Correspondance de George Sand/01

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Correspondance de George Sand
Revue des Deux Mondes3e période, tome 43 (p. 81-115).
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CORRESPONDANCE
DE
GEORGE SAND

I.
1815-1830.

Pressé par quelques amis de ma mère de rassembler ses lettres et de les livrer à la publicité, j’ai d’abord, hésité, je l’avoue. Ce travail était par trop pénible pour moi au lendemain de sa mort. Cette séparation a été tellement imprévue, tellement brutale qu’il m’a fallu quatre ans pour me remettre de ce coup terrible.

George Sand n’était pas seulement ma mère, elle était encore ma meilleure amie. Je la chérissais en fils dévoué, je l’adorais comme la meilleure des femmes, et je l’admirais comme l’un des plus grands génies de notre siècle. .

Je dois à sa mémoire de la faire connaître telle qu’elle était et j’ai cru de mon devoir de ne rien changer aux lettres qui vont être publiées. Les jeunes générations qui n’ont pas connu George Sand pourront la juger d’après elle-même et ne s’en rapporteront plus à de fausses appréciations de ses contemporains, qui l’ont parfois présentée au point de vue légendaire et fantaisiste, ou même calomnieux.

Si, parmi ces contemporains qui vivent encore, j’ai rencontré chez quelques-uns des oppositions et des refus de me faire part de leurs lettres, je dois, en revanche, remercier le plus grand nombre de nos amis communs qui m’ont prouvé leur confiance en me livrant toute leur correspondance. C’est à eux que je dédie mon travail de bibliophile et c’est encore à leur amitié que je fais appel afin d’être aidé et soutenu dans cette tâche.

MAURICE SAND.

Paris-Passy, 15 décembre 1880.


A Madame Maurice Dupin, Paris.


Nohant, 24 février 1815.

Oh ! oui, chère maman, je t’embrasse, je t’attends, je te désire et je meurs d’impatience de te voir ici. Mon Dieu ! comme tu es inquiète de moi ! Rassure-toi, chère petite maman. Je me porte à merveille. Je profite du beau temps. Je me promène, je cours, je vas, je viens, je m’amuse. Je mange bien, je dors mieux encore et pense à toi plus encore.

Adieu, chère maman, ne sois donc point inquiète. Je t’embrasse de tout mon cœur.

AURORE.


A Madame Dupin, Paris.


(17 mars 1824)[1].

Je suis enchantée d’apprendre que vous vous portiez mieux, chère petite maman, et j’espère bien qu’à l’heure où j’écris, vous êtes tout à fait guérie, du moins je le désire de tout mon cœur et si je le pouvais, je vous rendrais vos quinze ans, chose qui vous ferait grand plaisir ainsi qu’à bien d’autres.

Vous avez pris bien de l’embarras de sevrer un gros garçon comme Oscar, et vous avez rendu à Caroline un vrai service de mère. Le mien n’a plus besoin de nourrice, il est sevré. C’est peut-être un peu tôt ; mais il préfère la soupe, l’eau et le vin à tout et en ne cherchant pas à téter, mon lait a diminué, sans que ni lui ni moi ne nous en appercevions. Il est superbe de graisse et de fraîcheur, il a des couleurs très vives, l’air très décidé et le caractère idem. Il n’a toujours que six dents, mais il s’en sert bien pour manger du pain, des œufs, de la galette, de la viande, enfin tout ce qu’il peut attraper. Il mord comme un petit chien les mains qui l’ennuient en voulant le coefler, etc. il pose très bien ses pieds pour marcher, mais il est encore trop jeune pour courir après Oscar ; dans un an ou deux, ils se battront pour leurs joujoux.

J’espère, ma chère maman, que le désir que vous me témoignez de nous revoir, et que nous partageons bien, sera bientôt rempli. Nous espérons faire une petite fugue vers Pâques pour présenter M. Maurice à son grand-papa, qui ne le connaît pas encore et qui désire bien de le voir, comme vous pensez. Je veux lui faire une surprise. Je ne lui parlerai de rien dans mes lettres et je lui enverrai Maurice sans dire qui il est. Nous, nous serons derrière la porte pour jouir de son erreur. Mais j’ai tort de vous dire cela, car je veux vous en faire autant. Ainsi n’attendez pas que je vous prévienne de mon arrivée.

Adieu, ma chère maman, donnez-moi encore de vos nouvelles. Je vous embrasse de tout mon cœur, Casimir en fait autant ; pour Maurice, quand on veut l’embrasser, il tourne la tête et présente son derrière ? j’espère que vous le corrigerez de cette mauvaise habitude.


A Madame Dupin, Paris,


Nohant, 29 juin 1825.

Vous devez me trouver bien paresseuse, ma chère petite maman, et je le suis en effet. Je mène une vie si active que je ne me sens le courage de rien le soir en rentrant et que je m’endors aussitôt que je reste un instant en place. Ce sont là de bien mauvaises raisons, j’en conviens, mais du moment que nous sommes tous bien portans, quelles nouvelles a vous donner de notre tranquille pays, où nous vivons en gens plus tranquilles encore, voyant peu de personnes et nous occupant de soins champêtres, dont la description ne vous amuserait guère. J’ai reçu des nouvelles de Clotilde, qui m’a dit que vous vous portez bien, c’est ce qui me rassurait sur votre compte et contribuait à mon silence, puisque j’étais sans inquiétude.

Si vous eussiez effectué le projet de venir à Nohant, nous aurions dans ce moment le chagrin de vous quitter. Je pars d’ici dans huit à dix jours pour les Pyrénées. J’ai eu le bonheur d’avoir ici pendant quelques jours deux aimables sœurs, mes amies intimes de couvent qui se rendent aux mêmes eaux avec leur père et un vieil ami fort gai et fort aimable. En passant à Châteauroux, ils n’ont pu se dispenser de venir chasser quelques jours à Nohant, qui était devenu pour moi un lieu de délices par la présence de ces bonnes amies. Je les ai reconduites un bout de chemin et ne les ai quittées qu’avec la promesse de les rejoindre bientôt. Nous allons donc entreprendre un petit voyage de cent quarante lieues d’une traite. C’est peu pour vous, qui faites le voyage d’Espagne comme celui de Vincennes, mais c’est beaucoup pour Maurice, qui aura demain deux ans. J’espère néanmoins qu’il ne s’en appercevra pas, à en juger par celui de Nohant, qu’il trouve trop court à son gré. D’ailleurs nous ne voyagerons que le jour et en poste. Nous sommes donc dans l’horreur des paquets. Nous emmenons Fanchon, et Vincent, qui est fou de joie de voyager sur le siège de la voiture. Pour moi, je suis enchantée de revoir les Pyrénées dont je ne me souviens guères, mais dont on me fait de si belles descriptions. Écrivez-nous donc désormais à Cauterets par Tarbes. Hautes-Pyrénées. Ne manquez pas de nous donner de vos nouvelles, car il semble qu’on soit plus inquiet quand on est plus éloigné.

Adieu, ma chère maman, je vous embrasse tendrement et vous désire une bonne santé et du plaisir surtout ; car chez vous comme chez moi l’un ne va guères sans l’autre. Maurice est grand comme père et mère et beau comme un amour. Casimir vous embrasse de tout son cœur. Pour moi, je me porte très bien, sauf un reste de toux et de crachement de sang qui passeront, j’espère, avec les eaux.

Nous passerons deux mois au plus aux eaux, de là nous irons à Nérac chez le papa, où nous passerons l’hyver. Au mois de mars ou d’avril, nous serons à Nohant, où nous vous attendrons avec ma tante et Clotilde.


