Hellespont ; quelques troupeaux de chèvres noires erraient sur les lieux escarpés, conduits par des bergers couverts de peaux d’ours ou d’autres bêtes fauves de ces contrées. Le cap des Barbiers ou les taches blanches étaient devant nous ; plusieurs navires qui remontaient l’Hellespont avaient cherché un abri derrière ce cap, contre les vents du nord qui soufflent toujours avec violence

Le promontoire des Barbiers ou le cap Trapèse se trouve à la moitié du chemin entre Koumkalé et les Dardanelles. C’est sur ce point que plusieurs géographes ont placé l’ancienne ville de Dardanus ; j’aurais bien voulu voir les ruines d’une ville citée par Homère ; plusieurs de nos compagnons de voyage se sont détachés de la caravane pour parcourir le pays ; je les ai priés d’examiner la position des lieux, et de voir s’il ne restait pas quelques murailles, quelques fondations qui pussent marquer l’emplacement, d’une cité. Pour moi, je suis resté au bord de la mer, rêvant à la gloire qu’il y aurait à découvrir la patrie d’Anchise et d’Énée. Vous rirez peut-être, mon cher ami, de cette préoccupation des voyageurs pour des souvenirs fabuleux, et vous serez de l’avis des Turcs qui se moquent de nous lorsqu’ils nous voyent chercher avec tant d’empressement des cités tout-à-fait effacées de la terre. Au reste, mon illusion n’a pas duré long-temps ; mes compagnons, qui étaient allés à la découverte, n’ont pas tardé à revenir ; ils avaient vu quelques vallées fertiles, plusieurs villages bien bâtis ; ils avaient trouvé un peuple hospitalier, mais aucune trace d’une cité antique ; ils nous ont rapporté des fruits, du fromage, des gâteaux qu’on leur avait donnés dans les chaumières, mais pas un seul fragment de marbre ou de pierre qui eût pu appartenir à la ville de Dardanus. Il bien fallu prendre son parti et renoncer à une découverte. Les voyageurs qui nous ont précédés n’ont pas été plus heureux que nous ; aucun d’eux n’a pu reconnaître ni les ruines, ni l’emplacement de Dardania. Strabon, qui parle de Dardania, nous dit que cette ville changeait souvent d’habitans, ou plutôt que ses habitans ne restaient pas toujours dans le même lieu, ce qui semblerait prouver que la cité n’avait point de monument, et qu’elle voyageait comme une caravane. On ne doit pas s’attendre à la retrouver.

Comme nous marchions fort lentement, nous avons eu tout le temps d’observer l’Hellespont et ses rivages. Nulle part la largeur du détroit n’excède cinq ou six milles ; dans plusieurs endroits, ses deux rives ne sont pas séparées l’une de l’autre par la distance d’une demi-lieue. Si vous voulez vous faire une idée du large Hellespont, figurez-vous un fleuve immense, comme un des fleuves d’Amérique, roulant ses flots entre deux chaînes de montagnes, que son courant semble avoir séparées dans les temps primitifs. Ce grand canal qui ne ressemble aux autres mers que par la salure de ses eaux, ne féconde point, il est vrai, les campagnes qu’il avoisine ; mais toujours retenu dans son lit profonde, il n’inonde jamais ses rivages ; tour à tour il tient lieu de barrière à l’Asie et à l’Europe, et sert de moyen dé communication entre des peuples voisins ou éloignés. Je ne vous parlerai point de la sœur de Phyxus, qui, en se noyant dans cette mer, lui donna son nom ; au temps de l’expédition des Argonautes, l’Hellespont était déjà très-fréquenté ; la navigation d’un détroit qui réunit trois mers, excita souvent la jalousie des peuples les plus renommés par leur puissance et leur industrie maritime. La poésie a dit que la Grèce prit les armes contre Ilion, pour venger l’enlèvement d’Hélène et la cause de l’hymen outragé ; mais l’histoire pourrait dire aussi que l’empire de Priam fut renversé par les Grecs, parce qu’il leur fermait les portes de l’Hellespont. Plus tard, les flottes de Sparte et d’Athènes se disputèrent dans plusieurs combats l’empire de cette mer ; dans la plus haute antiquité, il n’est point de nation maritime qui n’étendit jusque-là ses relations, qui n’eût sur les rivages d’Hellé des établissemens ou des colonies ; c’est ce mouvement du commerce et de la navigation qui fit naître toutes les villes dont le voyageur foule aujourd’hui les ruines, en parcourant les rivages du détroit.

