Correspondance d’Orient, 1830-1831/039

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Correspondance d’Orient, 1830-1831
Ducollet (p. 242-257).
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LETTRE XXXIX.

LES CIMETIÈRES.

Péra, septembre 1830.

Nous sommes dans un temps où rien n’est plus vraisemblable qu’un grand malheur, où rien n’est plus facile à prévoir qu’une révolution ; depuis plus d’une semaine, on disait ici que des troubles avaient éclaté à Paris ; il nous arrivait d’Odessa et de Trieste des nouvelles les plus sinistres, mais point de lettres de France. Enfin la terrible vérité est arrivée par la poste ordinaire ; la sensation qu’elle a produite a été des plus vives parmi les Francs de Péra ; les Turcs, étourdis encore de la conquête d’Alger, ne pouvaient croire à la chute d’un trône qui venait de faire trembler l’Afrique. Pour moi, pauvre pèlerin, que puis-je faire, si ce n’est de m’affliger et de relire votre-lettre, dans laquelle vous me racontez avec tant de bon sens, de vérité et de précision tout ce qui s’est passé[1] ; toutefois je ne me laissai point abattre, car on se trouve toujours un peu aguerri contre des révolutions qu’on a prévues, et contre des malheurs qu’on a déjà soufferts. L’abîme où nous sommes tombés, ne ressemble point encore à celui dont parle le poète, et dans lequel l’espérance n’entre pas ; je pense bien qu’à Paris on ne s’occupe guère maintenant de ce qui se passe sur le Bosphore ; je ne continuerai pas moins à vous entretenir de tout ce que j’aurai vu dans ce pays, et pour que mes récits aient quelque chose de triste comme le temps présent, je vous parlerai dans cette lettre des cimetières de StambouL.

Il n’y a rien de plus apparent dans les villes turques, après les mosquées et les minarets, que les cimetières. On ne peut entrer dans une ville ni en sortir, sans avoir sous les yeux le spectacle d’un champ des morts ; voilà pourquoi aucun voyageur n’a oublié de décrire les sépultures des musulmans. Dans nos villes chrétiennes d’Europe, on se croit obligé d’entourer les cimetières de hautes murailles, et de donner aux morts des concierges et des gardiens. En Turquie on est persuadé qu’un cimetière doit être toujours ouvert, et que le respect pour les morts suffit à la garde des, tombeaux ; dans notre chrétienté surtout à Paris, les cimetières sont places à l’écart, et restent en quelque sorte cachés à tous les yeux. Rien n’est au contraire plus familier aux Turcs, rien n’est plus accessible que la demeure funèbre de ceux qu’ils ont perdus et dont la mémoire leur est chère. En France et en Europe, il n’est pas toujours permis de choisir l’endroit de sa sépulture ; chez les Turcs chacun peut se faire enterrer où il lui plaît ; aussi trouve-t-on partout des tombeaux sur des collines, au bord des chemins, près des ruisseaux et des fontaines. On croirait que les morts aiment à se montrer, et comme les malheureux qui implorent la charité publique, ils s’exposent le plus qu’ils peuvent à la vue des passans pour en obtenir un souvenir ou une prière.

On reconnaît ordinairement un cimetière à la vue des cyprès ou des platanes, qui sont tour à tour un ornement et une image de deuil. À mesure que vous approchez, vous voyez devant vous un vaste espace, couvert de pierres plates et de pierres ovales placées verticalement. Parmi ces monumens funèbres, il en est de sculptés avec beaucoup d’art ; quelques-uns sont peints ou dorés, surmontés d’un turban. On n’a pas mis plus d’ordre à placer les sépultures que la mort n’en met à frapper ses victimes. Ici un espace est resté vide, et le gazon y croit à peine. Plus loin, les arbres sont aussi pressés que les tombes. Les gens riches se réservent une enceinte séparée, où ils se font ensevelir avec leurs familles ; ces enceintes, que le cyprès ombrage, sont entourées d’un grillage de bois ou d’un mur à hauteur d’appui ; on y cultive des fleurs et des arbustes. Souvent je me suis arrêté devant le mausolée d’un pacha ou d’un visir, et regardant les arbres qui couvrent la tombe de ces maîtres d’un jour, je me rappelais le cyprès dont nous parle Horace, le triste cyprès, dernier bien et dernier compagnon de l’homme qui fut riche et puissant sur la terre.