A Madame Dupin, Paris.


Bagnères, 28 août 1825.

J’ai reçu votre aimable lettre à Cauterets, ma chère maman, et je n’ai pu y répondre tout de suite pour mille raisons. La première, c’est que Maurice venait d’être sérieusement malade, ce qui m’avait donné beaucoup d’inquiétude et d’embarras. Il a eu une espèce de fièvre inflammatoire assez compliquée et frisé de très près la dyssenterie et une fièvre cérébrale. Il est parfaitement guéri, depuis quelques jours surtout que nous sommes ici et que nous avons retrouvé le soleil et la chaleur. Il a repris tout à fait appétit, sommeil, gaîté et embonpoint. Aussitôt qu’il a été hors de danger, j’ai profité de sa convalescence pour courir les montagnes de Cauterets et de Saint-Sauveur, que je n’avais pas eu le temps de voir. Je n’ai donc pas eu une journée à moi pour écrire à qui que ce soit, ce dont tout le monde me veut et dont je me veux à moi-même. Mais après avoir fait presque tous les jours des courses de huit, dix, douze et quatorze lieues à cheval, j’étais tellement fatiguée que je ne songeais qu’à dormir, encore quand Maurice me le permettait. Aussi j’ai été fort souffrante de la poitrine et j’ai eu des toux épouvantables, mais je ne me suis point arrêtée à ces misères et en continuant des exercices violens, j’ai retrouvé ma santé et un appétit qui effraye nos compagnons de voyage les plus voraces.

Je suis dans un tel enthousiasme des Pyrénées, que je ne vais plus rêver et parler toute ma vie que montagnes, torrens, grottes et précipices. Vous connaissez ce beau pays, mais pas si bien que moi, j’en suis sûre, car beaucoup des merveilles que j’ai vues sont enfouies dans des chaînes de montagnes où les voitures et même les chevaux n’ont jamais pu pénétrer. Il faut marcher à pic des heures entières dans des gravas qui s’écroulent à tout instant et sur des roches aiguës où on laisse ses souliers et partie de ses pieds.

A Cauterets, on a une manière de gravir les rochers fort commode : deux hommes vous portent sur une chaise attachée à un brancard et sautent ainsi de roche en roche au-dessus de précipices sans fond avec une adresse, un aplomb et une promptitude qui vous rassurent pleinement et vous font braver tous les dangers ; mais comme ils sentent le bouc d’une lieue et que très souvent on meurt de froid après une ou deux heures de l’après-midi, surtout au haut des montagnes, j’aimais mieux marcher et je sautais comme eux d’une pierre à l’autre, tombant souvent et me meurtrissant les jambes, mais riant toujours de mes désastres et de ma maladresse. Au reste, je ne suis pas la seule femme qui fasse des actes de courage. Il semble que le séjour des Pyrénées inspire de l’audace aux plus timides, car les compagnes de mes expéditions en faisaient autant. Nous avons été à la fameuse cascade de Gavarnie, qui est la merveille des Pyrénées. Elle tombe d’un rocher de douze cents toises de haut et taillé à pic comme une muraille. Près de la cascade, on voit un pont de neige qu’à moins de toucher on ne peut croire l’ouvrage de la nature ; l’arche, qui a dix à douze pieds de haut, est parfaitement faite, et on croit voir des coups de truelle sur du plâtre ; plusieurs des personnes qui étaient avec nous (car on est toujours fort nombreux dans ces excursions) s’en sont retournées convaincues qu’elles venaient de voir un ouvrage de maçonnerie. Pour arriver à ce prodige et pour en revenir, nous avons fait douze lieues à cheval sur un sentier de trois pieds de large au bord d’un précipice qu’en certains endroits on appelle l’échelle et dont on ne voit pas le fond. Ce n’est pourtant pas là ce qu’il y a de plus dangereux, car les chevaux y sont accoutumés et passent à une ligne du bord sans broncher. Ce qui m’étonne bien davantage dans ces chevaux de montagne, c’est leur aplomb sur des escaliers de rochers qui ne présentent à leurs pieds que des pointes tranchantes et polies. J’en avais un fort laid, comme ils le sont tous, mais à qui j’ai fait faire des choses qu’on n’exigerait que d’une chèvre. Galoppant toujours dans les endroits les plus effrayans sans glisser ni faire un seul faux pas et sautant de roche en roche en descendant. J’avoue que je ne croyais pas que cela fût possible et que je ne me serais jamais cru le courage de me fier à lui avant que j’eusse éprouvé ses moyens. Nous avons été hier à six lieues d’ici à cheval pour visiter les grottes de Lourdes. Nous sommes entrés à plat ventre dans celle du Loup. Quand on s’est bien fatigué pour arriver à un trou d’un pied de haut qui ressemble à la retraite d’un blaireau, j’avoue que l’on se sent un peu découragé. J’étais avec mon mari et deux autres jeunes gens avec qui nous étions fort liés à Cauterets et que nous avons retrouvés à Bagnères, ainsi qu’une grande partie de notre nombreuse et aimable société bordelaise. Nous avons eu le courage de nous embarquer dans cette tanière, et au bout d’une minute nous nous sommes trouvés dans un endroit beaucoup plus spacieux, c’est-à-dire que nous pouvions nous tenir debout sans chapeau et que nos épaules n’étaient qu’un peu froissées à droite et à gauche.

Après avoir fait cent cinquante pas dans cette agréable position, tenant chacun une lumière et ôtant bottes et souliers pour ne pas glisser sûr le marbre mouillé et raboteux, nous sommes arrivés au puits naturel, que nous n’avons pas vu malgré tous nos flambeaux, parce que le roc disparaît tout à coup sous les pieds, et l’on ne trouve plus qu’une grotte si obscure et si élevée qu’on ne distingue ni le haut ni le fond. Nos guides arrachèrent des roches avec beaucoup d’effort et les lancèrent dans l’obscurité ; c’est alors que nous jugeâmes de la profondeur du gouffre, le bruit de la pierre frappant le roc fut comme un coup de canon, et retombant dans l’eau comme un coup de tonnerre y causa une agitation épouvantable. Nous entendîmes pendant quatre minutes l’énorme masse d’eau ébranlée, frapper le roc avec une fureur et un bruit effrayant qu’on aurait pu prendre tantôt pour « le travail de faux monnayeurs, tantôt pour les voix rauques et bruyantes des brigands. » Ce bruit, qui part des entrailles de la terre, joint à l’obscurité et à tout ce que l’intérieur d’une caverne a de sinistre, aurait pu glacer des cœurs moins aguerris que les nôtres. Mais nous avions joué à Gavarnie avec les crânes des templiers, nous avions passé sur le pont de neige quand nos guides nous criaient qu’il allait s’écrouler : la grotte du Loup n’était qu’un jeu d’enfant. Nous y passâmes près d’une heure et nous revînmes chargés de fragmens de pierres que nous avions lancées dans le gouffre. Ces pierres, que je vous montrerai, sont toutes remplies de parcelles de fer et de plomb qui brillent comme des paillettes.

En sortant de la grotte du Loup, nous entrâmes dans las Espeluches. Notre savant cousin, M. Defos, vous dira que ce nom patois vient du latin.

