Correspondance d’Orient, 1830-1831/046

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Correspondance d’Orient, 1830-1831
Ducollet (p. 336-347).
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LETTRE XLVI.

LES EAUX DOUCES D’EUROPE. AQUEDUCS ET BENDS DE BELGRADE. VILLAGE DE BELGRADE ET MILADY MONTAGUE.

À M. M……
Septembre 1830.

Dans l’état où se trouve aujourd’hui l’empire des sultans, c’est plus qu’une bonne fortune pour un voyageur de pouvoir étudier au sein de la capitale musulmane la marche et la physionomie des événemens : le monde n’a pas de plus imposant spectacle que celui d’une grande nation qui se renouvelle ou qui finit. Des destinées inconnues vont s’accomplir pour l’empire ottoman. Le vieux tronc reverdira-t-il ou le verrons-nous tomber en poudre ? Ce jour douteux, cette demi-obscurité qui entoure le Croissant, est-ce le premier rayon du matin où le crépuscule de la nuit ? Vous qui avez long-temps médité sur les causes qui tuent ou vivifient les états, c’est à vous d’interroger l’avenir ; vous pouvez nous annoncer les révolutions futures comme les nautonniers annoncent les orages ; vous pouvez nous dire d’avance l’heure des grandes choses comme on prédit sur les rivages de l’Océan le retour de la marée. Pour moi, trop inhabile et trop jeune encore pour savoir d’où viennent en politique les vents et les orages, je ne cherche point à lire comme vous dans l’avenir, et j’aime bien mieux écouter vos paroles. Le temps que je ne passe point à vous entendre, je l’emploie dans des promenades autour de la cité ; c’est ainsi que j’ai visité plusieurs fois les Eaux douces d’Europe, Belgrade et Pyrgos, les rivages de Scutari.

Le lieu qu’on nomme les Eaux douces d’Europe, se compose de deux vallons comme les Eaux douces d’Asie. Dans le vallon septentrional coule le Cydaris appelé par les Turcs Ali-Bey-Keuï-Souïou, du nom du village d’Ali-Bey, qui s’élève sur ses bords ; le vallon méridional, plus vaste et plus agréable que le premier, est arrosé par le Barbyzès qu’on.. appelle Kiaat-Khana-Souïou à cause de l’ancienne papeterie construite près de son embouchure. Les deux rivières se confondent, sous l’ancien promontoire de Sémystra, et vont se perdre ensemble dans le port de Constantinople. Après les beaux rivages du Bosphore, les vallons des Eaux douces d’Europe sont ce qu’il y a de plus charmant autour de Constantinople ; ils ont été suffisamment décrits par plusieurs voyageurs ; le palais bâti par Hamed III se dégrade de jour en jour et m’a paru livré à l’abandon ; ce palais qui fut, dit-on, construit sur le plan du château de Marly, ne sera bientôt qu’une ruine comme son modèle. D’ici à peu de temps, on ne trouvera plus de traces de la papeterie construite près de l’embouchure du Barbyzès ; si je demandais aux Musulmans qui l’ont dirigée, pourquoi cet établissement est ainsi tombé, ils me répondraient comme votre marchand du bazar : Que voulez-vous ? nous autres Turcs, nous n’en savons pas davantage. Quand les chevaux du sérail sont répandus dans les prairies d’Ali-Bey-Keuï, personne n’a le droit de s’en approcher, et les gardiens bulgares qui ont leurs tentes dans ce vallon, font une police qui dégénère quelquefois en barbarie. J’ai ouï dire que le sultan Mahmoud est resté plusieurs années sans aller aux Eaux douces d’Europe, parce que là était morte une jeune odalisque qu’il aimait avec passion. Cette perte lui avait causé une douleur si vive que, pendant quelque temps, sa raison en fut troublée. Je ne sais ce que les Turcs ont pu penser du désespoir de leur sultan ; pour moi je trouve dans cet amour et dans ce deuil quelque chose qui m’intéresse et qui m’attendrit ; quoi de plus touchant en effet que le contraste de la puissance devant qui tout tremble, et de la faiblesse qui pleure une femme ?

