Correspondance d’Orient, 1830-1831/035

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Correspondance d’Orient, 1830-1831
Ducollet (p. 193-206).

LETTRE XXXV.

PROMENADES DE PÉRA. CAIQUE. LE CAFÉ. LE TABAC ET L’OPIUM. LES CHIENS DE STAMBOUL.

Péra, 2 septembre 1830.

Je me dis quelquefois que je voyage pour l’instruction et surtout pour l’amusement de mes amis, et cela me donne de la force et du courage. Je suis toujours en course pour vous chercher quelque chose qui puisse vous éclairer ou vous divertir. Je n’ai à souffrir pour cela que la fatigue et la chaleur du climat ; je ne suis nulle part mal accueilli ; je n’entends jamais le moindre murmure sur mon passage. Les Turcs de Constantinople sont devenus les meilleures gens du monde ; ce changement que je dois noter sur mes tablettes, est dû aux dernières victoires des Russes, qui ont rendu les Osmanlis moins orgueilleux et plus tolérans pour les étrangers. Les Turcs n’estiment guère que ceux qu’ils redoutent et n’ont du respect que pour les victorieux ; la conquête d’Alger n’a pas laissé que d’ajouter à leur politesse envers les Francs ; il ne nous faudrait, plus qu’une seconde victoire comme celle-là, pour avoir tout-à-fait le haut du pavé, dans les rues de Stamboul.

Constantinople n’a point de promenades publiques, car les Turcs ne se promènent pas ; on fait beaucoup ici pour l’ornement des cimetières ; on a planté des arbres pour les morts, et les vivans en profitent. À notre arrivée, ma première course se dirigea vers l’extrémité de Péra ; j’eus de la peine à traverser la foule ; tous les chétiens se promenaient : c’était un dimanche. Parvenu hors du faubourg, quelle fut ma surprise de voir une multitude de peuple sous des arbres plantés sans symétrie et parmi des tombeaux ; j’aurais pu croire d’abord qu’on célébrait là quelque anniversaire. Je remarquai, des arabats, espèce de char-à-bancs, grossièrement construits, non suspendus et peints de diverses couleurs. Ces chars, auxquels sont attelés des bœufs ou des buffles, chamarés de pompons de laine, traînaient autour des cimetières des femmes et des enfans dont la physionomie exprimait la joie. J’allai jusqu’au cimetière des Arméniens ; une compagnie choisie était assise sur les marbres et les pierres funèbres ; près de là est un kiosque où chacun pouvait allumer son chibouk et boire la liqueur de moka. D’un côté, je voyais des soldats alignés par un caporal et s’exerçant à la discipline européenne, de l’autre des figures silencieuses et immobiles, tournées vers le canal du Bosphore et regardant la rive de Scutari. Des chanteurs, des baladins, des marchands de gâteaux, des sakas ou porteurs d’eau, avec leurs sacs de cuir, traversaient la foule. Non loin du cimetière des Arméniens, au bas d’une caserne, on aperçoit une vaste forêt de cyprès, c’est le cimetière des Turcs où personne ne se promène. À peu de distance des tombes arméniennes, vers le nord, s’étend un long espace de terre où l’œil ne découvre aucun arbre, pas un brin d’herbe, pas une trace de l’homme ; cette solitude à côté d’une grande ville et si près d’un lieu où tout le monde paraît s’amuser, a quelque chose qui vous attriste, encore plus que l’aspect des sépultures. Voilà le premier spectacle que j’ai eu sous les yeux en arrivant à Stamboul ; voilà ce qu’on appelle parmi les Francs la promenade de Péra ou le grand Champ des Morts.

Je vous ai parlé des arabats dans lesquels on ne voit que des femmes et des enfans ; les gens riches ont aussi des voitures à peu près semblables, peintes en rouge et grillées comme les balcons des maisons turques ; ces voitures sont à l’usage des harems. Les habitans de Stamboul ne voyagent qu’à cheval, à pied ou dans des barques qu’on appelle des caïques. On est immobile dans ces barques, on fait son chemin sans bruit, ce qui convient parfaitement aux Orientaux. Le havre et le canal sont en tout temps couverts de caïques qui fendent les flots avec la rapidité d’une flèche Je vois tous les jours le spectacle de ces milliers de nacelles, voguant les unes vers Tophana et Galata, les autres vers le fond du port et vers la cité de Constantinople ; tantôt ce sont les femmes d’un harem, tantôt c’est un grand seigneur avec ses esclaves, on voit quelquefois, confondus ensemble, dans une même barque le turban des ulémas, le kalpak des Grecs ou des Arméniens, le bonnet pyramidal des derviches, le chapeau des Francs. Plusieurs de ces caïques sont construits avec élégance, ornés de peintures vernies et de sculptures dorées. Les barques ordinaires n’ont que deux rames ; celles des riches ou des grands ont deux ou trois rangs de rameurs. On m’a dit que le nombre des caïques qui naviguent dans le port et dans le Bosphore s’élèvent à plus de dix mille. Les rameurs sont ordinairement des Grecs ou des Turcs : c’est la classe la plus active, la plus laborieuse et la moins grossière du peuple de la capitale.