Nous trouvâmes l’entrée de ces grottes admirable ; j’étais seule en avant. Je fus ravie de me trouver dans une salle magnifique soutenue par d’énormes masses de rochers qu’on aurait pris pour des piliers d’architecture gothique ; le plus beau pays du monde, le torrent d’un bleu d’azur, les prairies d’un vert éclatant, un premier cercle de montagnes couvertes de bois épais, et un second, à l’horizon, d’un bleu tendre qui se confondait avec le ciel, toute cette belle nature éclairée par le soleil couchant, vue du haut d’une montagne, au travers de ces noires arcades de rochers ; derrière moi, la sombre ouverture des grottes : j’étais transportée. Je parcourus ainsi deux ou trois de ces péristyles, communiquant les uns aux autres par des portiques, cent fois plus imposans et plus majestueux que tout ce que feront les efforts des hommes.

Nos compagnons arrivèrent, et nous nous enfonçâmes encore dans les détours d’un labyrinthe étroit et humide, nous aperçûmes au-dessus de nos têtes une salle magnifique où notre guide ne se souciait guère de nous conduire. Nous le forçâmes de nous mener à ce second étage. Ces messieurs se déchaussèrent et grimpèrent assez adroitement ; pour moi, j’entrepris l’escalade.

Je passai sans frayeur sur le taillant d’un marbre glissant au-dessous duquel était une profonde excavation. Mais quand il fallut enjamber sur un trou que l’obscurité rendait très effrayant, n’ayant aucun appui ni pour mes pieds ni pour mes mains, glissant de tous côtés, je sentis mon courage chanceler. Je riais, mais j’avoue que j’avais peur. Mon mari m’attacha deux ou trois foulards autour du corps et me soutint ainsi pendant que les autres me tiraient par les mains. Je ne sais ce que devinrent mes jambes pendant ce tems-là. Quand je fus en haut, je m’assurai que mes mains (dont je souffre encore) n’étaient pas restées dans les leurs, et je fus payée de mes efforts par l’admiration que j’éprouvai. La descente ne fut pas moins périlleuse, et le guide nous dit, en sortant, qu’il avait depuis bien des années conduit des étrangers aux Espeluches, mais qu’aucune femme n’avait gravi le second étage. Nous nous amusâmes beaucoup à ses dépens en lui reprochant de ne pas balayer assez souvent les appartemens dont il avait l’inspection.

Nous rentrâmes à Lourdes dans un état de saleté impossible à décrire ; je remontai à cheval avec mon mari, et, nos jeunes gens prenant la route de Bordeaux, nous prîmes tous deux celle de Bagnères. Nous eûmes pendant six lieues une pluie à verse et nous sommes rentrés ici à dix heures du soir, trempés jusqu’aux os et mourant de faim. Nous ne nous en portons que mieux aujourd’hui. Nous sommes dans l’enchantement de deux chevaux arabes que nous avons achetés et qui seront les plus beaux que l’on ait jamais vus au bois de Boulogne.

Voilà une lettre éternelle, ma chère maman, mais vous me demandez des détails, et je vous obéis avec d’autant plus de plaisir que je cause avec vous. Clotilde m’en demande aussi, mais je n’ai guère le tems de lui écrire aujourd’hui, et demain recommencent mes courses. Veuillez l’embrasser pour moi, lui faire lire cette lettre si elle peut l’amuser, et lui dire, que dans huit à dix jours, je serai chez mon beau-père et j’aurai le loisir de lui écrire.

Adressez-moi donc de vos nouvelles chez lui, près Nérac, Lot-et-Garonne. J’en attends avec impatience, je suis si loin, si loin de vous et de tous les miens ! Adieu, ma chère maman. Maurice est gentil à croquer, Casimir se repose, dans ces courses dont je vous parle, de celles qu’il a faites sans moi à Cauterets ; il a été à la chasse sur les plus hautes montagnes, il a tué des aigles, des perdrix blanches et des isards ou chamois, dont il vous fera voir les dépouilles ; pour moi, je vous porte du crystal de roche : je vous porterais du Barréges de Barréges même, s’il était un peu moins gros et moins laid. Adieu, chère maman, je vous embrasse de tout mon cœur.

Veuillez, quand vous lui écrirez, embrasser mille fois ma sœur pour moi, lui dire que je suis bien loin de l’oublier, mais que cette lettre que je vous écris et une à mon frère sont les seules que j’aie eu le tems d’écrire aux Pyrénées, mais que, quand je serai à Guillery, je lui écrirai tout de suite. Nous comptons y rester jusqu’au mois de janvier, de là aller passer le carnaval à Bordeaux et enfin retourner avec le printems à Nohant, où nous vous attendons avec ma tante.


A Madame Dupin, à Charleville.


Nohant, 25 février 1826.

J’ai bien du malheur, ma chère maman. Je vais à Paris précisément à l’époque où tout le monde y est, et ma mauvaise étoile veut que je ne vous y trouve pas. Je cours chez ma tante pour y apprendre que vous êtes à Charleville. Je vous espère tous les jours, mais je n’ai signe de vie qu’à mon retour ici, où je trouve enfin une lettre de vous. C’est une grande maladresse de ma part que d’aller au bout de deux ans passer quinze jours à Paris et de ne pas vous y trouver. Mais il y avait si longtems que je n’avais reçu de vos nouvelles que je vous croyais bien de retour chez vous. Caron même, chez qui nous avons demeuré, vous croyait sa voisine. Enfin j’ai joué de malheur et me voilà rentrée dans mon Berry, ne sachant plus quand j’en sortirai ni quand j’aurai le bonheur de vous embrasser.

Ma santé, à laquelle vous avez la bonté de porter tant d’intérêt, est meilleure que la dernière fois que je vous écrivis ; la preuve en est que j’ai eu la force de passer quatre nuits dans le courrier, tant pour aller que pour venir, sans être malade ni à l’arrivée ni au retour. Sans ma mauvaise toux qui ne me laissait pas dormir, je me serais assez bien portée. Merci mille fois de vos bons avis à cet égard, mais ne me grondez pas de ne pas les avoir suivis très exactement. Vous savez que je suis un peu incrédule et puis un peu médecin moi-même, non par théorie, mais par pratique. Je n’ai jamais vu de remèdes efficaces aux maux de poitrine, la nature fait toutes les guérisons quand elle s’en mêle et l’honneur en est à l’esculape qui ne s’en est pas mêlé. Je sais bien que ces messieurs n’en conviendront jamais. Comment un médecin avouerait-il sa nullité ? Ce ne serait pas adroit. S’ils faisaient comme moi la médecine gratis, ils seraient de bonne foi, peut-être encore l’amour-propre serait-il là pour les en empêcher.

Tant y a que sans remède et sans docteur, sans me noyer l’estomach de boissons qui ne vont pas dans la poitrine, je ne tousse plus, c’est l’important. J’ai bien toujours des douleurs et par surcroît une fluxion de chaque côté du visage dans ce moment-ci. Mais le printems, s’il veut se dépêcher de venir, mettra ordre aux affaires.

Je vous dirai, chère maman, que si vous étiez venue passer le carnaval ici, vous ne vous seriez pas du tout ennuyée. Nous avons des bals charmans et nous passons des deux et trois nuits par semaine à danser ; ce n’est pas ce qui me repose ni même ce qui m’amuse le mieux, mais il y a des obligations dans la vie qu’il faut prendre comme elles viennent. Dernièrement nous sommes sortis d’un bal chez Mme Duvernet à neuf heures du matin. N’êtes-vous pas émerveillée d’une dissipation pareille ? Aussi le Jubilé, traversé par tant de fêtes, n’en finit-il pas. J’espère que dans deux ou trois ans nous n’en entendrons plus parler. En attendant, le curé prêche tous les dimanches matin contre le bal, et tous les dimanches soir on danse tant qu’on peut.

