Correspondance d’Orient, 1830-1831/050

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Correspondance d’Orient, 1830-1831
Ducollet (p. 1-16).

LETTRE LI.

VISITES.

Péra, octobre 1830.

J’étudie de mon mieux les mœurs de ce peuple, si différent du nôtre, et les physionomies originales des Osmanlis ; je passe une grande partie de mes journées à parcourir la ville, à faire des visites ; j’en apprends plus dans une promenade, dans une conversation, que dans beaucoup de gros livres. Je vous montrerai quelques-unes des figures que je vois tous les jours, je veux les faire passer devant vous, afin que vous ayez une idée du peuple de Stamboul, qui a quelquefois envie de devenir un peuple civilisé. Vous verrez que les Turcs tiennent encore à la barbarie pour beaucoup de choses mais cette barbarie n’a rien de sauvage et de grossier ; souvent même elle a plus de finesse et de bon sens que notre civilisation avancée.

J’ai fait hier une visite a un kodja, professeur turc, qui demeure dans le quartier de la Soliman-eh. Ibrahim-Effendi (c’est son nom), est un homme d’une cinquantaine d'années ; il montre dans sa physionomie une douceur pleine de dignité ; le front élevé, le nez aquilin, un teint pâle, m’ont rappelé les Turcs que j’avais vus dans l’Anatolie. Il passe pour avoir plus de philosophie que la plupart des ulémas, ce qui ne l’empêche pas d’être très-attaché à la religion du Prophète, et même à beaucoup de préjugés de sa nation. J’en ai été fort bien accueilli, car il aime les Français. Un fils, qu’il m’a présenté, et qui paraît avoir dix à douze ans, nous a servi le café et la pipe. Cet usage d’être servi par les enfans de la maison est assez commun dans les familles turques. En me présentant son fils, le kodja m’a dit qu’il avait le projet de l’envoyer à Paris pour faire ses études. « C’est là, ajoutait-il, qu’on peut acquérir de véritables lumières. » Mais il hésitait encore dans l’exécution de son dessein ; d’abord parce que la mère de l’enfant ne pouvait se résoudre à s’en séparer ; ensuite parce qu’il avait quelque scrupule de faire élever son fils chez les chrétiens. Je n’avais rien à dire sur les craintes d’une mère ; quant au second motif de son hésitation, je lui ai dit qu’il y avait à Paris un collège ou une école pour les jeunes musulmans, où ils sont élevés dans leur religion. Je n’ai pu le rassurer complètement. Une autre chose l’inquiétait pour son fils, c’est ce qu’on lui avait dit de notre jeunesse impatiente du présent et dédaigneuse du passé. « La vérité, lui dis-je alors, c’est que nous avons en France une jeunesse qui ne veut plus l’être ; et nous pouvons nous appliquer ce mot d’un ancien : L’année a perdu chez nous son printemps. On a cru que les lumières trouvées dans les livres étaient une dispense d’âge pour la raison, et qu’avec les doctrines nouvelles, on pouvait, sans passer par les épreuves de la vie, arriver tout à coup aux jours de l’expérience et de la maturité. Ce sont là les illusions naturelles d’une nation et d’un siècle éclairé mais vous n’aurez rien à craindre de tout cela pour votre jeunesse et pour votre pays ». Ma réponse n’a pu dissiper toutes ses craintes. L’idée d’une jeunesse dédaigneuse du passé jetait quelque trouble dans son esprit ; il croyait voir dans ce dédain de nos jeunes gens une disposition à mépriser les leçons du pouvoir paternel. Pour se faire une idée des inquiétudes du bon kodja, il faut savoir jusqu’à quel point les Turcs portent le respect pour ceux dont ils ont reçu le jour. Le souverain absolu de la Turquie n’est pas plus respecté dans son empire que le père de famille ne l’est dans sa maison. L’inquiétude paternelle du professeur turc s’accroissait encore par le souvenir d’un vieux père qu’il avait perdu récemment. Il m’a parlé, les larmes aux yeux, de cette perte douloureuse. « Ah ! que n’est-il encore dans ce monde, s’est-il écrié ; il serait la lumière de ma vie, le flambeau de mes actions ; il serait pour moi comme la fontaine d’où découlent les grâces et les bien faits. S’il était pauvre, il mangerait mon pain, et ma demeure serait la sienne s’il était infirme et malade, je le servirais comme son esclave. » Il prononçait ces paroles touchantes du ton le plus pénétré, il regardait en même temps son fils, auquel il voulait inspirer ses propres sentimens.