Les tombes des Francs, des Arméniens, des Grecs et des Juifs, occupent autour de Constantinople des espaces très-étendus ; quelques-uns de leurs cimetières sont placés dans un terrain aride et découvert, d’autres dans des lieux ombragés par des muriers et des platanes ; les cyprès paraissent réservés aux musulmans ; chacun se fait suivre au cercueil des vaines images de cette vie ; l’artisan y paraît avec les instrumens de sa profession, le riche avec les attributs de sa fortune, la pauvreté même y étale ses armoiries, et le voyageur est quelquefois surpris de ne point retrouver l’humilité du christianisme dans les tombes chrétiennes. Quoique le Coran interdise aux morts la magnificence, les Turcs mettent souvent une grande ostentation dans leurs mausolées ; jamais, dans une cité musulmane, on n’éleva un monument à la bravoure, au génie, à la vertu, au patriotisme ; il faut bien que l’orgueil des Osmanlis s’en dédommage dans les cimetières : on ne peut confier ici son nom et sa renommée qu’à la pierre du sépulcre. Une pensée qui m’a souvent occupé, en parcourant les cimetières de ce pays, c’est que les passions et les faiblesses de l’homme s’y montrent quelquefois plus à découvert que dans la cité. On affecte de paraître sur un tombeau, on se cache partout ailleurs ; tandis que le triste niveau de l’égalité pèse sur toutes les têtes, les cercueils ont conservées des distinctions et des rangs ; singulière société où toutes les vanités de ce monde semblent s’être donné rendez-vous aux champs des morts !

Je me suis quelquefois fait expliquer les épitaphes gravées sur les tombeaux des Turcs, elles se ressemblent presque toutes : ce sont des sentences, des versets du Coran, c’est l’amitié qui exprime ses regrets, c’est un mort qui sollicite des prières. Il est cependant quelques-unes de ces inscriptions qui se distinguent par leur originalité et leur bizarrerie ; tantôt c’est le vent du trépas qui a soufflé dans la lanterne de la vie ; tantôt c’est l’ouragan meurtrier qui a soufflé au visage de la rose ; ici le marbre qui couvre la cendre d’un amiral, nous dit que le défunt a tourné son gouvernail vers l’éternité, que le vent du trépas a rompu le mât de sa barque et l’a coulée dans la mer des grâces de Dieu ; plus, loin, on lit sur le tombeau d’un savant ou d’un poète qu’un flambeau est là caché dans la terre, et qu’il brillera parmi les astres du firmament ; qu’un rossignol a passé un moment dans ce monde, et qu’il va chanter dans les bosquets du paradis. On doit s’attendre à trouver dans un cimetière turc, les maximes de la prédestination ; c’est là que cette doctrine est bien placée, et que la résignation à la destinée s’allie naturellement aux regrets de la piété filiale, de la tendresse maternelle, de l’amitié restée solitaire ici bas. « Il était décidé, dit une mère y que ma fille, l’oiseau de mon cœur, qui vient de s’envoler de sa cage, ne vivrait que treize ans. » Les épitaphes qui ont le plus excité ma curiosité, sont celles qu’on a composées en l’honneur des femmes turques. Il n’eut pas été permis de prononcer leur nom, pendant qu’elles vivaient, on n’osait pas demander de leurs nouvelles lorsqu’elles étaient malades ; on ne craint pas maintenant de louer leur grâce et leur beauté ; ce sont des abeilles qui après avoir voltigé autour des orangers fleuris, viennent de rentrer dans la ruche céleste ; ce sont des fleurs qui ont brillé un moment dans les parterres de cette vie, et qui vont orner les jardins du ciel.

En parcourant les tombeaux des Turcs, j’y ai vu des turbans de toutes les formes, sculptés sur le marbre ; j’ai remarqué à cette occasion des formes de turbans qu’on ne rencontre plus dans les rues de Constantinople. Ainsi le seul aspect des tombeaux nous apprend qu’il y a eu de grandes réformes dans le costume et la parure des habitans de Stamboul ; si jamais on fait l’histoire du turban des Osmanlis, il faudra regarder les champs des morts comme de véritables archives, et les anciennes sépultures des Turcs comme le dépôt le plus fidèle des vieilles traditions.