Quand je parle de curé grognon, vous entendez bien que ce n’est pas celui de Saint-Chartier que je veux dire. Tout au contraire, celui-là est si bon que, s’il avait quelque soixante ans de moins, je le ferais danser si je m’en mêlais. Il est venu ici faire deux mariages dans un jour. Celui d’André, avec une jeune fille que vous ne connaissez pas et qui rentrera à notre service à la Saint-Jean et celui de Fanchon, sœur d’André et bonne de Maurice, avec la coqueluche du pays, le beau cantonnier Sylvinot, dont vous ne vous rappelez sans doute en aucune manière malgré ses succès. La noce s’est faite dans nos remises, on mangeait dans l’une, on dansait dans l’autre. C’était d’un luxe que vous pouvez imaginer. Trois bouts de chandelle pour illumination, force piquette pour rafraîchissemens, orchestre composé d’une vielle et d’une cornemuse, la plus criarde, par conséquent la plus goûtée du pays. Nous avions invité quelques personnes de La Châtre, et nous avons fait cent mille folies, comme de nous déguiser le soir en paysans et si bien que nous ne nous reconnaissions pas les uns les autres. Mme Duplessis était charmante en cotillon rouge. Ursule, en blouse bleue et en grand chapiau, était un fort drôle de galopin. Casimir, en mendiant, a reçu des sous qui lui ont été donnés de très bonne foi. Stéphane, que vous connaissez, je crois, était en paysan requinqué, et, faisant semblant d’être gris, a été coudoyer et apostropher notre sous-préfet, qui est un agréable et qui était au moment de s’en aller quand il nous a tous reconnus. Enfin la soirée a été très bouffonne et vous aurait divertie, je gage ; peut-être auriez-vous été tentée de prendre aussi le bavolet, et je parie qu’il n’y aurait pas d’yeux noirs qui vous le disputassent encore.

Comptez-vous retourner bientôt à Paris, chère maman, et êtes-vous toujours contente du séjour de Charleville ? Embrassez bien ma sœur pour moi ainsi que le cher petit Oscar. Casimir vous présente ses tendres hommages, et moi je vous prie de penser un peu à nous quand le printems reviendra. Donnez-nous de vos nouvelles, chère maman et recevez mes embrassemens.


A Madame Dupin.


Nohant, 9 octobre 1826.

Pardonnez-moi, ma chère petite maman, d’avoir été si longue à vous remercier des peines que vous avez prises pour moi. J’ai été si occupée, si dérangée, et vous êtes si bonne et si indulgente, que j’espère ma grâce. Vous avez bien voulu courir pour vous occuper de ma toilette et de celle de Maurice. Ces emplettes étaient charmantes et font l’admiration d’un chacun dans le pays. Pour la parure d’or mat, je nomme Casimir pour l’aimable présent, et vous pour le bon goût. Il m’a empêché jusqu’à présent de vous écrire, disant qu’il voulait s’en charger. Mais ses vendanges l’occupent à tel point que je me fais l’interprète de sa reconnaissance, c’est un sentiment que nous pouvons bien avoir en commun. Agréez-la et croyez-la bien sincère, Vous nous avez mandé que vous étiez souffrante d’un rhume. Je crains que le froid piquant qui commence à se faire sentir ne contribue pas à le guérir. J’en souffre bien aussi et je commence l’hyver par des douleurs et des rhumatismes. Pour éviter pourtant d’être aussi maltraitée que l’année dernière, je me couvre de flanelle, gilet, caleçons, bas de laine. Je suis comme un capucin (à la saleté près) sous un cilice. Je commence à m’en trouver bien et à ne plus sentir ce froid qui me glaçait jusqu’aux os et me rendait toute triste. Ayez aussi bien soin de vous, ma chère maman, à mon tour je vais vous prêcher. Maurice, grâce à Dieu, annonce une santé robuste. Il est grand, gros et frais comme une pomme. Il est très bon, très pétulant, assez volontaire quoique peu gâté, mais sans rancune, sans mémoire pour le chagrin et le ressentiment. Je crois que son caractère sera sensible et aimant « ses goûts inconstans : un fonds d’heureuse insouciance lui fera, je pense, prendre son parti sur tout assez promptement. Voilà ses qualités et ses défauts autant que je puis en juger et je tâcherai d’entretenir les unes et d’adoucir les autres. Quant à Léontine, vous la verrez. C’est bien une autre pâte à pétrir. On peut tirer beaucoup de bien et beaucoup de mal de ce caractère concentré, réfléchi et susceptible. Elle était charmante entre mes mains. Je savais la prendre. J’ai eu beaucoup de chagrin à m’en séparer, et je m’inquiète de son voyage. Je sens qu’elle me manque et je crains qu’elle ne soit pas aussi bien qu’avec moi.

Hippolyte vous dira que nous attendons le retour de James avec sa femme, mais il ne vous dira peut-être pas les folies qu’il faisait toute la journée ici avec son ancien, son commandant Du PlessiS. J’aurais bien envie de vous régaler d’une certaine histoire de portemanteau, si je ne craignais de vous fatiguer de ces enfantillages. Vous pourrez cependant le taquiner vertement, lorsque vous le verrez boire à table, en lui disant : Est-ce que tu as envie de faire ton portemanteau aujourd’hui ? C’est le mot d’ordre et vous obtiendrez sa confession.

Adieu, ma chère maman. Clotilde est donc décidément grosse ? j’en suis ravie. Caroline ne m’écrit point. Oscar est-il mieux portant et plus fort ? Je vous embrasse bien tendrement, donnez-moi de vos nouvelles et croyez en vos enfans.

AUR.

Comment traitez-vous l’ami vicomte ? Faites-lui mes amitiés sincères, si toutefois vous êtes contente de lui.


A Monsieur Hippolyte Chatiron, à Paris.


Nohant, mars 1827.

Ce que tu me dis de St. me fait beaucoup de peine, Il ne veut soigner ni sa santé, ni ses affaires et n’épargne ni son corps, ni sa bourse. Qui pis est, il se fâche des bons conseils, traite ses vrais amis de docteurs et les reçoit de manière à leur fermer la bouche. Je savais tout cela bien avant que tu me le dises et j’avais été avant toi bourrée de la bonne manière. Je ne m’en suis jamais fâchée, parce que je sais que son caractère est ainsi fait et que, puisque j’ai de l’amitié pour lui, connaissant ses défauts, je ne vois pas de motif à la lui retirer maintenant qu’il suit sa pente. Cette découverte a dû te refroidir, je le conçois. Votre amitié n’était encore qu’une liaison mal affermie, attendant tout de l’avenir et ne recevant rien du passé. Sans doute, à ta place, trouvant cette âpreté de caractère chez quelqu’un, que j’aurais jugé tout différent, j’aurais comme toi rabattu beaucoup du cas que j’en faisais. Quant à moi, je voudrais pouvoir cesser de l’aimer, car ce m’est un continuel sujet de peines que de le voir en mauvais chemin et toujours refusant de s’en appercevoir. Mais on doit aimer ses amis jusqu’au bout, quoiqu’ils fassent, et je ne sais pas retirer mon affection quand je l’ai donnée. Je prévois que St., avec ses moyens de parvenir, n’arrivera jamais à rien. Je le prévois même depuis longtems. Cette famille est fort décriée dans le pays et à trop juste titre. St. a beaucoup des défauts de ses frères, et c’est tout ce qu’on connaît de lui, car ses qualités, qui sont grandes et belles, celles d’une âme fortement trempée, capable de grandes vertus et de grandes erreurs, ne sont pas de nature à sauter aux yeux des indifférens et à être goûtées autrement qu’à l’épreuve. On me saura toujours mauvais gré de lui être aussi attachée, et bien qu’on n’ose me le témoigner ouvertement, je vois souvent le blâme sur le visage des gens qui me forcent à le défendre. Je ne retirerai donc de lui rien qui puisse flatter ma vanité ; fort au contraire aura-t-elle peut-être beaucoup à souffrir de sa condition. Je craindrais, en examinant trop attentivement les taches de son caractère, de me refroidir sous ce prétexte, mais effectivement de céder à toutes ces considérations d’amour-propre et d’égoïsme qui font qu’on rapporte tout à soi, lesquelles on devrait fouler aux pieds. St. me sera toujours cher, quelque malheureux qu’il soit. Il l’est déjà, et plus il Je deviendra, moins il inspirera d’intérêt, telle est la règle de la société. Moi, du moins, je réparerai, autant qu’il sera en moi, ses infortunes. Il me trouvera, quand tous les autres lui tourneraient le dos, et dût-il tomber aussi bas que l’aîné de ses frères, je l’aimerais encore par compassion après avoir cessé de l’aimer par estime. Ceci n’est qu’une supposition pour te montrer quelle est mon amitié, car on ne soupçonne pas de véritables tons à ceux qu’on aime, et je suis loin de me préparer à recevoir ce nouveau déboire de le voir s’abaisser. Mais il restera dans la misère, de tristes pressentimens m’avertissent que ses efforts pour s’en retirer l’y plongeront plus avant. Ce sera un grand tort aux yeux de tous, excepté aux miens.