J’ai demandé au kodja ce qu’on enseignait dans les écoles turques : « D’abord le Coran, et cette partie de l’éducation est très-soignée ; car le Coran est chez nous la religion, la loi, et même la société tout entière. — Qu’enseigne-t-on après le Coran ? — Un peu de logique, de physique et même de l’astrologie. Il y a une ignorance, a-t-il ajouté, qui s’apprend comme la science elle-même, et cette, ignorance apprise est quelquefois plus encouragée que les lumières véritables : — Les langues d’Orient n’entrent-elles pas pour beaucoup dans le système de votre éducation ? — Il n’y a point de softa qui ne consacre plusieurs années de sa jeunesse à l’étude de l’arabe et du persan. — C’est fort bien, lui répondis-je, mais l’arabe est la langue des patriarches des pasteurs et des poètes, et non celle de la législation et de la politique. Les langues orientales, formées dans les temps primitifs du monde, ne sauraient exprimer les progrès d’une civilisation que l’Orient n’a jamais connue. Elles portent d’ailleurs toutes vos pensées vers l’Asie, et vous avouez vous-même que vous avez besoin de chercher ailleurs des lumières et des modèles. » Le professeur turc m’écoutait d’un air distrait et rêveur. En détournant ses pensées de la terre classique de l’islamisme, il croyait abjurer sa religion et sa patrie. Sa raison adoptait les réformes empruntées à l’Europe mais il avait quelque peine à les arranger avec les doctrines venues de la Mecque, et surtout avec la mémoire de son père enseveli à Scutari. Il lui semblait que ce père, si chéri et si regretté, souffrait dans sa tombe, et qu’il se plaignait de son fils aux deux anges du sépulcre. Il se rappelait en même temps l’exemple de plusieurs Musulmans élevés en France, en Italie, en Angleterre ; presque tous avaient été proscrits à leur retour et leur vie avait été remplie de grandes calamités.

« Je vois bien, lui dis-je, que vous n’enverrez pas votre fils à Paris. — Je ne renonce pas à mon dessein ; mais j’y réfléchirai ; et ce que le destin aura décidé pour mon fils s’accomplira. — Je devine quel sera l’arrêt du destin et quelles seront vos réflexions. Vous penserez que votre fils pourra revenir chez vous avec quelques lumières de plus mais aussi avec quelques croyances de moins. Cette considération suffit bien sans doute pour vous faire hésiter, et vous resterez entre la Mecque et Paris sans prendre une détermination. » L’honnête kodja ne m’a pas répondu, et la conversation est demeurée là.

Le Turc que vous venez d’entendre parler, passe pour un des amis de la réforme. Il est au nombre de ceux qui applaudissent le plus à la révolution du sultan Mahmoud, Voila les Turcs tels qu’ils sont aujourd’hui, placés sans cesse entre les idées de l’Europe et les souvenirs de l’Asie, entre l’espérance d’acquérir nos lumières et le danger de perdre leurs habitudes. Je vous parle ici des préjugés des honnêtes gens ; mais si je vous parlais de ceux du peuple ce serait bien autre chose. La crainte de se mettre en butte aux opinions populaires retient les plus éclairés. Le gouvernement lui-même ne se croit pas assez fort pour braver les répugnances nationales. Il y a quelques mois que le sultan voulait envoyer à Paris un certain nombre de jeunes Turcs. On avait demandé une frégate à l’ambassadeur de France ; la frégate avait été accordée ; tout était prêt mais on a hésité on a réfléchi, on a craint, et personne n’est parti. Tel est encore l’empire de la superstition et de l’ignorance. Nous voyons tous les jours dans le monde physique les ténèbres de la nuit se retirer, à l’heure marquée, devant la lumière du soleil. Il n’en est pas de même dans les sociétés humaines, où il n’y a point, d’heure marquée pour l’arrivée du jour, où la nuit des préjugés replie lentement ses voiles, et ne se dissipe qu’a force d’épreuves, de secousses et de malheurs.