Je me suis quelquefois étonné que les mers n’aient pas eu leurs historiens, comme les îles et les royaumes du continent ; les annales de l’Hellespont auraient pour nous un très-grand intérêt. Combien de fois, cette mer a change de domination ! que de nations elle a vues s’établir autour d’elle que de conquérans, que de peuples civilisés ou barbares l’ont traversée, pour aller soumettre ou défendre des pays lointains ! Que d’expéditions aventureuses, gigantesques, héroïques, depuis celles du navire Argo, de Xerxès et d’Alexandre, jusqu’au passage des croisés de Venise et de Champagne, qui allaient à la conquête de Byzance, et à celui des Turcs qui se précipitaient sur l’Europe chrétienne ! Maintenant les flots de l’Hellespont s’écoulent et murmurent sans garder un souvenir ni la moindre trace de la gloire et des grandeurs qu’ils ont vues passer ; les rives du détroit n’ont que des ruines vaines, témoignage incertain et muet ; l’histoire générale et la poésie ne nous offrent sur cette mer que des traditions confuses et des pages dispersées çà et là. Un jour viendra peut-être où le monde civilisé portera de nouveau ses regards vers l’Orient ; alors s’élèveront d’autres cités, se formeront d’autres empires, et la mer d’Hellé retrouvera sa gloire.

Les montagnes qui bordent l’Hellespont, paraissent toutes formées de sable ou de terre végétale ; on n’y aperçoit ni couches de granit ni couches de pierres calcaires. Nous n’avons pu observer que de loin les côtes d’Europe ; elles semblent moins favorisées de la nature, et présentent des aspects moins variés que les côtes d’Asie. On y trouve à peine quelques ruisseaux et quelques fontaines. Le sol y est aride, la campagne sauvage et triste ; je dois ajouter, d’après les récits des voyageurs, qu’il existe aussi une grande différence entre les populations qui habitent l’un et l’autre rivage. De l’autre côté du détroit, les habitans ont conservé le caractère dur et grossier des anciens peuples de la Thrace ; sur la rive où nous sommes on retrouve encore les mœurs douces et paisibles de l’antique Asie ; aussi voyage-t-on avec plus de sûreté sur la rive asiatique que sur la rive opposée. Dans notre route, depuis le cap Baba jusqu’aux Dardanelles, nous n’avons pas entendu parler d’un seul accident arrivé à des voyageurs, tandis que de l’autre côté de l’Hellespont, les routes sont presque toujours infestées de brigands, et que chaque jour il s’y passe des événemens tragiques.

Ce ne sont pas seulement les rivages de l’Hellespont qui attirent notre attention ; la mer elle-même nous présente un spectacle plein de mouvement et de variété. On y voit sans cesse des vaisseaux avec toutes sortes de pavillons, qui viennent du Bosphore ou de l’Archipel ; le détroit est couvert d’une foule de petits bâtimens qui vont d’Europe en Asie, ou d’un port à un autre ; les uns se laissent entraîner aux vents et déploient toutes leurs voiles, les autres luttent péniblement contre les vagues, et présentent leur flanc incliné à la tempête qui les repousse. Quelques navires sont attachés au rivage, attendant qu’un vent favorable leur permette de continuer leur route, et les matelots, les passagers, hommes femmes et enfans, sont campés au bord de la mer, sous des tentes formées avec les voiles des navires.