Tu penses absolument comme moi à cet égard, puisque tu m’exhortes à ne lui pas retirer mon attachement. Tu peux être tranquille. Quant à toi, ce n’est pas tant de ses folies que tu es choqué que de l’aveuglement qui lui fait préférer ses faux amis aux vrais. Je ne te blâme point de cette impression. Je te demande seulement de la modérer par un sentiment de bonté et d’indulgence qui t’est naturel et qui te fera continuer tes bons offices, soit qu’il les accueille bien ou mal. S’il les méconnaît, ce sera par fausseté de jugement, jamais par vice de cœur. Si j’étais homme, avec la volonté que j’ai de le servir, je répondrais de lui. Mais, femme, ce que je saurais obtenir de lui devient presque nul par la différence de sexe, d’état et de mille autres choses qui viennent à la traverse de mes bons desseins. Entraves cruelles que mon amitié maudit, mais qu’elle respecte, parce qu’il n’est donné qu’à l’amour, tout faible et inférieur qu’il est à l’autre sentiment, de les rompre.


A Madame Dupin.


Nohant, 5 juillet 1827.

Pourquoi donc ne m’écrivez-vous pas, ma chère maman ? Êtes-vous malade ? Si cela était, je le saurais probablement, Hippolyte ou Clotilde me l’auraient écrit. Mais, depuis le 24 mars, pas un mot de vous. Vous m’oubliez tout à fait, et me ferez regretter de ne pas habiter Paris, si les absens ont si peu de part à votre souvenir. Je ne suis pas démonstrative, mais votre silence me peine et me fait mal plus que je ne saurais le dire.

Caroline est-elle toujours près de vous ? Ce serait du moins une consolation pour moi que de vous savoir heureuse et satisfaite. Je n’attribuerais cette absence de lettre à rien de fâcheux et j’en souffrirais seule. Mais que ne puis-je augurer de cette incertitude ? Hors une maladie, dont je serais certainement informée par quelqu’un, j’imagine tout. Il faut que vous ayez quelque chagrin. Mais quel chagrin vous force à me laisser ainsi dans l’inquiétude ? Hippolyte me mande que la famille Defos va partir pour Clermont, ne serez-vous pas tentée de l’accompagner ? Il y a longtemps que vous projetez ce voyage, et au retour, vous vous arrêteriez ici, ou bien nous vous verrions en Auvergne, où je vais passer quelques semaines, et nous reviendrions ensemble à Nohant. Si c’est là la surprise que vous me ménagez, je ne me plaindrai pas que vous me l’ayez fait trop longtems désirer.

Depuis que je ne vous ai écrit, je me suis assez bien portée, mais j’ai eu plusieurs accidens, où j’ai failli me tuer. Je serais morte sans un souvenir de vous, ma chère maman, et ce n’eût pas été un de mes moindres regrets à quitter la vie.

Je ne veux pas vous écrire plus longuement aujourd’hui. Je vous gronderais, je crois, et ce serait passablement ridicule. Il y a déjà longtemps que j’ai sur le cœur de vous reprocher votre paresse, et que je recule toujours, espérant une lettre. Mais elle n’arrive pas.

Adieu, ma chère maman, pardonnez-moi d’être un peu en colère contre vous et faites-moi voir, je vous en prie, que vous vous ressouvenez d’une fille que vous avez en Berry et qui vous aime plus que vous ne songez à elle.


A Madame Dupin, Paris.


Nohant, 17 juillet 1827.

Je vous remercie, ma chère maman, de m’avoir donné de vos nouvelles. Je commençais à être inquiète, non de votre santé, que je savais être bonne, mais de votre oubli. Grâce à Dieu, vous vous portez bien et vous n’avez que des contrariétés ; c’est encore trop. Vous êtes bien malheureuse dans le choix de vos suivantes, mais ce n’est pas à dire, parce que vous n’en avez point encore trouvé de bonnes, qu’il n’y en ait point et que vous deviez vous résoudre à vous servir vous-même. Peut-être vous lasserez-vous bientôt de n’être pas chez vous, et il n’est pas prudent à vous qui êtes souvent malade de passer les nuits seule. Pour cette seule raison, sans compter la peur qui vous tourmente et qui est une vraie maladie qui fait même beaucoup de mal, vous devriez ne pas vous isoler ainsi de tout secours, de tous soins. Peut-être les choisissez-vous trop jeunes, par conséquent sujettes aux défauts de leur âge, la coquetterie et l’humeur légère. Il me semble que j’aimerais mieux une femme d’un âge mûr, quoiqu’il y ait souvent l’inconvénient de l’humeur revêche et rabacheuse. Vous rappelez-vous Marie Guillard, cette vieille laide et bonne femme qui, après avoir été longtemps ici, s’était mariée avec un vieillard borgne ? Après une vingtaine d’années de mariage, elle a enterré son mari et placé sa fille qui est assez jolie, et, étant redevenue célibataire, est rentrée à notre service. Elle a repris le soin de ses vaches et de ses poules (qui ne sont pas tout à fait les mêmes qu’elle soignait il y a vingt ans). C’est la plus drôle de vieille qui soit au monde. Active, laborieuse, propre et fidelle, mais grognon au-delà de ce qu’on peut imaginer. Elle grogne le jour et, je crois, aussi la nuit en dormant. Elle grogne en faisant du beurre, elle grogne en faisant manger ses poules. Elle grogne en mangeant elle-même. Elle grogne les autres, et quand elle est seule, elle se grogne. Je ne la rencontre jamais sans lui demander comment va sa grognerie, et elle ne grogne que de plus belle. Elle vous impatienterait bien, et moi tout autant si son service la tenait plus près de moi. Aussi je ne vous la propose pas, rien que sa figure vous rendrait malade. Au reste, elle n’est pas plus laide qu’elle ne l’était dans sa jeunesse, c’est une de ces figures qui ne changent pas, malheureusement pour elles.