Dans nos promenade sur les Sept Collines, je n’ai pas retrouvé un seul de ces cafés dont les voyageurs se plaisent à nous parler ; les janissaires avaient pris ces cafés pour le lieu de leurs rassemblemens, et les nouvellistes de l’opposition avaient, dit-on, coutume de s’y réunir. Les têtes de ceux qui les fréquentaient ont été exposées à la porte du sérail, les maisons ont été démolies et la politique des cafés dort maintenant parmi des ruines. C’est là que le cynique Karagueuse et d’ingénieux conteurs égayaient l’oisiveté des Osmanlis. On n’a pu me dire ce qu’étaient devenus les conteurs : on leur reprochait d’avoir flatté quelquefois le fanatisme indocile des vrais-croyans. Quant au pauvre Karagueuse, on l’accusait d’être l’idole et souvent même l’interprète d’une multitude mécontente. Il est maintenant exilé de Stamboul, l’usage de la langue turque, lui a été interdit, et lorsqu’il se montre sur quelque théâtre particulier, il ne lui est plus permis de débiter ses lazzis que dans la langue des esclaves ou des Hellènes. Il ne faut pas croire néanmoins que le nombre des cafés soit beaucoup diminué à Constantinople ; mais ceux qui subsistent encore n’offrent que des réunions paisibles, attirées par les délices du chibouk et du nectar arabique.

Quoique je ne cherche guère l’occasion de montrer mon savoir, je veux néanmoins vous faire ici une digression sur le café, le tabac et l’opium. Leur usage ou leur introduction dans cette capitale a rencontré de puissans obstacles. Les théologiens de Stamboul ont disputé sur le tabac et le café, comme dans Bysance on disputait sur la lumière du Mont-Thabor, sur les pains azymites, sur le culte des images, et mille autres subtilités enfantées par le génie de l’école grecque. Il arriva que le culte du moka et celui du chibouk s’établirent à peu près dans le même temps, qu’ils firent les mêmes progrès, qu’ils eurent la même persécution à souffrir. Le tabac eut d’abord des ennemis plus acharnés que le café, tandis que sa fumée faisait les délices d’un grand nombre d’Osmanlis, les docteurs de la loi la regardaient comme la vapeur qui s’exhale des chaudières de l’enfer, ou comme le souffle empoisonné du démon. Les sultans se mêlèrent de la querelle ; les fumeurs furent proscrits par Amurat IV ; ceux qu’on surprenait en flagrant délit étaient étranglés, et leurs têtes exposées en public avec l’instrument du crime, avec le chibouk, maudit. Vous pouvez juger ici du caractère et de l’obstination des Turcs. Le tabac n’avait, point perdu ses partisans ; le fanatisme persécuteur renouvelait de règne en règne ses tentatives, mais toutes les tentatives étaient vaines ; enfin le siècle présent a vu le sultan Mahmoud lui-même lancer une sentence d’interdiction contre la fumée odorante, et son arrêt n’a pu être exécuté. Le puissant empereur des Osmanlis a triomphé des janissaires mais la pipe lui a résisté.