Quoique le détroit de l’Hellespont soit très-fréquenté, la navigation n’y est pas cependant sans difficultés et sans périls ; on rencontre presque partout des courans dont la force entraînante ne peut être surmontée qu’à l’aide d’un bon vent. Nulle part le canal n’a assez d’étendue pour que les grands bâtimens puissent y manœuvrer et maîtriser l’influence des vents contraires. Les navires, voguant presque toujours près de la côte ou de quelques écueils, sont obligés de jeter, l’ancre toutes les nuits ; on aperçoit quelquefois sur le rivage les carcasses des vaisseaux qui ont fait naufrage, et ces tristes débris sont un avertissement pour les navigateurs. Ce qu’il y a de plus incommode et de plus fâcheux pour la navigation en général, c’est que les mêmes vents règnent sur cette mer pendant plusieurs mois sans aucune interruption ; en été, ce sont les vents du nord ; en hiver, les vents du midi. Les vaisseaux ne peuvent descendre le détroit dans la saison où les vents viennent d’Afrique, ni le remonter dans le temps où règne la tramontane qui vient de la mer Noire. Ainsi, il est difficile d’aller par mer à Constantinople depuis le mois de juin jusqu’au mois de septembre, presque impossible d’en revenir depuis le mois d’octobre jusqu’au mois d’avril. Il a été question d’établir dans l’Hellespont des bateaux à vapeur destinés à remorquer les navires, pour les faire avancer contre les courans et les vents ; l’exécution de ce projet serait d’un très-grand avantage pour la navigation ; mais dans ce pays-ci, tout va si lentement ! Il est possible aussi que les capitaux hésitent à se risquer dans une grande entreprise peu compatible avec l’état présent des, choses en Turquie, où l’avenir est plus incertain que partout ailleurs, où il est presque toujours dangereux de spéculer sur des nouveautés venues de l’Occident.

À peine avions-nous dépassé la pointe des Barbiers, que les montagnes de la rive asiatique nous ont montré un magnifique spectacle. Tout l’horizon était couvert de nuages de fumée, qui s’élevaient par-dessus les sommets des monts et que le vent du nord poussait avec rapidité vers le midi. À mesure que nous avancions, ces nuages s’amoncelaient sur nos têtes, et quelques éclairs, quelques brillantes étincelles se mêlaient à la fumée blanche et livide qui semblait sortir d’une fournaise immense ; c’était un vaste incendie allumé dans les forêts voisines, et bientôt le pays nous a paru tout en feu. Des tourbillons d’une flamme rouge couraient sur les hauteurs, descendaient dans les vallées, dévoraient tout ce qu’ils rencontraient sur leur passage, et s’étendaient sur un espace de plusieurs milles. J’ai fait à ce sujet quelques questions à nos guides. Ils m’ont répondu que chaque village avait une portion de montagne à laquelle on met le feu pour avoir du bois à brûler ; la flamme consume les feuilles, les branchages verts des arbres et des arbustes ; et ne laisse que des tiges desséchées que chacun vient couper quand il en a besoin ; il arrive quelquefois que deux ou trois villages se réunissent pour incendier plusieurs montagnes rapprochées les unes des autres. Nous avons traversé plusieurs vallées qui avaient ainsi perdu leur verdure, et qui présentaient à l’œil la noirceur du charbon. Tout est sombre et nu dans ces vallées où la flamme a passé : plus d’ombre, plus de gazon, plus d’oiseaux ; ces lieux ont l’aspect que les poètes donnent aux noirs rivages.

Nous avons pu remarquer en passant près de l’incendie les manœuvres employées par les villageois pour diriger la marche du feu ; quand la flamme s’éteint dans un endroit, on la rallume avec des troncs embrasés. L’incendie vient-il à franchir les bornes qu’on lui a prescrites, on coupe alors les communications, et le feu s’arrête devant la coignée. Vous voyez par là, mon cher ami, qu’on joue ici avec les incendies, comme chez nous les partis jouent avec le feu grégeois des révolutions ; mais les villageois de l’Hellespont sont plus habiles ou réussissent mieux à maîtriser l’incendie qu’ils ont allumé.

Sur le chemin que nous suivons, c’est un événement que de rencontrer un homme. Nous n’avons aperçu jusqu’ici aucune habitation, ni cabane, ni café ; nous ne voyons que des puits et des fontaines construits en pierre. Ces monumens agrestes donnent de la vie aux solitudes que nous traversons, et nous rappellent de distance en distance que l’humanité a passé par là. L’Évangile, qui place un verre d’eau parmi les trésors de la charité, nous dit qu’on peut à ce prix acheter le royaume du ciel ; cette maxime de l’Évangile qui n’est pas prise à la lettre dans nos climats humides de l’Occident, est une vérité pratique chez tous les peuples que le soleil d’Orient brule de ses feux. L’hospitalité des Orientaux, comme nous, l’avons vu jusqu’ici, ne fait pas de grands frais pour la réception des étrangers, mais, on est sûr du moins de rencontrer partout, même dans les lieux les plus déserts, une eau claire et limpide, pour se rafraîchir et pour étancher sa soif. Les Turcs, qui laissent tout tomber autour d’eux, ne négligent pas d’entretenir les fontaines et les puits, placés sur les chemins ; c’est un devoir religieux qu’ils manquent rarement de remplir ; je ne m’arrête jamais devant ces monumens de leur piété, sans bénir la vertu hospitalière qui les a fondés.

