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Correspondance d’Orient, 1830-1831/031

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Correspondance d’Orient, 1830-1831
Ducollet (p. 100-105).

LETTRE XXXI.

ARRIVÉE À ARTAKI. CADI D’ARTAKI.

13 Août 1830.

Rentrés dans notre caïque, nous avons dirigé notre marche vers Artaki. Un vent favorable nous a poussés rapidement à travers le golfe de Cisyque, et quand le jour s’est levé, nous avions à notre gauche quelques îlots dont je ne sais point le nom ; à notre droite les rivages escarpés du golfe, devant nous la Montagne aux ours, ou la presqu’île de Cisyque. La ville d’Artaki a un port qui ne reçoit que les petites barques. L’espèce de quai qui borde la mer nous a présenté un spectacle assez animé. La ville ne paraît guère plus grande que celle de Lampsaque.

En débarquant, nous sommes entrés dans un café où nous avons demandé la demeure du Grec Constantin Hadgi, à qui nous étions recommandés par le consul anglais des Dardanelles. On nous a répondu qu’il était alors chez le cadi ; celui-ci, pour lequel nous avions aussi une lettre de recommandation, nous à fait dire qu’il serait charmé de nous recevoir. Nous nous sommes empressés de répondre à son invitation. Quand nous nous sommes présentés, le cadi tenait ses assises. Tous les plaideurs ont été renvoyés ; il n’est resté que le naïb et le secrétaire ou kiatib. Le cadi d’Artaki nous a paru un homme très-bien élevé ; nous avons reconnu à son accueil les manières élégantes et polies de la classe choisie et éclairée de sa nation. Après les cérémonies accoutumées, nous sommes entrés en conversation, si toutefois on peut appeler du nom de conversation l’échange pénible et embarrassé de quelques idées entre gens qui ne parlent pas la même langue, et qui n’ont que de fort mauvais interprètes. Nous avions amené avec nous notre sergent grec, le seul d’entre nous qui put parler turc. Mais comme il ne savait ni le français ni l’italien, nous étions obligés d’adresser nos questions et nos réponses, à notre philhellène Franc-Comtois, qui savait le grec moderne, et qui transmettait nos paroles à l’officier grec, lequel les rendait tant bien que mal au cadi. Il fallait du temps pour qu’une question du cadi arrivât jusqu’à nous, et que notre réponse parvint jusqu’à lui. Ce que nous disions, passant ainsi de bouche en bouche et par plusieurs langues différentes, ressemblait un peu aux bruits confus et incertains de la déesse aux cent voix. J’ai fait sourire le cadi en comparant nos idées transmises de cette manière et se perdant souvent en chemin, à l’argent des impôts qui est en route pour le trésor du sultan, et dont il n’arrive qu’une très-petite partie à sa destination.

Ce cadi nous avait pris d’abord pour des Anglais ; lorsque nous lui avons dit que nous étions Français, c’est encore mieux, a-t-il répliqué, car les Français sont nos vieux amis. En apprenant que nous allions à Constantinople et de là à Jérusalem, il nous a répondu qu’il pourrait fort bien nous accompagner à Jérusalem, s’il y était nommé cadi, comme il en avait quelque espoir. Là dessus, il a pensé que je pourrais le servir dans ses projets, en parlant de lui à l’ambassadeur de France. Si votre ambassadeur, nous a-t-il dit, veut m’appuyer auprès du divan, je ne manquerai pas de réussir. En même temps, il a tiré de l’angle de son, sopha une note qu’il avait rédigée, et qu’il devait remettre à l’ambassadeur d’Angleterre qui était attendu à Cisyque. Je l’ai prié d’observer que ce n’était pas tout à fait la même chose, et qu’une note adressée au ministre britannique ne pouvait pas être remise à un ministre français. — « Qu’importe que je sois recommandé au nom de l’Angleterre ou au nom de la France ces deux puissances ont également du crédit au Sérail. » Je n’ai pas insisté, et j’ai pris la note ; j’entre dans tout ces détails, pour vous faire connaître la politique actuelle dé la Porte, le crédit des ambassadeurs européens, et l’opinion de ceux qui veulent parvenir et faire leur chemin avec les idées nouvelles.

Pendant notre conversation avec le cadi, j’ai remarqué qu’on est venu à plusieurs reprises lui apporter des pièces d’or qu’il comptait devant-nous. C’était le prix des jugemens qu’il avait rendus dans la matinée ; vous pouvez juger par là que la justice n’est pas gratuite chez les Turcs ; toutes les informations que j’ai prises à cet égard, m’ont appris qu’il n’y avait rien de plus cher en Turquie que la justice ; pour que les jugés soient toujours payés, la loi veut que les frais et les dépenses d’un procès soient toujours à la charge de la partie qui a gagné sa cause. J’ai demandé au cadi si on pouvait appeler des jugemens qu’il avait rendus. La loi ne le permet pas, cependant nous consentons quelquefois à réviser un procès ; mais si la partie qui demande la révision se trouve avoir tort, on lui donne la bastonnade. — Le cadi m’a demandé si on faisait de même en France. — On ne donne pas la bastonnade à ceux qui veulent faire casser un jugement mais ils sont obligés de déposer une somme qui se trouve perdue, si le jugement est confirmé. — Peki, peki, à merveille, à merveille. — La conversation est restée long-temps sur ce chapitre et sur la manière de rendre la justice en France et en Turquie ; nous nous étonnions tous deux, lui de la lenteur de nos formes judiciaires, et moi de la promptitude avec laquelle procédait la justice musulmane. « J’aurais jugé, disait-il, tous les procès de l’Anatolie, pendant le temps que vos juges passent à examiner une seule affaire ; il faut croire que chez vous les plaideurs ne sont pas pressés, et que la justice n’est pas un besoin, une nécessité de chaque jour. » le cadi ajoutait avec un air de malignité : — Dites-moi si des jugemens qu’on fait si long-temps attendre en sont meilleurs pour cela ? — Je ne savais trop que répondre à cette question, et j’ai répété au cadi ce que j’entends souvent dire aux Turcs : — Dieu le sait.

Comme nous en étions sur les affaires de justice, j’ai voulu parler du procès que nous venions de faire juger Gallipoli. Les détails de ce procès ont fort amusé le cadi ; il nous à félicités d’avoir gagné notre cause ; en homme de bonne compagnie, il s’en est félicité avec nous, puisque le jugement rendu nous avait permis de venir à Artaki. Il aurait bien voulu que nos marins grecs eussent été cités devant lui, et peu s’en est fallu qu’il ne les ait mandés à l’instant, pour les menacer de sa justice. Toutefois le cadi ne comprenait guère un procès, intenté pour aller voir des ruines ; le cas était singulier et le Coran ne l’avait pas prévu. Quand nous, avons pris congé du cadi, il nous a invités très-poliment à passer quelques jours dans sa juridiction. Il a chargé en même temps le primat Constantin Hadji, qui était présent, de nous donner un logement chez lui. Les Turcs passent pour être hospitaliers envers les Francs ; je suis bien loin de le nier, mais ce sont presque toujours les Grecs qui font les frais de cette hospitalité.