Que résultera-t-il de ces contradictions, de ces incertitudes qu’on remarque dans les sentimens et le caractère d’un peuple qui veut tout à la fois être nouveau et ancien ? On pourrait croire quelquefois que les Turcs s’éloignent de la barbarie ; mais s’approchent-ils de la civilisation ? le temps nous l’apprendra. Je me rappelle avoir vu dans le Paradis perdu de Milton un tableau des premiers momens de la création, qui ressemble assez à l’état actuel des Ottomans. Le poète nous montre les êtres sortant par degré du néant, la terre s’essayant à produire des plantes inconnues, des animaux à moitié formés. C’est ainsi qu’on trouve partout chez les Turcs les images imparfaites d’une création commencée. Un monde nouveau semble apparaître mais le chaos est encore là, toujours prêt à ressaisir son empire. Voilà bien des comparaisons, mon cher ami, pour vous dire la même chose ; mais n’oubliez pas que je suis sur la terre classique du style figuré, et que j’habite un pays où la raison elle-même ne va jamais droit ni à un fait, ni à un principe, ni à une idée.

En quittant le professeur turc, j’ai dirigé mes pas vers le Fanar : je voulais voir le patriarche grec. J’ai traversé un quartier triste et solitaire, autrefois très-brillant et très-peuplé. Je suis entré dans un assez beau palais, dont les avenues sont désertes. Des papas qui occupaient l’antichambre et qui font l’office de serviteurs, m’ont introduit dans l’appartement du patriarche. Je me suis trouvé au milieu de dix ou douze évêques grecs assemblés en synode. Sa sainteté (c’est de titre qu’on lui donne) m’a fait asseoir à côté d’elle, sur un sofa. Le patriarche est un homme d’esprit ; il a beaucoup voyagé, et sa mémoire s’est enrichie de tout ce qu’il a vu. Il a publié un ouvrage historique et géographique sur le mont Sinaï. On a de lui une assez bonne carte de l’île de Chypre[1] : il vient de donner une description, en grec moderne, de la ville et des antiquités de Constantinople. Avant d’entrer en conversation, il m’a fallu, comme chez les Turcs, prendre le café et fumer le chibouk. Le prélat grec s’exprime en français avec beaucoup de facilité. Il m’a d’abord demandé des nouvelles de M. de Chateaubriant, qu’il a connu à Alexandrie lorsque notre illustre voyageur revenait de Jérusalem. Sa sainteté a cru devoir me parler et se féliciter avec moi de la conquête d’Alger. C’est aujourd’hui l’événement qui fait le plus d’honneur à la France dans toutes les contrées d’Orient. Depuis l’expédition des Français en Égypte, rien n’a remue plus vivement l’esprit des Grecs, des Arabes, et des Turcs. L’entretien est tombé ensuite sur la révolution de Paris, qui a détrôné Charles X. Le patriarche ne concevait pas trop la chute d’une monarchie après une aussi grande victoire ; il s’étonnait qu’un prince qui avait fait trembler l’Afrique pour un coup d’éventail, n’eût pas réussi à venger dans sa capitale d’autres injures et qu’une ancienne monarchie eût succombé en quelques heures comme un homme qui meurt dans un duel.

Depuis quelque temps, il nous arrive chaque jour par la poste deux ou trois révolutions. Tantôt c’est en Belgique, tantôt c’est en Pologne, tantôt en Allemagne et en Italie. On croirait que le monde marche violemment à sa fin. Toutes ces révolutions excitent ici une grande curiosité. Le patriarche m’a fait là-dessus beaucoup de questions, qui exprimaient plus que de l’étonnement. « Il y a quelques jours, me disait sa sainteté, que nous admirions l’Europe telle qu’elle était, et voilà qu’on veut en faire une nouvelle. Les sceptres de vos rois, dont nous attendions nos destinées, sont devenus des jouets d’enfans, et votre civilisation, que nous prenions pour modèle, nous offre plus que l’aspect d’un tremblement de terre. » Au milieu du désordre général, le prélat déplorait surtout le sort de la France et celui désunis de saint Louis. Ce qui confondait toutes ses idées, c’est que Charles X fut tombé du trône comme un ennemi de la liberté, lui que la Grèce appelait son libérateur, et qui venait de renverser la tyrannie des pirates africains. Le patriarche ne savait que ce qui s’est passé en Orient ; il ne comprenait point nos querelles sur les élections et sur la liberté de la presse ; il ne savait rien ni sur le centre gauche, ni sur le centre droit, ni sur la congrégation, ni sur le comité directeur, ni sur le ministère du 8 août, ni sur les deux cent vingt-un. J’ai tourné et retourne la révolution nouvelle dans tous les sens, afin de lui en faire au moins comprendre quelque chose mais tout ce que j’ai voulu éclaircir est resté pour lui une énigme. C’est comme si je lui avais parlé de l’origine des vents, et de la lumière du mont Thabor.