Lorsqu’un homme meurt à la suite d’une condamnation, les parens rappellent quelquefois sur son mausolée la sentence et l’exécution du défunt ; le voyageur Olivier nous dit qu’on exprime par là l’intention de transmettre à la postérité le souvenir d’une barbarie où d’une injustice. Personne ici ne voit les choses de si haut et de si loin ; on ne fait point un appel à la postérité, c’est tout simplement la vanité qui s’applaudit, et qui rappelle aux passans que le mort a joué un rôle dans ce monde ; je ne crains pas même d’ajouter qu’en Turquie, il n’y a presque point de peines infamantes, et que l’opinion ne met aucune différence entre celui qui est tombé sous le glaive des lois, et celui que la foudre du ciel a frappé. Nous avons vu à la porte d’Andrinople la tombe d’Ali, pacha de Janina, décapité par ordre du Sultan ; cette tombe d’Ali porte l’inscription suivante : Ci-gît la tête du très célèbre tépédélenli-Ali, pacha du Sandjiac de Janina, qui, pendant plus de cinquante ans travailla à l’indépendance de la Morée. Il serait curieux de comparer cette espèce de panégyrique avec le fetwa ou la sentence qui accompagnait la tête du pacha rebelle, lors de sort exposition au sérail. Dans le jugement de la porte, il est condamné pour avoir été le plus odieux et le plus exécrable des tyrans, tandis que dans son épitaphe, il est présenté comme le bienfaiteur de l’humanité et le libérateur des nations. Le gouvernement qui a fait mourir Ali pour ses crimes, souffre volontiers qu’on loue maintenant ses vertus ; le despotisme est plein de sévérité pour les vivans, il ne leur permet pas de se plaindre, ni d’avoir un autre avis que le sien ; mais il ne s’occupe guère de ce qu’on dit des morts et de ce qu’on écrit sur les pierres. À côté du tombeau d’Ali, on voit celui de ses trois fils, décapités comme lui ; ils avaient eu tous les trois des emplois élevés ; ils s’étaient associés à la révolte de leur père, ils avaient eu le même sort. Personne n’est surpris qu’on accorde à leur mémoire les mêmes honneurs.

Une autre remarque, qui n’est peut-être pas sans importance, c’est qu’un mausolée ne renferme ordinairement que la tête des décapités ; voici la tête du coupable, disent les fetwa ; mais ils ne disent point ce qu’est devenu le reste du corps, qui est peut-être abandonné aux chiens et aux animaux sauvages. Les anges du sépulcre, chargés d’interroger les morts, de veiller sur leurs dépouilles, ne doivent-ils pas être quelquefois embarrassés ? Comment s’y prennent-ils pour exercer leur juridiction ? S’adressent-ils à la tête que le marbre recouvre, ou bien au cadavre resté loin de là ? Vont-ils de l’un à l’autre ? C’est une question que je soumets aux docteurs de l’islamisme ; quelques-uns, m’a-t-on dit, s’en sont occupés, mais ce qu’ils ont décidé n’est pas parvenu à ma connaissance.

Dans les cérémonies funèbres des Musulmans, comme vous avez pu le voir, tout se fait en silence ; point de pleurs, point de gémissemens, point de sanglots. On regarde comme impie de se frapper la tête, de se meurtrir, le visage ou de jeter des cris lugubres. Chaque mort est déposé dans la tombe au nom de Dieu, au nom du peuple soumis au prophète de Dieu. Lorsqu’un musulman est enseveli, il subit dans la tombe même un interrogatoire devant les anges Nakir et Moukir, et comme si on craignait qu’un mort pût oublier que Dieu est Dieu, et Mahomet son prophète, l’iman répète sur chaque cercueil la profession de foi des vrais croyans. Ainsi, la tombe est pour les Turcs la continuation des épreuves de cette vie, et cette croyance, qui anime à leurs yeux les tristes solitudes du trépas, ajoute encore à leur respect pour les morts.

La loi défend de marcher sur une tombe, de s’y asseoir, et même d’y réciter le Namaz. Aussi, le silence le plus profond règne-t-il sous les ciprès consacrés à la sépulture des Turcs. Aux yeux des Osmanlis, le silence et le repos sont les attributs les plus solennels de la mort. Dans leur opinion, les morts ne sont pas seulement heureux parce qu’ils sont en paradis, mais parce qu’ils sont dans un repos parfait, parce qu’il ne se fait autour d’eux aucun bruit, aucun mouvement.

Mahomet s’est occupé de faire un paradis pour ses disciples, mais il faut croire que les Turcs s’en sont fait un autre à leur manière et selon, leurs goûts. Le paradis des Turcs est une immobilité complète ; aussi les voit-on, dès cette vie, prendre le plus qu’ils peuvent de larges à-comptes sur le bonheur de la vie future ; quelle différence trouve-t-on, en effet, entre un Turc fumant son chibouk, accroupi sur un divan, et celui qui est couché sous la pierre du sépulcre. Vous vous rappelez, sans doute, cette épitaphe de La Fontaine, dans laquelle il divisait la vie en deux parts dont il voulait passer

L’une à dormir et l’autre à ne rien faire.