Le soleil était au milieu de son cours, lorsque nous sommes arrivés dans une clairière, au milieu de laquelle est un puits à l’usagé des voyageurs ; le lieu était fort commode pour faire une halte, et c’est la que nous avons dîné. Toute la caravane s’est étendue par terre ; des branches d’arbre et des feuilles de chênes nains nous servaient de sopha et de table ; nous causions avec nos muletiers sur les pays que nous venions de traverser, lorsqu’il est arrivé auprès du puits deux musulmans qui d’abord ont fait leurs ablutions et leur namaz, et sont ensuite venus s’asseoir ou plutôt s’accroupir auprès de nous ; nous avons facilement reconnu à leur costume que c’étaient deux dervisches ; l’un d’eux paraissait être un Scheik ; il portait un habit de drap vert ; le second portait une espèce de manteau ou robe de feutre noir ; tous deux avaient un long bonnet d’étoffe grise, terminé en pointe ; à leur ceinture pendait un long rosaire de 99 grains ; nombre sacré qui est celui des attributs donnés à la divinité. J’ai prié notre interprète de saluer, de notre part, les deux dervisches, et de leur exprimer le plaisir que nous donnait leur rencontre dans ce lieu désert. Le Scheik a répondu par un sourire gracieux ; j’ai demandé aux dervisches d’où ils venaient ; ils se sont tournés vers l’Orient, et nous ont montré les montagnes boisées qui s’élèvent de ce côté ; ce pays est désigné sur nos cartes par ces mots un peu vagues : pays couvert de bois. Ce pays couvert de bois est arrosé par une foule de ruisseaux et de rivières, sortis des chaînes septentrionales de l’Ida ; il est traversé par deux routes qui conduisent de Pergame et de Magnésie aux Dardanelles ; cette contrée est fertile, et les habitans y ont conservé les mœurs simples des anciens temps. Des voyageurs qui l’ont traversée m’ont parle d’une vallée qui a huit ou dix lieues de longueur, et qu’on appelle la Vallée des Noisetiers à cause de la grande quantité de noisetiers qu’on y trouve. Cette vallée renferme plusieurs caravanserais, plusieurs, teckés ou monastères, dans lesquels les voyageurs reçoivent tous les soins de l’hospitalité antique. Nos dervische appartenaient à l’un de ces teckés ; ils ont quitté depuis quelques jours la vallée des Noisetiers, pour aller visiter un autre tecké, situé au-delà de l’Hellespont. Notre conversation avec les dervisches n’a pas été sans intérêt, et vous ne serez pas fâché d’en connaître quelque chose. Comme ils nous demandaient d’où nous venions et qui nous étions, il m’a paru piquant de leur répondre par les paroles que Glaucus dans l’Iliade adresse à Diomède. « Pourquoi me demandez-vous qui nous sommes et d’où nous venons ? Telles sont les feuilles dans les forêts, tels sont les hommes sur la terre ; les feuilles qui sont l’ornement des arbres tombent sous le souffle des vents, et la forêt qui reverdit en pousse de nouvelles. » Ces paroles empruntées à Homère, n’auraient pas paru suffisantes dans notre Europe à un officier de police qui m’aurait demandé mon passeport ; elles ont charmé nos dervisches, car elles ont un caractère tout-à-fait oriental ; toutefois nos cénobites de la vallée des Noisetiers ne pouvaient concevoir que des hommes aussi sages, aussi raisonnables que nous le paraissions, eussent pu se résoudre à quitter leur pays, pour venir si loin ; ils ne s’expliquaient une aussi grande singularité, qu’en nous comparant aux oiseaux voyageurs. « Il faut que vous ayez, vous autres Européens, quelque chose de la nature et de l’instinct des cicognes, des grues et des oies sauvages que nous voyons arriver chaque année dans nos climats. » Je ne savais trop que répondre à nos anachorètes ; et je m’en suis tiré par quelques nouvelles phrases à la manière de Glaucus ; J’ai promis au Schéik d’aller le voir dans la vallée des Noisetiers ; vous serez bien reçu, m’a-t-il dit, et nous nous sommes quittés.