À propos de figures, je vous envoie un profil que j’ai fait d’idée en barbouillant. Il est bon de vous dire que c’est Caroline que j’ai prétendu faire. Il n’y a que moi qui la trouve ressemblante, ce qui est malheureux pour le mérite de l’artiste. Telle qu’elle est, je vous l’envoie, espérant que vous, qui êtes beaucoup plus disposée à l’indulgence, vous y mettrez beaucoup du vôtre et parviendrez à retrouver du moins la coupe du visage et l’expression douce et candide de la physionomie, Au reste, vous avez bien le talent de le retoucher. Je vous le livre. J’ai fait aussi mon portrait, mais avec plus de soin et d’attention, parce que j’avais le modèle sous les yeux et que l’observation travaillait et non l’imagination. Il n’en est pas mieux et il a un air si triste et si sentimental que je lui ris au nez de le voir ainsi et n’ose vous l’envoyer. Il me rappelle ces vers :


D’où vient ce noir chagrin qu’on lit sur son visage ?
C’est de se voir si mal gravé.


Hippolyte a dû vous dire, ma chère maman, que j’avais écrit à Mme Defos pour lui demander pardon de la distraction qui m’avait empêchée de la reconnaître et lui témoigner le désir de la voir à Clermont si j’y vais, comme j’en ai le projet le mois prochain.

C’est en parlant du Mont-Dore probablement que vous me dites que je ne suis qu’à quatre lieues d’elle, car d’ici par la route de poste, il y en a près de cinquante. Cette grande distance me fait craindre que Mme Defos n’effectue point son projet de venir nous voir, à moins que quelque autre affaire ou désir de voyager ne lui fasse prendre notre route pour revenir à Paris, route qui est beaucoup moins directe et moins bien servie. S’il vient malgré ces obstacles, j’en serais ravie et je le recevrai de mon mieux. Je n’ose plus vous tourmenter pour faire ce voyage. Il vous ferait pourtant grand bien. Vous n’auriez pas de peurs à redouter pour la nuit, ni tout l’embarras à vivre en pension.

Adieu, ma chère maman, je vous écris à la lueur des éclairs et aux grondemens du tonnerre, ce qui n’empêche pas Maurice et Casimir de ronfler aussi fort que lui. Je vais faire comme eux, et si à nous trois nous ne couvrons pas le bruit d’orage, il faudra qu’il fasse grand train de son côté. Écrivez-moi un peu plus souvent, portez-vous bien et soignez-vous. Je vous embrasse bien tendrement.

A Monsieur Caron, Paris.


Nohant, 1er avril 1828.

Il y a bien longtems, mon cher Caron, que je veux vous écrire, mais mon Maurice a été si malade pendant tout l’hyver, et moi si tourmentée de ses maux et des miens que je n’ai donné signe de vie à personne. Ce dont je reçois de vifs reproches de tous côtés. Quoique vous y mettiez plus d’indulgence que les autres en ne me grondant pas, je ne veux pas abuser plus longtems de votre longanimité, et je viens enfin vous dire que je ne vous ai point oublié, car nous parlons de vous bien souvent, avec mon mari et nos amis de la Châtre, qui demandent toujours quand vous viendrez. Je voudrais bien avoir une bonne réponse à leur donner, et je n’en perds pas l’espérance, car vous trouverez bien quelque tems à nous donner, et vous savez qu’il y a ici de bon vin et de bons garçons. J’espère que dans quelques jours nous aurons de la chaleur et du beau tems qui me rendra moins maussade et mieux portante. Pour le présent, je suis tout à fait ganache et misérable, ne pouvant bouger de ma chambre et à peine de mon lit. Je suis grosse par-dessus le marché, et cela fait une complication de maux peu agréable. Il ne me faudrait rien moins que vous pour me rendre ma bonne humeur et la santé.

Que faites-vous maintenant, mon gros ami ? Avez-vous guéri ce vilain rhume qui vous fatiguait si fort, et êtes-vous un peu au courant de votre nouvel état de choses ? Il y a bien longtems aussi que Casimir dit tous les jours qu’il veut vous demander de vos nouvelles. Mais vous savez comme il est paresseux de l’esprit et enragé des jambes. Le froid, la boue, ne l’empêchent point d’être toujours dehors, et quand il rentre, c’est pour manger ou ronfler.

Votre belle Pauline est-elle toujours aussi grosse et aussi bonne ? Maurice est un lutin achevé. Il a été abîmé d’une coqueluche qui lui a ôté pendant deux mois le sommeil et l’appétit. Heureusement il va à merveille maintenant. Quand vous viendrez, je veux que vous m’ameniez Pauline. Vous savez que j’en aurai bien soin, et elle est si aimable et si douce qu’elle ne nous sera guères à charge en route.

Voyez-vous souvent la famille Saint-Agnan ? J’ai été si paresseuse envers eux que je ne sais ce qu’ils deviennent.

Maurice qui s’endort sur mes genoux et me fatigue beaucoup m’empêche de vous en dire davantage. Je laisse à Casimir le soin de vous répéter que nous vous aimons toujours et vous désirons vivement.

A Madame Dupin, Paris.


Nohant, 7 avril 1828.

Vous me traitez bien sévèrement, ma chère maman, justement au moment où je venais de vous écrire ne m’attendant guères à vous voir fâchée contre moi. Vous me prêtez une foule de motifs d’indifférence dont vous ne me croyez certainement pas coupable. J’aime à croire qu’en me grondant vous avez un peu exagéré mes torts et qu’au fond du cœur vous me rendiez plus de justice, car si vous n’aviez pas cru que je serais sensible à de si graves reproches, vous ne me les auriez pas fait. J’espère qu’en apprenant que ma maladie avait été la seule cause de ce long silence, vous m’avez entièrement pardonné. Dites-le-moi bien vite, car c’est un mauvais traitement pour moi que vos reproches, et j’ai besoin pour me mieux porter de savoir que vous m’avez rendu vos bontés.

J’ai appris de la famille Maréchal des nouvelles qui m’ont bien profondément affligée. J’en suis malade de chagrin et d’inquiétude. Je viens pourtant de recevoir une lettre d’Hippolyte qui m’annonce que Clotilde est beaucoup mieux. Mais sa fille est morte ! pauvre Clotilde, qu’elle est malheureuse ! si bonne et si aimable. Elle ne méritait pas ces cruels chagrins. Elle ignore encore la perte de son enfant, mais il faudra qu’elle l’apprenne et combien ce nouveau malheur lui sera amer ! Je suis sûre que ma pauvre tante a le cœur brisé. Tout est chagrin et misère ici-bas.

Vous me mandez que Caroline est malade. Qu’a-t-elle donc ? j’espère que cela n’est pas sérieusement, puisque vous m’en parlez si brièvement. Veuillez m’en donner des nouvelles plus détaillées, ma chère maman, ainsi que de vous-même. Je ne sais si c’est pour me punir que vous me donnez de mauvaises nouvelles sans y ajouter un mot pour les adoucir. Ce serait trop de sévérité, car vous ne croyez pas que j’y sois insensible.

Je suis moi-même continuellement malade, ne pouvant dormir, souffrant beaucoup de l’estomach et d’un battement de cœur si précipité qu’il me semble avoir de l’eau en ébullition sous mes vêtemens. J’espère toujours dans le mois de mai.

Maurice va à merveille. Il est tous les jours plus aimable et plus joli. Mais je me reproche de vanter mon bonheur, quand je pense à cette pauvre Clotilde, dont le sort à cet égard est si différent. L’aisance et les plaisirs ne sont rien au cœur d’une mère en comparaison de ses enfans. Si je perdais Maurice, rien sur la terre ne m’offrirait de consolation dans la retraite où je vis. Il m’est si nécessaire que, sans lui, je ne passe pas une heure sans m’ennuyer. Ne me laissez pas plus longtems avec le chagrin de vous savoir mécontente. Écrivez-moi, ma chère maman, j’ai le cœur bien triste, et un mot de vous en ôterait un grand poids.

