Correspondance d’Orient, 1830-1831/048

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Correspondance d’Orient, 1830-1831
Ducollet (p. 377-390).

LETTRE XLVIII.

PÉRA ET SCUTARI.

À M. M……
Péra, septembre 1830.

Dans une de vos lettres, vous avez montré Péra et le sérail sous leur physionomie politique ; vous avez parlé de cette domination nouvelle, de cet empire franc qui s’élève en face d’un vieil empire ébranlé. Je veux mettre ici en présence l’une de l’autre les deux collines de Péra et de Scutari, non point pour faire des rapprochemens politiques, mais pour considérer ces deux faubourgs sous leur aspect moral. Les hommes et les mœurs de Péra n’ont rien de commun avec les hommes et les mœurs de Scutari ; ces deux collines que sépare un bras de mer sont aussi étrangères l’une à l’autre que s’il existait entre elles un intervalle immense.

Étudions d’abord Péra ; les Grecs et les Arméniens de ce faubourg n’entreront point dans mon tableau. La population franque de Péra peut se diviser en trois classes : la première est celle des négocians, la seconde est ce qu’on peut appeler la nation diplomatique, la troisième ce sont les aventuriers. Beaucoup de gens en Europe ayant lu ou ayant entendu dire que les Turcs n’étaient guère propres qu’à posséder inutilement de grands royaumes, ont eu l’idée de venir se mettre en quelque sorte à leur place ; ils ont cherché à profiter des avantages que négligeaient les Ottomans, et l’activité européenne s’est établie à côté de l’indolence asiatique. Des hommes venus de tous les pays de l’Occident exploitent les différentes branches du commerce et de l’industrie ; chaque jour de nouveaux commerçans arrivent et ne doivent compte à personne de leurs projets ; on peut rester à Péra, on peut en sortir à volonté ; on est libre ici comme dans les Khans du désert. La longue rue de Péra est remplie d’orfèvres, de bijoutiers, de tailleurs, de pharmaciens, de cafés francs, etc., etc. Les plus forts négocians ont leurs demeures à Galata ; ils vivent là au milieu des souvenirs de cette république marchande qui dans les derniers temps de l’empire grec régnait sur Bysance et sur la Mer-Noire. Tous ces Francs, qui appartiennent à des nations différentes, n’ont entre eux ni lien, ni intérêt commun, ni aucune de ces affections et de ces sympathies qui font le charme des sociétés humaines ; leur grande affaire est d’arriver à la fortune ; chacun ne vit que pour soi et ne songe qu’à ce qui le touche ; les Francs de Péra ne s’occupent pas plus les uns des autres que des voyageurs qui passent et se rencontrent sur une-même route.

La nation diplomatique est une classe à part ; c’est la partie aristocratique de la cité des Francs ; aussi dédaigne-t-elle la classe des commerçans qui sont regardés comme les plébéiens de la colline. Les ridicules de tous les royaumes, le cérémonial et l’étiquette, de toutes les cours, tous les genres d’amour-propre, toutes les vanités et les prétentions de notre Europe, voilà en peu de mots ce qui a caractérisé en tout temps la haute société de Péra ; de plus, le noble faubourg a ses cancans, ses médisances, ses malignes histoires comme nos petites villes ; ajoutez à cela l’imitation grotesque des habitudes aristocratiques par les Grecs et les Arméniens qu’on admet dans la société des Francs, et qui se piquent d’avoir de bonnes manières. Nous n’avons pas vu cette société brillante, maintenant dispersée sur les rives du Bosphore et de la Propontide, mais il reste toujours à Péra assez d’âmes charitables qui ne négligent rien pour l’instruction des voyageurs. Ce qu’il y aurait de curieux, ce serait de suivre la colline de Péra dans ses rapports avec les habitans du sérail et le ministère ottoman. Dans un pays où personne ne peut s’approcher d’un grand personnage les mains vides, où tout le monde, le sultan lui-même, demande son bakchich, je vous laisse à penser si la corruption doit se trouver à l’aise ; aussi marche-t-elle le front levé ; le mensonge et l’argent, voilà le mobile des affaires. Vous pouvez juger par là de ce qu’il faut faire pour se mettre en crédit et pour s’avancer dans la carrière ; j’ai entendu citer des hommes d’honneur qu’on accuse de gâter le métier, parce qu’ils ont du désintéressement ; on leur reproche de n’arriver jamais à leur but, parce qu’ils ont conservé l’habitude de marcher droit, et qu’en outre ils embarrassent et trompent tout le monde à force de dire la vérité ; comment pourront-ils se tenir dans cette Babylone ? La place ne doit-elle pas à la fin rester à ceux qui n’apportent point dans les affaires des scrupules embarrassans, et qui ont eu soin de jeter bien loin derrière eux le bagage incommode d’une probité sévère et d’une conscience intraitable ? D’ailleurs nous avons ouï dire que les cabinets d’Europe paraissent ne pas trop désapprouver ce qui se fait à Péra, et le temps est venu peut-être où la corruption et le mensonge seront ici l’ultima ratio regum.