La destinée du café a eu les mêmes vicissitudes ; quoique son usage ou son culte eût commencé par la Mecque, et qu’il eût été d’abord prêché par des derviches, il ne s’en forma pas moins contre lui des partis violens, parmi les docteurs, les médecins et les dévots. Les uns proscrivaient le café, parce qu’il ressemblait à du charbon, les autres parce qu’il était malsain, plusieurs parce qu’on le prenait en compagnie et dans les assemblées suspectes. On prêcha dans les mosquées ; contre un poison qui menaçait la vie présente et la vie future, contre la liqueur séditieuse au nom de laquelle on se réunissait. Tout cet orage contre le café ne put vaincre l’opiniâtreté du public, et le moka faisait déjà de très-grands progrès à Stamboul lorsqu’on le connaissait à peine à Paris. Je m’amuse quelquefois de la surprise que montrèrent nos anciens voyageurs, lorsqu’ils trouvèrent l’usage du café établi en Orient ; les uns appellent cette boisson cavi, les autres caouvi ; ils la désignent comme une eau noire, comme une liqueur faite avec une certaine mûre, une certaine graine ; ils ne savent quel jugement il faut en porter. C’est à peu près dans le même temps que madame de Sévigné disait que Racine passerait comme le café. Depuis ce temps le café, comme chacun le sait, s’est fort bien accrédité à Paris, et dans le pays où nous sommes, l’empire du Coran n’est pas plus solidement établi que le moka et le chibouk. Nulle part les délices du café et du tabac ne sont mieux sentis, mieux appréciés qu’en Turquie. Toutes les fois que je vois de bons Osmanlis, accroupis sur une estrade et tenant, à la main le bienheureux chibouk, je me rappelle ces paroles d’un poète turc : « Oui, le tabac est un moyen sur pour l’homme de dissiper ses chagrins et de chasser des nuées de soucis avec des nuées de fumée. » Il m’arrive souvent, au milieu de mes promenades, de m’arrêter dans un café en plein air, situé sur la rive du Bosphore. De paisibles citadins y sont réunis en cercle à l’ombre de quelques platanes ; on n’entend que le murmure du zéphir et le bruit lointain de la mer ; toutes les figures, rayonnent d’une joie tranquille et paraissent réfléchir les sérénités dû ciel ; c’est là que la liqueur transparente du moka a tous ses parfums, et qu’on peut dire de chaque buveur de café :

Qu’il boit dans chaque goutte un rayon du soleil.

Le café est devenu enfin si populaire, que le gouvernement a voulu en quelque sorte s’associer aux habitudes du public. Il a formé un grand établissement où chacun peut faire rôtir ou piler son café. Dans, chaque grande maison, il y a un officier uniquement chargé de la préparation de la liqueur favorite, et qu’on appelle cawi-bachi (directeur du café). C’est une obligation pour un Turc de fournir du café aux femmes de son harem. L’infraction à cette loi sainte suffirait pour motiver un divorce. Le café est en Turquie la liqueur de l’hospitalité, on ne fait jamais une visite sans qu’on vous offre une tasse du nectar arabique. Il m’est arrivé d’en prendre jusqu’à vingt tasses dans un jour ; il faut vous dire cependant que, dans la bonne compagnie, on ne sert plus maintenant qu’une tasse à moitié pleine. Je n’aime guère cette innovation, et ce n’est pas là que doivent porter les réformes.

Le café et le chibouk ne sont pas seulement en honneur parmi les Turcs, mais parmi toutes les nations qui habitent l’Orient. Après avoir été le sujet de tant de discordes, ils sont devenus comme le pain et le sel, gages d’alliance et d’amitié ; ils sont un moyen de rapprochement, un lien commun entre toutes les sectes rivales ; et si l’un et l’autre, comme on le dit, comme on le craignait autrefois, ont quelque chose de social dans leurs inspirations, il ne faut pas tout-à-fait désespérer de la civilisation de ce pays.

J’ai vu, près de Solymanieh, les cafés que fréquentent les mangeurs d’opium, appelés thériakites ; ces cafés sont rangés, à là suite les uns des autres, et font face à la mosquée ; la place sur laquelle ils se trouvent est une des plus belles de Constantinople. On reconnaît ceux qui fréquentent ces cafés à leur teint livide, à la couleur terne de leurs yeux, à leur dos voûté, à leur démarche lente ; on les voit étendus sous des portiques ombragés d’arbres ; les extases les plus étranges s’emparent, dit-on, de leur esprit. Ne leur demandez. pas ce qui se passe dans le pays qu’ils habitent ; ils sont dans le paradis, aux grandes Indes, je ne sais où. Comment se faire une idée des sensations, des joies, des enivremens qu’ils éprouvent. C’est ici qu’il faudrait inviter un amateur d’opium à nous donner ses mémoires : peut-être y trouverait-on des romans tout faits, et moins tristes que les nôtres. Dans le temps où les principaux cafés de Stamboul ont été détruits, on a respecté ceux des thériakites ; un gouvernement, quel qu’il soit, n’a pas beaucoup à craindre de ceux qui rêvent pour leur propre compte, qui rêvent leur propre félicité ; il craint davantage ceux qui rêvent pour le compte des autres, et dont les rêveries habituelles se portent sur la félicité des peuples. Le sultan d’ailleurs afferme la vente et la distribution de l’opium ; les thériakites deviennent ainsi ses tributaires, et chacune de leurs extases ou de leurs voluptés imaginaires rapporte de l’argent au fisc impérial. Je dois ajouter que le goût de l’opium est maintenant moins répandu qu’autrefois, soit que le goût et l’usage du vin l’aient remplacé, soit que le mépris public en ait fait justice. L’usage de l’opium, m’a-t-on dit, est encore répandu dans les harems ; on en fait des pastilles que les femmes se donnent entre elles, et qu’elles, donnent à leurs maris ou à leurs amans comme une preuve de leur tendresse et de leur passion.