Au reste, ne pas comprendre, c’est quelquefois juger. La France, du mois de juillet n’est pas jugée autrement chez les étrangers, dans l’éloignement, on ne voit que les grandes choses, et c’est pour les petites, bien souvent, qu’on ébranle les sociétés. Il n’est pas très sûr, d’ailleurs, que ceux qui ont fait votre dernière révolution aient compris eux-mêmes tout ce qu’ils faisaient. Comment voulez-vous qu’on le comprenne au-dehors ? Ce qu’il y a de certain, c’est qu’on ne se doute pas ici de ce qui a mis tout-à-coup l’Europe en mouvement ; et les partis qu’on voit de loin s’agiter, sans qu’on sache trop pourquoi, nous paraissent, passez-moi cette comparaison familière, comme des gens qui danseraient sans les violons.

Je n’ai point osé demander au patriarche des nouvelles de la Grèce ; je sais qu’il se trouve, à cet égard, dans une situation très-embarrassante. Le gouvernement et les fidèles de la Morée ne reconnaissent point son autorité et ne correspondent point avec lui, même pour les affaires spirituelles. De son côté, il s’applaudit de n’avoir point de rapports avec un pays qui doit être, plus que jamais, odieux à la Porte. Sa suprématie reconnue parmi des peuples qui ont secoué le joug des Turcs, entraînerait pour lui une responsabilité pleine de périls. La fin tragique d’un de ses derniers prédécesseurs doit être toujours présente à son esprit. Dans son entretien, il ne m’a pas laissé ignorer qu’il est surveillé de près par les disciples du prophète. Chez nous, on met le plus grand prix à publier ses opinions, ici à les cacher.

L’objet principal de ma visite était d’obtenir, du patriarche quelques éclaircissemens sur l’ancienne Constantinople. Je l’ai mis sur ce chapitre, et après avoir parlé des ruines qu’entassent de tous côtés les révolutions présentes, nous avons parlé de celles qu’ont faites les révolutions d’autrefois. J’avais été introduit auprès de lui par un libraire, qui m’avait recommandé, par-dessus toute chose, de ne point parler à sa très-haute Sainteté du livre qu’elle vient de publier sur Bysance. Le libraire pensait, avec raison peut-être, qu’il pouvait y avoir quelque danger pour le patriarche, a se déclarer comme auteur d’un gros livre sur la ville de Stamboul ; car les Turcs n’aiment pas qu’on parle de ce qu’il y a de curieux dans leur pays, et cacheraient volontiers aux étrangers tout ce que leurs cités renferment d’anciennes ruines ; j’ai donc suivi fidèlement l’avis de mon introducteur, mais je n’ai pas tardé a m’apercevoir que ma réserve était au moins fort inutile. J’ai questionné le savant prélat sur l’emplacement des palais de Blaquernes et de Bucoleon, et sur les murailles et les tours de l’ancienne Bysance ; il a répondu à mes questions, et comme je lui opposais quelques doutes, que je lui citais d’autres témoignages que le sien ; il m’a répété plusieurs, fois qu’il avait fait un livre sur Constantinople, et qu’il connaissait mieux que personne la ville impériale. J’ai reconnu, à ces mots, que le prélat ne se souciait guère de garder l’incognito et de rester caché sous le voile de l’anonyme ; je l’ai complimenté, quoique un peu tard, sur son livre, que j’avais acheté la veille ; j’étais bien aise de trouver la vanité d’auteur dans ce quartier du Fanar, qui avait été autrefois le quartier de toutes les vanités. Je dois, au reste vous dire que j’ai peu profité de l’ouvrage du patriarche quoique ce livre soit digne d’éloges, il n’apprend que peu de choses à ceux qui ont lu les savantes recherches de Pierre Giles, de Ducanges et de Cantemir, ainsi que les relations de Pierre Grelot, de M. Lechevalier, et surtout du voyageur anglais Delaway ; j’ai pris congé du patriarche. Comme j’avais le projet de visiter la bibliothèque des Grecs à Jérusalem, j’ai demandé à sa Sainteté une lettre pour l’évêque métropolitain de la ville sainte ; il m’a promis de me renvoyer, et m’a accompagné jusqu’à la porte, en me recommandant d’aller voir, dans mes courses, son ancien diocèse du mont Sinaï. Après ma visite au patriarche, je suis entré, avec mon guide, chez quelques habitants notables du Fanar : ils sont, en général, plus affables et plus polis que les Grecs qui habitent les autres quartiers de la capitale ; j’ai retrouvé, surtout dans la princesse Mo… à laquelle j’ai été présenté, cet esprit d’aménité, cette grâce dans les manières, qui distinguaient autrefois les premières familles grecques de Constantinople. Elle a éprouvé, dans ces derniers temps, toutes sortes de malheurs, et les a supportés avec un courage héroïque ; son mari est exilé depuis dix ans ; elle a perdu la plus grande partie de sa fortune. À force de prudence et de fermeté, elle a survécu au règne de la persécution, et s’est fait respecter des Turcs. Ses enfants ont reçu sous ses yeux et par ses soins, l’éducation la plus parfaite ; je la comparerais volontiers, si je ne craignais d’être accusé de faire de la poésie, à la mère des Alcyons, qui élève sa famille en présence de la tempête. Il y a quelques mois que le plus jeune de ses fils à peine âgé de douze ans, partit pour Vienne en Autriche, tout seul et sans rien dire à personne. Il arriva chez M. le prince de Mëtternich, qui fut très-surpris de voir voyager ainsi un jeune enfant, il l’accueillit avec une grande bonté. « Si vous désirez quelque chose, lui dit-il, vous n’avez qu’à me le demander. Que peut demander, répondit le jeune voyageur, un fils dont le père est exilé ? » À ces mots M. de Metternich l’embrassa et lui promit de solliciter le rappel de son père auprès de la Porte. La princesse Mo… racontait cet exemple de piété, filiale avec l’orgueil naïf d’une mère. Cette femme intéressante a pu regretter quelquefois l’ancienne splendeur de sa famille, mais n’y a-t-il pas plus de gloire à nous offrir, le modèle des vertus domestiques, qu’à être saluée princesse des Moldaves ou des Valaques ?