J’arrive à la classe des aventuriers qu’on pourrait subdiviser en plusieurs classes particulières. Les uns sont des proscrits de la politique, les autres ont quitté leur pays pour être dispensés de payer leurs dettes, d’autres ont traversé les mers pour courir les aventures ; ils vont de rivage en rivage, de royaume en royaume ; toutes les conditions, tous les moyens d’existence leur sont indifférens ; leur patrie est partout où ils trouvent un asile et du pain ; aujourd’hui à Péra, ils seront demain sur le chemin de Trébisonde, de Smyrne, d’Alep ou de Bagdad. Ces aventuriers ont des pièges pour tout le monde ; beaucoup d’entre eux ont fait de l’art du mensonge l’étude de toute leur vie, et par je ne sais quelle fascination ils s’emparent de vous comme ces animaux impurs qui ont le pouvoir d’attirer avec leur souffle les oiseaux du ciel. Je voudrais placer aussi dans la classe des aventuriers cette foule de médecins qui n’ont jamais étudié la médecine et qui vivent de l’ignorance des Turcs ; il part chaque matin de Péra une bande d’esculapes qui, portant leur pharmacie dans un mouchoir, s’en vont parcourir les différens quartiers de Stamboul ; ils sont ordinairement suivis d’un Juif ou d’un Grec qui leur sert d’interprète ; ces sortes d’aventuriers ne sont pas les moins dangereux, car ils en veulent non-seulement à votre bourse mais encore à votre vie, et je prie Dieu qu’il nous en défende.

On voit d’après ce tableau que tous les ridicules et tous les vices de l’Occident se trouvent à Péra ; c’est surtout sous ce rapport que notre pauvre Europe est ici parfaitement représentée. Ajoutons à cela que les malheureuses querelles politiques retentissent à Péra comme dans nos pays ; la guerre est à Péra quand la guerre est en Europe ; la colline franque a du dévouement pour toutes les mauvaises causes, de l’enthousiasme pour toutes les révolutions.

Il ne faut pas que j’oublie l’église de Péra desservie par des religieux latins. Depuis notre départ de France, nous n’avions point entendu la cloche ; le gouvernement turc a permis aux Francs d’en avoir une, et les religieux, usant largement du privilège, ne laissent point leur cloche en repos ; les moines latins se plaisent à faire retentir l’airain pieux aux oreilles des Turcs ; les bons pères mettent là leur joie et leur orgueil. L’église ne suffit point au nombre des fidèles, le dimanche et les jours de fêtes ; des Grecs et des Arméniens catholiques se confondent avec les Francs dans le sanctuaire, et le même autel réunit ainsi des hommes séparés entre eux par un caractère et des intérêts différens. On se moque beaucoup des moines en France, et quand nous sommes passés à Marseille, des clameurs s’élevaient contre quelques capucins qui se trouvaient dans cette ville. Les capucins sont mieux traités à Péra ; ils sont aimés et respectés comme ils le méritent, et les Francs n’ont point conservé à leur égard les préventions qu’on a contre eux dans nos pays. Il en est de certains préjugés comme d’un son ou d’un bruit, qui s’affaiblit ou s’évanouit par la distance.