Casimir vous embrasse tendrement.


A Madame Dupin, Paris.


Nohant, 4 août 1828.

Il est vrai que j’ai été bien longtems sans vous écrire, ma chère maman, mais je n’ai pas cessé de demander de vos nouvelles à Hippolyte. Il pourra vous dire aussi que trois fois de suite je lui ai demandé votre adresse sans qu’il me l’envoyât. J’ai cherché dans vos lettres précédentes, mais je n’y ai point trouvé celle que vous me dites m’avoir désignée. Ce n’est que sa dernière lettre (qui m’est arrivée à peu près en même temps que la vôtre) qui me l’a apprise. J’étais fort contrariée, je vous assure, de ne savoir où vous étiez. Je suis enfin bien heureuse de savoir que vous êtes installée de nouveau à Paris, bien portante et avec la société de votre enfant, qui doit vous être agréable et récréative. Embrassez-le bien de ma part, je vous en prie, et gardez-le le plus longtems que vous pourrez, car j’ai bien envie de le voir.

A cet égard, je ne sais pas du tout quand j’aurai le bonheur de vous embrasser. Je crois que je ferai tranquillement mes couches ici, où je serai plus commodément et plus économiquement pour passer les premiers mois de ma nourriture. Si nos affaires nous le permettent, je fais le projet d’aller passer cet hyver quelque tems près de vous. Ma santé est assez bonne, quoique depuis quelques semaines je souffre beaucoup de l’estomach, ce qui est la maladie de la saison. En ne mangeant pas, j’y échappe, mais cela me coûte fort, car j’ai des faims très exigeantes que je ne puis satisfaire sans les payer de plusieurs jours de souffrance et de diète. Je ne suis pas très forte, et la moindre course en voiture me fatigue beaucoup. A cela près, je vais bien. Je suis si grosse que tout le monde pense que je me suis trompée dans mon calcul et que j’accoucherai très prochainement ; je ne crois pourtant pas que ce soit avant deux mois.

Casimir me charge de vous dire qu’il est très mécontent de l’inexactitude de M. Puget à votre égard. Il ne peut vous adresser à M. Lambert, qui n’est plus notaire et qui n’habite plus Paris. Mais il chargera de vos affaires dès le prochain trimestre une personne sûre et parfaitement exacte. J’ai vu Léontine un instant. Elle se portait bien. Je vais la chercher demain pour quelques jours. Adieu, ma chère maman, reposez-vous bien de vos fatigues afin que je puisse aussi vous recevoir une autrefois. Ce ne sera jamais assez tôt au gré de mon impatience. Je vous embrasse tendrement ; Casimir et Maurice se joignent à moi pour en faire autant. Le cher père est très occupé de sa moisson. Il a adopté une manière de faire battre le bled qui termine en trois semaines les travaux de cinq à six mois ; aussi il sue sang et eau. Il est en blouse, le râteau à la main, dès le point du jour.

Les ouvriers sont forcés de l’imiter, mais ils ne s’en plaignent pas, car le vin du pays n’est pas ménagé pour eux. Nous autres femmes, nous nous installons sur les tas de bled dont la cour est remplie, nous lisons, nous travaillons beaucoup et nous songeons fort peu à sortir, quoique nous en ayons la facilité. Nous fesons aussi beaucoup de musique.

Adieu, chère maman, rappelez-moi à l’amitié du vicomte, Maurice est mince comme un fuseau, mais droit et décidé comme un homme ; on le trouve très beau, son regard est superbe.


A Madame Dupin, Paris,


Nohant, 27 décembre 1828.

Mon garde champêtre, qui est mon fournisseur et mon pourvoyeur, et qui de plus est ancien voltigeur et bel esprit, a fait ce matin, ma chère maman, une assez belle chasse. Je fais mettre dès demain ma cuisinière à l’œuvre, et quoiqu’elle ait beaucoup moins de génie que le garde champêtre, j’espère qu’elle en aura assez pour confectionner un bon pâté que je vous enverrai pour vos étrennes dès qu’il sera refroidi. Mon ami Caron, à qui j’adresse un envoi du même genre, vous fera passer ce qui vous revient.

Agréez en même tems, chère mère, tous mes vœux et mes embrassemens du jour de l’an, ayez une bonne santé, de la gaîté et venez nous voir ; voilà mes souhaits.

Je suis charmée que vous ayez trouvé mes confitures bonnes. Je comptais vous en adresser un second volume, mais mon essai n’a pas été aussi heureux que le premier. Entraînée par l’ardeur du dessin, j’ai laissé brûler le tout et je n’ai plus trouvé sur mes fourneaux qu’une croûte noire et fumante qui ressemblait au cratère d’un volcan beaucoup plus qu’à un aliment quelconque. Puisque nous sommes sur ce chapitre, je vous dirai que vous avez très bien fait de ne rien donner à mon envoyé. Il en eût été très choqué. Il veut bien se considérer comme mon ami et mon voisin, mais non comme un commissionnaire. Il vous eût dit qu’il était né natif de Nohant, qu’il se rendait mon messager uniquement par amitié, mais qu’il avait trop de sentimens, etc. Enfin il vous aurait dit peut-être de très belles choses, mais vous avez bien fait de ne le pas payer. Il est très glorieux, je suis sûre, de pouvoir dire qu’il nous a rendu service.

Je ne sais pas si mon projet d’aller à Paris s’effectuera. J’ai même tout lieu de croire qu’il ira grossir le nombre immense de projets en l’air qui sont en dépôt dans la lune avec tout ce qui se perd sur la terre. Ma fille est bien petite et bien délicate pour voyager par ce mauvais tems. Du reste, elle est fraîche et jolie à croquer. Maurice se porte bien aussi et vous souhaite une bonne année ; il embrasse son cousin Oscar.

Veuillez, chère maman, être encore mon remplaçant dans le choix des étrennes de Caroline ou d’Oscar (ce que je laisse à votre disposition) et y consacrer comme de coutume une cinquantaine de francs que vous trouverez disponibles chez M. Caron, rue de Clichy, n° 22.

Adieu, ma chère maman. Je me porte très bien, ma fille est sevrée depuis longtemps parce que je n’ai pas de lait. Elle boit et mange comme une personne naturelle. Notre vie à tous s’écoule toujours paisiblement et gaîment surtout. Nous appelions Hippolyte à cors et à cris pour partager nos plaisirs de l’hyver. Envoyez-le-nous si vous pouvez. Portez-vous bien, ma chère mère, je vous embrasse de toute mon âme. Casimir en prend sa part.

AUR.


A Monsieur Caron, Paris.


Nohant, le 20 janvier 1829.

Il est très vrai que je suis une paresseuse, mon digne vieillard et bon ami. Ce n’était pas tant de vous écrire qui me tenait au cœur, ce n’était même pas du tout cela. C’était l’ennui, la fatigue extrême de prendre la mesure et de rédiger une description de ma lampe. Vous me reconnaissez bien là ? Enfin, Dieu merci, j’en suis venue à bout et ce n’est pas malheureux. Vous savez que je suis de force à me laisser brûler les pieds plutôt que de me déranger et à vous couvrir une lettre de pâtés plutôt que de tailler ma plume. Chacun sa nature. Vous n’êtes pas mal feignant aussi, quand vous vous en mêlez. Mais ce n’est jamais quand il s’agit d’obliger, j’ai pu m’en convaincre mille fois, et j’ai même honte d’abuser si souvent de votre extrême bonté.