L’Anatolie est le pays de la Turquie où les cénobites musulmans se trouvent en plus grand nombre ; on compte plus de cent soixante teckés ou monastères dans l’Asie mineure. La plupart sont entretenus par des legs pieux ; ils ne possèdent point de riches domaines, comme certains couvens de notre Europe chrétienne ; nos moines d’Occident s’étaient enrichis en défrichant des lieux déserts, tandis que les dervisches ne se sont jamais occupés des soins de l’agriculture. Chaque tecké ne renferme qu’un petit nombre de cénobites, mais partout, des musulmans se font affilier à un monastère de leur voisinage et s’associent à la dévotion et aux cérémonies des dervisches ; la vie que mènent les Turcs ; l’esprit d’isolement qui leur est naturel, les disposent à ces associations ; il n’est pas de maison musulmane qui, sous quelques rapports, ne présente l’aspect d’un cloître ; point de famille d’Osmanlis qui n’ait quelque chose des habitudes monastiques. Les dervisches ne font ni vœux ni sermens ; ce qui ne les empêche pas de rester fidèles à la règle qu’ils ont adoptée ; on s’accorde à louer la régularité de leur conduite et de leurs mœurs. On parle néanmoins d’un très-petit nombre de couvens livrés à la dissolution ; la licence y est, dit-on, portée au dernier excès, car la corruption lorsqu’elle pénètre dans la solitude, y fait plus de ravages que partout ailleurs. Vous pouvez lire dans Mouradgea d’Ohsson des détails curieux sur la règle et la discipline des dervisches turcs. Psalmodier des versets du Coran, répéter souvent la prière du namaz, prononcer cent fois, mille fois par jour, les quatre-vingt-dix-neuf attributs d’Allah, telles sont les pratiques les plus habituelles de leur dévotion. Qui n’a pas entendu parler des exercices auxquels ils se livrent, de la danse qu’ils poussent souvent jusqu’à l’entier épuisement des forces humaines ? qui ne connait cette incroyable frénésie, avec laquelle quelques-uns d’entr’eux se meurtrissent les membres avec un glaive, ou se précipitent sur un fer rouge qu’ils prennent dans leurs mains et serrent entre leurs dents ? C’est là qu’on reconnait jusqu’où peuvent aller des imaginations ardentes, échauffées a la fois par les feux du climat et par une religion toute passionnée. Rien n’est plus étrange sans doute que de pareilles cérémonies ; mais des hommes sages ont pensé que ces fatigues et ces tourmens du corps pouvaient être une distraction à l’exaltation de l’esprit. Si des exercices violens et périlleux n’occupaient leurs sens et leurs pensées, il est probable que des dervisches ignorans, des réclus oisifs, nourris au milieu, des fantômes de la solitude et livrés aux songes et aux visions de la nuit, perdraient tout-à-fait la raison. Il arrive quelquefois, et c’est là qu’éclate la sagesse de la nature, que le délire de l’homme met une borne à ses propres excès, et que traçant un cercle autour de lui, il se dit à lui-même : Je n’irai pas plus loin ; c’est ainsi que le torrent impétueux qui menaçait de tout submerger, finit par se creuser un lit, et se fait un rivage ou une limite que ses flots grondans ne peuvent plus franchir.

Tandis que nos cénobites voyageurs s’acheminaient vers le tecké qu’ils allaient visiter, nous avons poursuivi notre route. Après avoir quitté les pays boisés et montueux, nous sommes arrivés dans une vaste plaine, au bout de laquelle on aperçoit la ville des Dardanelles ; cette ville qui paraît avoir deux fois l’étendue de la petite cité de Koumkalé, est bâtie, comme vous savez, au bord de l’Hellespont ; le Rhodius baigne ses murailles au sud-est ; ce fleuve ne roule guère plus d’eau que le Simoïs ; son cours irrégulier à travers les campagnes qu’il inonde dans la saison des pluies ressemble à celui, de la Durance que nous avons traversée
 dans notre route de Lyon à Marseille. Notre caravane est descendue chez M. Outré, consul de France, dont la réception nous a fait oublier les
 misères et les fatigues de notre route.