Vous n’avez point oublié les deux derviches que nous avons rencontrés sur les rivages de l’Hellespont ; c’est en causant avec les deux cénobites de la vallée des Noisetiers, que nous avons commencé à connaître ce qu’était la vie religieuse en Turquie. Nous avons retrouvé à Péra d’autres derviches, les mèvlévi ou les derviches tourneurs ; nous avons quelquefois assisté ensemble au curieux spectacle qu’ils donnent tous les mardis et vendredis. L’oratoire qui les rassemble après le namaz de midi, est situé dans un cimetière qui leur appartient et se détache de leur téké ou monastère ; beaucoup de voyageurs ont décrit leurs danses religieuses au bruit des flûtes et des timbales. Les mèvlévi sont de tous les cénobites musulmans ceux que les Turcs estiment et révèrent le plus : les vrais croyans se recommandent à leurs prières ou s’affilient à leurs associations, et leur donnent en échange des aumônes ou leur lèguent des biens en mourant. Le fameux Halet-effendi était un affilié de cet ordre, et avait fondé une bibliothèque dans le téké des mèvlévi. Ce sont les mèvlévi qui firent pêcher dans le Bosphore la tête d’Halet-effendï ; vous avez vu dans leur cimetière le mausolée qui renferme la tête du visir. Ces derviches rendent souvent les derniers devoirs aux victimes du despotisme, particulièrement aux hommes qui ont tenu à leur communauté par les liens de l’affiliation. Le supérieur du téké est comme l’iman de la paroisse musulmane de Péra. Les mèvlévi sont bons et charitables, et tout le monde ici les aime ; ils ont gardé fidèlement les préceptes de Djélalédin, leur fondateur, qui disait : Le derviche que je cherche est celui qui, entendant les soupirs du pauvre, s’arrête et lui demande : Que désires-tu ? me voila. On remarque dans le cimetière des derviches-tourneurs ie tombeau du comte de Bonneval, appelé dans son épitaphe, Achmed-Pacha, chef des bombardiers. Jean-Baptiste Rousseau avait adressé une ode au comte de Bonneval, lorsque celui-ci était lieutenant-général des armées d’Allemagne. Je me suis donné le plaisir de relire cette pièce de vers près de la tombe musulmane du comte de Bonneval. Quand Rousseau écrivit cette ode, il ne se doutait point qu’elle serait récitée un jour dans un cimetière de derviches, en présence du mausolée de son héros surmonté d’un turban. L’avant-dernière strophe, un peu contraire à la foi du Coran, m’a paru surtout piquante dans cette circonstance. Après avoir peint l’ivresse des vendangeurs en automne, Rousseau poursuit ainsi, en s’adressant au général qui fut depuis Achmed-pacha :


Tandis que toute la campagne
Retentit de leur doux transport,

Allons travailler à l’accord
Du tokaye avec le champagne
Et, près de tes lares assis,
Des vins de rive et de montagne
Juger le procès indécis.


J’aurais voulu vous décrire ces rues de Péra et de Galata, espèce de sentiers tortueux qui traversent de rudes collines ; ce sont, pour la plupart, des avenues étroites et raboteuses, labyrinthe dangereux au milieu duquel il ne faut point que la nuit vous surprenne ; mais tout cela vous est connu, et je vous ai assez entretenu de choses que vous savez mieux que moi. J’ajouterai seulement que, dans les crises violentes, Péra n’est point à l’abri du fanatisme ottoman. Quand les Turcs ont eu à se plaindre de l’Europe, il leur est plus d’une fois arrivé d’incendier Péra pour exprimer leur mécontentement ; c’est ainsi, qu’en 1801, les Musulmans de Stamboul se vengèrent des conquêtes de l’armée française en Égypte. Qui sait si, dans un avenir prochain, toutes ces réformes, que conseille l’Europe et que réprouve l’opinion musulmane, n’amèneront point quelque désastre sur la colline des Francs ? Qui sait si les voyageurs à venir trouveront encore Péra tel que nous le voyons, tel que nous venons de le montrer, et si la misère et le désert n’auront point alors pris la place de la cité qu’animent maintenant le commerce et la diplomatie.

Si nous voulons un lieu où rien ne change, où rien ne s’agite, où toutes les intrigues et les passions soient mortes, allons à Scutari. On vient à Péra pour tenter le sort, on va à Scutari quand on a dit adieu à la fortune. Péra est le séjour des ambitions et des espérances ; Scutari est le pays des morts ou de ceux qui ne demandent qu’à mourir. On peut distinguer à Scutari deux cités : l’une est celle des vivans, l’autre est celle qui a pour maisons et pour palais des tombes et des mausolées ; celle-ci est plus vaste, plus magnifique que la première ; vous l’avez décrite en parlant des cimetières.