La partie de la vallée de Kiat-Khana ou de Kiaghid-Khané, la plus voisine du port, m’a paru comme réservée aux Osmanlis, car je n’y ai jamais vu que des groupes de femmes turques, des tacticos et des effendis campés sous des tentes vertes. Au pied des aunes et des grands arbres qui ombragent les rives du Barbyzès, j’ai pu quelquefois observer des scènes de famille ; des femmes musulmanes attachaient aux branches d’un arbre leurs schals en guise de hamac, et dans ce berceau flottant elles balançaient leurs enfans encore à la mamelle ; de petits garçons de cinq ou six ans jouaient autour de leurs mères et revenaient souvent les embrasser ; leurs caresses enfantines me rappelaient ces paroles du prophète arabe : le baiser donné par l’enfant à sa mère, égale en douceur celui qu’on donnerait au seuil de la porte du ciel. Le long du Barbyzès, on trouve des échoppes et des cabanes où les amateurs peuvent avec deux ou trois paras fumer la pipe et prendre le café ; on voit de distance en distance des Musulmans accroupis sur des nattes étendues au bord de la rivière ; calmes et silencieux, ils savourent la fumée du chibouk, et la plus profonde insouciance est empreinte sur leur figure ; les Turcs semblent s’être fait une loi de ce conseil d’Horace : quid sit futurum cras fuge quœrere (ne cherche point à connaître ce qui arrivera demain).

Il règne plus de mouvement et de gaîté dans la partie orientale de la vallée ; c’est là surtout que les baladins, les chanteurs et les marchands de sucreries ont coutume de s’établir ; la dernière fois que j’y suis allé, les Grecs fêtaient je ne sais quel saint de leur calendrier, et un grand nombre de femmes de cette nation avaient choisi pour lieu de leur rendez-vous le vallon de Kiat-Khana ; on voyait partout des arabats avec des tendelets de toile blanche ; les buffles qui traînaient ces chars grossiers avaient la tête ornée de guirlandes et de fleurs ; de tous côtés, c’étaient des danses au son de la lyre ou du cistre, c’étaient des banquets égayés par les chansons grecques. Des paysans bulgares exécutaient leurs danses assez semblables à celles de nos montagnards de la Savoie, ou répétaient sur la cornemuse des airs de leur pays ; ils allaient ainsi de groupe en groupe, demandant un bakchich pour prix de leurs danses ou de leurs refrains.

Il est aux environs de la capitale d’autres lieux qui méritent d’être visités, c’est le pays de Belgrade et de Pyrgos couvert d’aqueducs, de bends et de forêts. M. le comte Andréossy a traité à fond tout ce qui regarde la conduite et la distribution des eaux à Constantinople ; vous trouverez dans son livre une description complète des aqueducs et des réservoirs de Baktché-Keui, de Pyrgos et de Belgrade, de l’aqueduc de Justinien et de tous les ouvrages hydrauliques à l’aide desquels on abreuve la capitale des Osmanlis.

Les voyageurs ont parlé d’un corps de fontainiers chargé de veiller à la conservation des aqueducs et des pyramides qui concourent à la conduite des eaux : cela n’empêche pas que tous ces ouvrages hydrauliques dépérissent chaque jour ; on laisse perdre beaucoup d’eau dans le trajet de Belgrade à Stamboul ; les Turcs font pour les aqueducs ce qu’ils font pour les forteresses ; ils se contentent de les blanchir, et pour le reste ils s’en rapportent à la providence. Je voudrais que le sultan Mahmoud portât ses idées de réforme sur un point d’où peut dépendre le salut de la capitale ; il serait à désirer, comme vous l’avez remarqué dans une de vos lettres, que l’ennemi ne pût faire mourir de soif les habitans de Constantinople en brisant un aqueduc. Les empereurs de Bysance, plus prudens que les empereurs de Stamboul, entretenaient au sein de la capitale de vastes citernes qui recevaient l’eau du ciel et d’autres eaux apportées par des conduits souterrains ; ces citernes étaient comme des bassins de réserve pour les temps de siège.