Je ne vous aurais pas fait connaître tous les habitans de Stamboul, si je ne vous parlais pas des chiens qu’on rencontre par bandes dans les rues et, sur les places publiques. Il serait injuste, dans mon récit de refuser à ces animaux le droit de cité, puisqu’ils ont une demeure ou une place marquée, et qu’ils partagent avec la police la garde de la ville impériale. Les chiens de Stamboul sont distribués en différens quartiers, et subsistent comme ils peuvent de ce qu’on leur donne où de ce qu’ils trouvent dans la rue ; les plus heureux sont ceux que la fortune a placés dans le voisinage d’un boucher ou d’un boulanger. Chaque bande ou chaque tribu a ses habitudes, ses privilèges et même ses droits acquis ; malheur aux chiens étranger qui viendraient se mêler à une bande qui ne serait pas la leur, et prendre une part de la curée à laquelle leur bonne fortune ne les a point appelés ! J’ai souvent vu ces combats, ces querelles, provoqués par la rivalité ou par la faim, et je me suis rappelé quelquefois, j’en demande pardon à la liberté et à l’espèce humaine, je me suis rappelé nos partis politiques, qui n’ont pas un caractère moins hargneux, un instinct moins exclusif, des passions moins jalouses, lorsqu’il se présente une curée quelconque, le budget par exemple. La population des chiens de Constantinople a beaucoup diminué depuis quelque temps ; le pain a valu jusqu’à vingt ou trente sous la livre l’hiver dernier, la viande en proportion, de sorte que la guerre des Russes a été aussi funeste à ces pauvres animaux qu’à l’empire ottoman. Toutefois, ils supportent assez bien leur sort, et leur race ne manquera pas de se multiplier de nouveau. On m’a rapporté plusieurs de leurs gentillesses, qui auraient pu vous amuser ; mais je ne peux suffire à raconter tout ce que je vois, tout ce que j’entends. Je regrette que parmi ces gardiens de la capitale musulmane, on ne retrouve ni le chien du berger ni le chien de l’aveugle ; ils sont tous de la race des chiens loups, la plus grossière et la plus hideuse de toutes les races canines.

Les Turcs n’ont jamais de chiens dans leurs maisons, parce qu’ils les regardent comme des animaux immondes ; ils prennent pourtant quelque soin des chiens qui habitent les places publiques. On remarque en général, parmi les Osmanlis beaucoup de bienveillance pour les animaux. Il est rare de voir dans les rues de Stamboul des bêtes de somme, accablées de coups et succombant sous leur fardeau comme cela arrivé trop souvent dans nos cités. Un Turc regarde son cheval ou son chameau comme le compagnon de ses fatigues ; il a des discours et même des chansons pour ranimer leurs forces épuisées, et presque, jamais il ne le frappe du fouet et du bâton. Des personnes dignes de foi m’ont assuré que la mosquée d’Achmet renferme un hospice pour les chats ; je n’ai pu vérifier un fait aussi curieux, attesté par quelques voyageurs modernes ; mais j’ai acquis la certitude que chaque mosquée a ses chats destinés à poursuivre les souris qui rongent les tapis et les nattes, et que dans plusieurs mosquées impériales, on fait deux ou trois fois par semaine des distributions de viande aux chats du quartier ; ces sortes de distributions sont le produit de legs pieux. Chaque année, au retour de la belle saison, on adresse au sultan une supplique en faveur des hôtes des bois, menacés par les chasseurs, et c’est une colombe ayant un papier doré suspendu au cou qui présente la requête ; cet usage est très ancien, et la révolution ne l’a point fait abroger. Lorsqu’il arrive dans le port un bâtiment chargé de grains, on voit accourir une foule de tourterelles et de pigeons ramiers qui viennent prendre la part réservée aux oiseaux du ciel, et restent paisiblement sur des monceaux de blé comme des convives autour d’un festin. Des milliers de goëlans voltigent sans cesse dans le hâvre et sur le Bosphore ; ils s’approchent des caïques remplis de passagers, comme s’ils n’avaient rien à craindre de la présence de l’homme ; jamais personne ne leur fait aucun mal et ne cherche à troubler leur sécurité. Cette bienveillance pour les animaux fait honneur aux Osmanlis ; de pareils sentimens mériteraient tous nos éloges, s’ils n’excluaient quelquefois l’humanité. Les Turcs, si pleins de compassion pour un chameau ou pour un cheval, si pleins de tendresse pour les oiseaux, n’ont jamais de pitié pour les Grecs, les Arméniens ou les Juifs. Un proverbe a dit que pour être heureux en Turquie il faut être un Osmanli, un chameau ou tout au moins un goëlan.