On retrouve, à Scutari, les quatre nations qui habitent Constantinople : ce sont d’abord les Turcs, puis les Grecs, les Arméniens et les Juifs. La ville n’a point de monumens qui appellent l’attention des voyageurs. Quand vous avez vu la caserne qui est un vaste édifice, la mosquée de Sélim III, quelques fabriques de mouchoirs assez renommées, le kiosque impérial de Bourgourlou, il ne vous reste plus qu’a vous ressouvenir que là s’élevait jadis l’ancien Crysopolis. En parcourant ces routes bordées de sépulcres qui traversent les cimetières de Scutari, il vous semblait voir les chemins de nos forêts royales ; en parcourant certaines rues de Scutari, larges, droites et bien pavées, je me suis cru dans les rues de Versailles : j’ajouterai que la solitude de Scutari a quelque chose de solennel qui rappelle la solitude de cette ancienne demeure de nos rois. Le grand chemin d’Asie passe au milieu des cimetières ; il est toujours couvert de caravanes marchandes qui arrivent de la Perse, de l’Arabie, de l’Inde, de l’Égypte, de la Syrie et de l’Asie-Mineure. Ce continuel passage des caravanes au milieu de ce vaste amas de tombes immobiles, représente assez bien l’éternel mouvement à côté de l’éternel repos. Les Musulmans de Scutari se livrent peu au commerce ; ils voient passer devant eux les productions et les trésors de tout l’Orient, sans qu’il leur prenne envie d’en profiter ; la plupart d’entre eux ne sont là que pour être plus près de leur cimetière favori. Les Grecs, les Juifs et les Arméniens qui ne sont point venus à Scutari pour attendre un tombeau, ne négligent pas leurs intérêts de commerce, et tirent un grand avantage de l’arrivée des caravanes.

Les derviches hurleurs étaient autrefois une des curiosités de Scutari, et les voyageurs ne manquaient pas de les visiter ; quel spectacle que celui d’une troupe de cénobites hurlant le nom d’Allah jusqu’à perdre haleine, épuisant leurs forces dans des jeux sanglans qui faisaient de chaque derviche un véritable gladiateur ! Comment caractériser une piété qui avait toutes les fureurs de l’exaltation, qui ne se montrait que par des actes violens, et par je ne sais quelle démence cruelle ? Nous avons demandé à voir ces ardens disciples de Bektach, mais on nous a dit qu’ils avaient été supprimés dans ces derniers temps ; un Musulman m’a montré les débris de quelques-uns de leurs tékés, et voici les détails que j’ai pu recueillir sur la suppression de cet ordre. Il n’est point de crimes dont on n’ait chargé la mémoire des Bektachis. Ils n’observaient point le jeune de Ramazam, ils buvaient même du vin-dans ces jours d’abstinence. La débauche remplaçait dans leurs tékés les prières de la religion, et pendant les nuits de moharrem appelées nuits de deuil, ils chantaient des poésies à la louange du vin. On put se convaincre qu’ils professaient des doctrines hérétiques par la lecture d’un petit livre qu’on trouva dans la poche d’un de ces derviches. On en vint jusqu’à reprocher aux Bektachis d’enlever les jeunes garçons et les jeunes filles. Après les délits d’impiété et d’immoralité venaient les délits politiques. Les Bektachis s’étaient, disait-on, réunis aux janissaires ; beaucoup d’entre eux avaient été vus, le 16 juin, dans les rangs de la milice rebelle sur la place de l’Et-Méidan, et quelques-uns avaient parcouru Stamboul pour enflammer le fanatisme de la multitude. La ruine des Bektachis devait donc suivre la ruine de l’Odjac ; tous les bons Musulmans étaient censés réclamer cette mesure. Un firman de Mahmoud annonça aux vrais croyans qu’après avoir purgé l’empire de la présence des janissaires, il fallait songer à mériter de nouvelles grâces de la Providence, en prenant les moyens convenables pour épurer la foi des Musulmans et rendre à la religion tout son éclat ; cela voulait dire qu’il fallait se débarrasser des derviches Bektachis. Le firman condamnait à la peine capitale les trois chefs de l’ordre, Candji-baba, Ahmed et Saleh ; les deux premiers étaient habitans de Scutari. Une assemblée tenue dans la mosquée du sérail décréta l’exil d’un grand nombre de Bektachis et la destruction de la plupart de leurs tékés ; ceux qui obtinrent de rester à Constantinople eurent défense de se montrer sous le costume de derviches.

En démolissant des tékés à Stamboul, on ne fut pas fâché d’y trouver des vases remplis de vin ; on découvrit, dit-on, dans la maison du chef Candji-Baba à Scutari des pots de vin bouchés avec des feuillets du Coran. Du reste nous devons nous défier de tout ce qui a été répété contre les derviches exilés ; quand on veut justifier des mesures violentes, on n’épargne point les exagérations. Lorsque chez nous on a frappé les chevaliers du Temple et les disciples de Loyola, n’en a-t-on pas dit plus qu’on n’en savait ? Toutefois la suppression des Bektachis n’a pas produit en Turquie autant d’effet qu’en a produit en France la suppression des jésuites ; personne n’a songé à souffler sur la cendre des derviches pour la ranimer, personne n’a pensé à relever les tékés abattus ni à solliciter le rappel des proscrits. Si les malheureux ont tort dans tous les pays, ils ont surtout grand tort en Turquie, et le vœ victis (malheur aux vaincus !) devrait figurer au nombre des versets du Coran.

P…