Il y a bien peu d’Osmanlis qui ne consentît à prendre pour lui l’épitaphe de notre fabuliste.

Le deuil des Arméniens et des Grecs ne ressemble point à la douleur calme et silencieuse des Turcs ; les Grecs surtout ne pleurent jamais un de leurs amis ou de leurs proches, sans que le public en soit averti et que tous les échos en retentissent. Hier matin je fus réveillé par des cris qui remplissaient tout le quartier de Péra. Je demandai s’il était arrivé quelque grand malheur dans la ville, on me répondit qu’un jeune médecin grec du voisinage venait de mourir, et qu’on avait fait venir les pleureuses dans la maison. Ces jours derniers, j’ai suivi le convoi d’une femme grecque ; elle avait le visage découvert, elle était vêtue de ses plus beaux habits ; la jeunesse et la beauté animaient encore ses traits, des guirlandes de fleurs couvraient le cercueil ; le corps avait été porté à l’église, où le respect dû au lieu saint n’avait pas suspendu les lamentations bruyantes des pleureuses ; ces mêmes pleureuses n’ont point cessé de se lamenter au milieu de la grande rue de Péra, leurs sanglots et les gémissemens ont redoublé au cimetière. Le corps a été déposé dans la fosse, la tête tournée vers l’Orient : un papa a récité une prière pour les morts ; il a pris ensuite un peu de poussière qu’il a mêlé avec la cendre de l’encensoir, et les a répandues sur le cercueil en forme de croix ; puis la tombe s’est fermée, et tout le bruit que j’avais entendu a fait place au silence éternel.

Je vous ai parlé d’une cérémonie funèbre des Arméniens que j’ai vue aux Dardanelles. Je n’ai point assisté aux funérailles des Juifs : vous pourrez en voir la description dans plusieurs livres de voyage.

Je voudrais vous décrire tous les cimetières que j’ai vus, et vous donner la topographie mortuaire de la capitale des Turcs. Je vous ai déjà parlé du grand champ des morts de Pérà. Le faubourg de Péra a sur le penchant occidental de sa colline, un autre cimetière qu’on appelle le Petit Champ des Morts. Il est traversé par plusieurs chemins, qui conduisent à différens quartiers ; il est partout planté de cyprès et couvert de pierres sépulcrales, avec leurs inscriptions écrites quelquefois en lettres d’or. Les Francs qui habitent Péra viennent s’y promener ; j’y vais presque tous les jours respirer la fraicheur du soir et contempler le beau spectacle du soleil couchant.

J’ai fait plusieurs promenades à Scutari ; c’est là que le trépas étale toutes ses solennités ; c’est là qu’est la grande métropole des morts : l’Orient n’a point de cimetière aussi magnifique, aussi vaste, aussi renommé. Comment vous peindre cette campagne immense couverte de tombes et de cyprès ; comment vous décrire ces larges routes bordées d e marbres et de verdure, qui ressemblent aux chemins de nos forêts royales et surpassent la splendeur des parcs et des jardins réservés aux puissants monarques ? Ces routes solitaires se croisent comme dans un labyrinthe, toutes mènent à des sépulcres ; au milieu de cette magnificence lugubre, tout est immobile, tout est muet ; les zéphirs ne murmurent point, les oiseaux point de chant. Ici vous voyez des enceintes ornées de fleurs et d’arbustes, où parfois une épouse, une mère en deuil, apparaissent comme de pâles ombres ; plus loin des mausolées que personne ne visite plus, où croissent la ronce et l’ortie, dont les marbres dégradés et recouverts de mousse ressemblent à ruines abandonnées. De vieux cyprès couvrent les morts des anciens temps ; des arbres, récemment plantés, prêtent leur ombrage naissant aux morts qui viennent d’arriver ; ainsi les cercueils ont leurs générations comme notre monde ; à chaque génération nouvelle, la forêt s’étend : toutes les fois qu’il arrive un mort, on plante d’autres cyprès, et le dieu Terme du trépas recule ses limites.