La capitale musulmane n’a de l’eau que pour vivre au jour le jour ; en cela, comme en toute chose, la caravane ottomane semblé n’aimer que ce qui est passager comme elle ; demain si les sources tarissent, si les eaux sont détournées de leurs cours, la caravane emportera ses tentes et s’en ira chercher d’autres torrens et d’autres sources. Il faut dire cependant que le gouvernement de Stamboul, ayant eu des velléités de prévoyance dans la dernière guerre avec les Russes, a songé à protéger les eaux de Belgrade en cas d’une attaque de l’armée ennemie ; on trouve sur les hauteurs qui dominent les bends des restes de quelques retranchement élevés par le capitan-pacha ; mais cette faible défense n’aurait point arrêté les Moscovites.

Le bend le plus remarquable est celui qui a été construit par le sultan Mahmoud. Je ne vous parlerai ici que de l’inscription turque gravée en lettres d’or sur un marbre qui décore la chaussée du bassin. Cette inscription, que couronne le toura ou le chiffre impérial, est fort longue et tout entière à la louange de Mahmoud, la gloire des sultans, mer immense de générosité, souverain de l’Océan des bienfaits. Mahmoud est placé beaucoup au-dessus d’Alexandre pour avoir fait construire un réservoir. « Ô Dieu ! s’écrie le poète, nous te demandons tous les jours la pluie, mais le bend élevé par le sultan suffirait à nos besoins, lors même qu’il ne pleuvrait pas pendant mille ans. » Malgré cette assurance donnée par le poète, on n’en est pas moins à Constantinople dans les plus vives alarmes lorsqu’on éprouve une grande sécheresse, et que les eaux des aqueducs commencent à diminuer. Aucune merveille, selon le poète, ne peut se comparer à l’œuvre de la magnificence impériale ; la pyramide qu’on aperçoit dans la vallée n’est pas seulement pour lui un pilier hydraulique, c’est la vallée qui porte à sa bouche le doigt de l’étonnement ; il est bon de noter ici que les Orientaux représentent la surprise comme les anciens représentaient le silence, c’est-à-dire avec le doigt sur la bouche. « Désormais, ajoute le poète, plus de trouble, plus de sédition, à moins d’une révolte de ces eaux contre leur digue ; sous le règne fortuné de Mahmoud, on n’appellera pas même rebelles les eaux du torrent, puisque l’auguste monarque a soumis leur cours à un bend impérial. On n’entend plus d’autre bruit que le chant du rossignol, depuis que l’empire du monde est heureusement soumis aux lois de cet empereur ; tant qu’à l’aube matinale l’éclatant soleil viendra sur les rives de ce bend, remplir jusqu’au bord sa coupe d’émeraude, ô dieu ! fais couler comme l’eau l’exécution de ses ordres, fais que tout ce qu’il désire soit accompli [1] ! »

Ceci est beau en poésie, mais je ne sais si le sultan Mahmoud peut croire, comme on le lui dit dans cette inscription, que tout est parfaitement soumis dans son empire ; depuis quelques années, le gouvernement est aux prises avec la révolte dans presque toutes les provinces, et Mahmoud aura bien plus à faire pour dompter les esprits rebelles que pour soumettre les flots d’un torrent. En parcourant les forêts de Belgrade au milieu desquelles brille cette inscription dorée, on s’étonne que l’aspect de ces eaux, de ces charmans paysages, n’ait inspiré au poète que des flatteries de courtisan ; pour moi, j’espère que le lierre ou la mousse viendront couvrir un jour ces louanges en lettres d’or, et qu’il ne restera plus rien dans ces campagnes qui puisse, distraire le voyageur du beau spectacle que la nature offre de toutes parts ; j’espère, pour me servir d’une expression du poète, qu’on n’entendra plus dans ce lieu que le chant du rossignol mêlé au bruit des vents et des eaux.