En parcourant les rues du Fanar, j’ai trouve sur tous les visages un air de tristesse, une préoccupation inquiète. Les grandes familles sont dispersées, les phis belles maisons restent sans habitants. Naguère la jalousie et l’ambition troublaient sans cesse la population choisie du Fanar : maintenant il n’y reste que le deuil, la misère et la crainte ; j’ai demandé ce qu’étaient devenues ces riches bibliothèques qu’avaient rassemblées quelques amateurs distingues, et ces réunions savantes où l’on se plaisait à parler la langue d’Homère et de Platon. Pour toute réponse, on m’a montré deux presses mal entretenues, où, s’impriment des circulaires et une école pour les petits enfans. Tout ce que j’ai vu dans ce quartier si fameux, qui offrit longtemps aux étrangers une image de l’ancienne Bysance, m’a laissé de bien tristes pensées. De toutes les grandeurs du Fanar, il ne reste véritablement que le patriarche grec ; encore le successeur de Photius m’a-t-il apparu comme ces débris des vieux monumens qu’on vient visiter à Constantinople, comme cette colonne brulée, que j’avais vue la veille, entourée de minables échoppes et parmi les décombres d’un incendie.

Voilà, mon cher ami, bien des visites dans un jour ; je n’en fais pas autant à Paris dans une semaine. Tant de choses me passent sous les yeux que je n’ai guère le temps de les juger, encore moins de mettre de l’ordre dans mon récit. Il faudra vous contenter de mes impressions et de mes surprises exprimées à la hâte ; j’ai visité beaucoup d’autres personnages que je vous ferai connaître. Vous me dites, dans vos lettres, que vous m’avez suivi sur la carte, et que vous êtes comme un de mes compagnons de voyage ; il faut donc que vous m’accompagniez partout où il me plaira d’aller, et que je vous présente à toutes mes connaissances de ce pays-ci.

Dans une autre lettre je vous conduirai chez un colonel de la garde impériale, et chez un des premiers magistrats de l’empire, le mollah d’Eyoub.

  1. Le bureau topographique du ministère de la guerre vient de recevoir une copie de cette carte.