Les morts affluent à Scutari de toutes les cités voisines : le plus grand nombre vient de Stamboul. J’ai vu à Tophana l’endroit où ils sont embarqués pour le rivage de l’Asie, et qu’on appelle l’Échelle des Morts. D’après d’anciennes prédictions, les Turcs sont persuadés que la ville de Constantinople tombera au pouvoir des Francs, et que l’asile des morts ne sera point respecté sur la terre d’Europe. Voilà pourquoi on se fait enterrer à Scutari. Les Turcs ont aussi d’autres motifs pour préférer le rivage d’Asie : il est plus tranquille et plus solitaire que le territoire de la capitale. C’est là d’ailleurs que reposent les ossemens d’un grand nombre de saints personnages révérés parmi les musulmans. Non-seulement les dernières pensées des Osmanlis se portent vers le champ des morts de la rive asiatique, mais ceux qui veulent se dérober au bruit et aux embarras de ce monde, ceux qui veulent s’essayer dans cette vie à l’inaction et au silence du trépas, et goûter sur cette terre le parfait repos de la vie future, vont établir leur demeure à Scutari, qui est pour les Turcs de Stamboul comme la vallée de Josaphat pour les juifs et pour les chrétiens. Je n’ai pas besoin de vous dire que les Turcs qui vont ainsi vivre et mourir à Scutari, ne sont pas les plus chauds partisans de la réforme, et ne doivent pas être comptés parmi ceux qui mettent leur salut ou celui de l’empire dans une civilisation venue de l’Occident.

Je n’ai pas grand chose à vous dire des cimetières situés à l’ouest de Constantinople : ils s’étendent aussi sur un long espace, ils ne reçoivent que la population des plus pauvres quartiers de la capitale : on ne retrouve point dans leurs d’enceintes ombragées d’ifs et de cyprès, la magnificence que nous venons de voir à Scutari. La foule ne s’y rassemble point comme au grand champ des morts de Péra. Ceux qui reposent à l’occident de Stamboul n’ont rien qui puisse les troubler dans l’immobilité de leurs tombes ; les, plaines incultes de Saint-Étienne les entourent de leur solitude. Les fossoyeurs et quelques pieux Osmanlis qui accompagnent leurs amis et leurs parens décédés, sont les seuls êtres vivans qu’on y rencontre, et vous n’y entendez guère que le bruit de quelques arabats qui passent.

Les chemins qui bordent les murailles de la cité sont environnés de sépultures ; partout on rencontre des tombeaux, lorsqu’on parcourt la campagne ; sur les deux rives du Bosphore, dans la vallée des eaux douces, partout des pierres plantées verticalement, où des bois de cyprès montrent de loin au voyageur de grands espaces de terre réservés aux morts. Comme les cercueils sont sacrés, et qu’on déplacerait plutôt une mosquée ou un palais qu’un sépulcre, on est sans cesse obligé d’ouvrir les fosses dans de nouveaux terrains, de telle sorte qu’on ne peut savoir où s’arrêteront les tombeaux. Je me perds quelquefois dans des calculs effrayans ; au bout de chacun de mes calculs, je ne vois point ce que deviendra la population vivante de ce pays. En supposant que chaque mort exige un espace de quatre ou cinq pieds carrés, ce qui est bien modeste, calculez un peu le nombre des pieds carrés occupés dès aujourd’hui par les sépultures. On regarde généralement comme une vérité démontrée, que la population d’une ville ou d’un pays se renouvelle, tous les vingt-cinq ou trente ans ; jugeons d’après cela combien il y a eu de morts à Stamboul depuis que les Osmanlis en sont les maîtres, combien il y en aura d’ici à un siècle, d’ici à deux siècles, et cherchez quelle place restera aux vivans dans un espace de vingt ou trente lieues à la ronde.

Vous savez que Constantinople fut souvent assiégée par des barbares ; d’autres barbares viendront peut-être l’assiéger encore ; mais en attendant les guerres qui peuvent survenir, n’est-il pas permis de redouter pour la ville impériale cet envahissement des générations descendues dans la tombe ? Dans cette invasion nouvelle, la grande cité ne verra point autour de ses murailles des pavillons, des casques et des lances ; elle n’entendra point le bruit des armes, le tumulte des camps ; mais de tous côtés elle se trouvera pressée par des mausolées, par des cyprès et des colonnes funèbres, et par la multitude silencieuse des morts. Toutes ces images me poursuivent et se mêlent dans mon esprit aux rêves de la fièvre. Depuis que je suis dans ce pays, je n’ai devant les yeux que les tableaux de la destruction, je ne vois que les tristes restes des grandeurs de l’homme ; je me trouve en présence d’un empire qui s’écroule ; d’un autre côté, vos dernières lettres m’annoncent qu’une grande monarchie de l’Europe vient de tomber. N’en voilà-t-il pas assez pour n’avoir plus dans la tête que des révolutions, des ruines, et des tombeaux !

  1. Cette lettre de M. Bazin vient d’être imprimée dans un ouvrage du jeune écrivain, intitulé l’Époque sans nom. C’est un tableau des mœurs de Pans dans les années qui viennent de s’écouler. Il est difficile de porter plus loin le talent d’observation réuni au talent d’écrire.