Belgrade n’est plus ce qu’il était à l’époque où les ambassadeurs chrétiens venaient y passer la belle saison. Presque toutes les habitations de ce village ne sont autre chose que des cabanes dont la pauvreté contraste avec la magnificence de la nature qui les entoure. Au temps de milady Montague, Belgrade n’était habité que par les plus riches chrétiens ; on y chantait, on y dansait chaque soir ; les femmes étaient élégamment vêtues, et milady Montague croyait voir en elles les anciennes nymphes telles que nous les représentent les peintres et les poètes. Maintenant tout a bien changé ; plus de femmes semblables à des nymphes, plus de chants, plus de danses le soir autour de la fontaine. Les riches chrétiens ont pris pour retraite Thérapia et Buyuk-Déré. Je n’ai rencontré à Belgrade que de pauvres familles grecques, et surtout des visages blêmes, car il y a là des eaux croupissantes d’où s’exhalent de continuelles infections, et la fièvre s’établit à Belgrade pendant six mois de l’année.

Le village-de Belgrade offre pour toute curiosité l’ancienne demeure de milady Montague ; cette maison, qui fut le temple de l’esprit et des grâces, a été changée en bergerie comme beaucoup de temples de l’antique Orient. J’ai relu en face de cette habitation ruinée les deux lettres que milady Montague a écrites du village de Belgrade ; dans une de ces lettres, adressée au célèbre Pope, elle décrit le lieu de sa retraite qu’elle compare aux Champs-Élysées et raconte comment elle a coutume de passer son temps ; sa semaine était ainsi employée : lundi, une partie de chasse ; mardi, lecture anglaise ; mercredi, étude de langue turque ; jeudi, c’étaient les auteurs classiques ; vendredi, jour des dépêches ; samedi, les ouvrages à l’aiguille ; dimanche, les visites et les concerts. En relisant à Belgrade les lettres de milady Montague, j’éprouvais le même plaisir que nous donnait la lecture de Musée et de Byron sur les rivages d’Abydos. Depuis plus d’un siècle que ces lettres ont été écrites, on a publié bien des livres sur l’Orient, et pourtant les récits et les peintures de milady Montague nous plaisent toujours ; c’est qu’il y a dans sa correspondance de l’esprit, de la finesse, de l’observation, une certaine connaissance du cœur humain ; je trouve dans ses lettres ce que j’aime surtout dans les vôtres, des traits ingénieux, des aperçus délicats, l’aimable abandon de la causerie, quelquefois des pensées élevées, mais jamais ce vain étalage d’érudition, cette science facile qu’on trouve dans les livres et qui n’a rien de commun avec l’esprit. Aussi la noble ambassadrice se moque-t-elle de temps en temps des graves érudits, de tous ceux qui viennent dans l’Orient pour remuer des pierres et pour entasser les longues dissertations. Elle écrivait cependant aux plus beaux génies de son siècle, et jamais ses correspondans ne se sont avisés de la trouver légère et superficielle.

Les forêts de Belgrade sont principalement composées de châtaigniers et de grands chênes, entourés de roses sauvages ; on y voit beaucoup d’arbres d’une extrême vieillesse, car ces forêts n’ont à craindre que les ravages du temps et de la foudre ; des firmans défendent, sous des peines sévères, qu’on touche aux bois de Belgrade destinés à appeler les nuages et l’eau du ciel. J’ai traversé le village de Pyrgos, construit au penchant d’un coteau, entouré de champs cultivés, de prairies et de jardins. À peine a-t-on quitté Pyrgos et ses rians paysages, qu’on passe tout à coup dans une campagne inculte et désolée ; on a vu le Barbyzès ombragé d’auneset de saules dans la vallée de Pyrgos, on trouve bientôt après le Cydaris qui coule solitaire dans un vallon stérile. Peu de temps auparavant vous entendiez dans les bois de Belgrade les chants harmonieux du rossignol ; ici vous n’entendez plus que les rauques accens de l’aigle ou du vautour ; non loin de là, vous retrouvez d’autres jardins et d’autres vallées fertiles ; la violette et l’anémone, mêlées aux plantes sauvages, viennent charmer vos yeux, et ce n’est pas sans plaisir que vous reconnaissez dans ces climats lointains la fleur bleue connue dans nos pays sous le nom de Pensez à moi.

Vous recevrez prochainement mes notes sur Péra et Scutari.

P…
  1. Nous reviendrons ailleurs sur cette inscriplion turque dont nous devons la traduction à M. Desgranges.