Je joins ici le dessin de cette lampe. Je vous ai demandé en outre dans quelque lettre qui se sera perdue 3 aulnes de ruban à gros grain pour faire des bretelles couleur rayée point trop salissante, à votre gré, plus 2 paires de boucles d’acier propres et simples pour le même objet ; item, 3 aulnes ruban blanc même largeur pour les doubler.

Plus un album uni, simple et un peu grand pour copier de la musique, 12 portées à la page. Couverture papier cartonné. Point de ces petites lignes serrées qui fatiguent les yeux, mais bien espacées au contraire, qu’on y voye du premier coup d’œil les brioches dont je dois le parsemer. — Mémoires de Barbaroux. — Mémoires de Mme Roland. — J’ai deux volumes de Paul-Louis Courier intitulés : Mémoires, Correspondance et opuscules inédits. Il doit être paru un troisième volume contenant des fragmens de Xénophon, l’Ane de Lucius, Daphnis et Chloé, etc. En outre, je voudrais avoir son meilleur volume contenant les Pamphlets politiques et opuscules littéraires, imprimés clandestinement à Bruxelles, in-8o. Celui-là sera peut-être difficile à trouver. Aidez-vous d’Hippolyte qui s’aidera d’Ajasson pour me le dépister. Veuillez avoir ma lettre dans votre poche quand vous irez chez le libraire, afin de ne pas vous tromper ni m’acheter ce que j’ai déjà. — Poésies de Victor Hugo. — Ne confondez pas les Mémoires de Barbaroux le girondin, sur la révolution, avec quelque chose de nouveau que son fils C.-O, Barbaroux vient de publier à la suite ou au commencement d’une biographie de la chambre des pairs. J’attendrai pour lire l’histoire des vivans qu’ils soient morts, et si je le suis avant eux, je m’en passerai.

Cela ne veut pas dire que je dédaigne les œuvres des contemporains, mais seulement que la postérité jugera les hommes mieux que nous. Je voudrais avoir quelque chose de Benjamin Constant et surtout de Royer-Collard. Mais quoi ? je ne suis pas au courant de ces publications. Veuillez m’aider, m’envoyer ce qu’il y a de plus remarquable et le plus à la portée d’un âne comme moi.

En voilà-t-il assez ? Je vous plains bien sincèrement, mon vieux, si vous avez beaucoup de femmes comme moi sur les bras.

Pour faire diversion à ces factures, car mes lettres ne sont pas autre chose, je vous envoie le récit lamentable d’une histoire récemment arrivée à la Châtre. Vous savez qu’il y a sept ou huit sociétés qui ne se mêlent point. Vous savez que Périgny et moi, qui avons la prétention d’être philosophes, nous invitons tout ce monde. Moi je ne reçois pas, cette année, mais lui a commencé. La première soirée s’est assez bien passée, moyennant que les plus huppées ont été stupéfaites de surprise en se voyant amalgamées avec ce qu’elle appellent de la canaille, quoique cette canaille les vaut et plus. Le maître de musique et sa femme, fort gentille, ont surtout causé, par leur admission, une vive indignation, et les bonnes personnes, Mme de Pajot, de Périgois et autres, de dire que M. de Périgny comblait d’honnêtetés le musicien susdit, afin d’économiser le salaire de>5 francs par soirée. Ne voulant pas négliger cet incident, mais ne voulant pas mettre en scène l’innocent musicien et son innocente moitié, nous avons, Dutheil et moi (auteurs indignes de cette chanson), offert nos propres individus aux traits de la satyre et nous maltraitant soi-même (nous avions tenu l’orchestre à nous deux la première soirée), nous détournons, par cette ruse adroite, les soupçons qui se dirigeraient sur nous si nous ne gardions le secret sur notre génie poétique, car nous en pinçons.

Il a pu, à Paris, vous chanter des complaintes de notre façon ; que vous en semble ? Nous avons tant d’esprit que nous en sommes zonteux nous-mêmes. Nous avons montré la susdite chanson à M. et Mme Périgny, qui en ont beaucoup ri et nous ont autorisé à la répandre clandestinement, à condition qu’ils ne soient pas reconnus en avoir eu connaissance. Voyez-vous d’ici la bonne figure qu’ils vont faire et nous aussi, quand d’un air piteux on viendra nous raconter qu’un libelle impertinent, arme à deux tranchans et dans lequel nous sommes particulièrement maltraités, circule dans la ville ? Voyez-vous l’air de philosophie et de générosité avec lequel nous témoignerons notre mépris de cet outrage ? J’oubliais de vous dire qu’à la seconde soirée il n’est venu personne que ce maître de musique, Casimir et moi, la chanson d’ailleurs vous l’apprendra ; mais vous saurez que j’avais l’honneur de faire partie des trois invités qui font une si pauvre figure à la fin du dernier couplet. Nous attendons à demain pour savoir si la cabale continue. Moi je n’en aurai pas le démenti et j’irai pour voir. Vous voilà au courant des cancans.

Casimir a écrit à Barbignière, son refus n’est pas une défaite. J’écrirai à Félicie quand je pourrai. En attendant dites-lui que je l’embrasse, que je ne me soucie guères d’apprendre les modes, mais de savoir qu’elle se porte bien et ne m’oublie pas. Au reste, je lui dirai cela moi-même dans quelques jours. Je verrai demain toutes vos amoureuses et m’acquitterai de vos commissions.

Bonsoir, mon vieux, portez-vous bien, dormez quinze heures sur seize et aimez toujours votre fille,

AUR.


Casimir vous embrasse et Maurice Pauline ; à propos ! j’ai un ménage entier de porcelaine de Verneuil[2] pour elle, mais comment le lui envoyer ? le port coûtera plus que la chose ne vaut, fixez-moi là-dessus.

LA SOIREE ADMINISTRATIVE OU LE SOUS-PRÉFET PHILOSOPHE.


(Air : Tous les bourgeois de Chartres.)


Habitans de la Châtre,
Nobles, bourgeois, vilains,
D’un petit gentillâtre
Apprenez les dédains.
Ce jeune homme égaré par la philosophie,
Oubliant dans sa déraison
Les usages et le bon ton,
Vexe la bourgeoisie.

Voyant que dans la ville,
Plus d’un original
Tranche de l’homme habile
Et se dit libéral,
A nos tendres moitiés qui frondent la noblesse,
Il crut plaire en donnant un bal,
Où chacun put d’un pas égal
Aller comme à la messe.

Un écorcheur d’oreilles,
Ci-devant procureur,
Croit faire des merveilles
Avec Madame horreur.
Sur son piano discord quand l’une nous assomme,
L’autre nous fait grincer des dents,
Le tout pour épargner cinq francs
Au ménage économe.

Juges et militaires,
Médecins, avocats,
Chirurgiens et notaires
Chacun prend ses ébats.
On entendit pourtant plus d’une grande dame,
Pinçant la lèvre et clignant l’œil
Murmurer dans son noble orgueil,
Voyez ! quel amalgame !

Guidant la contredanse,
Périgny tout en eau
Croyait par sa prudence
Nous dorer le gâteau,
L’avant-deux n’était pas la chose délicate :
Mais quand on fut au moulinet
C’est en vain que le sous-préfet
Cria : « Donnez la patte ! »

Quand finit ce supplice,
Chaque dame aussitôt
Demande sa pelisse,
Sa bonne et son fallot ;
Et toutes en sortant se disaient dans la rue
En retroussant leur falbala :
Jamais on ne me reprendra
En pareille cohue[3].

La semaine suivante,
Le punch est préparé,
La maîtresse est brillante,
Le salon est ciré.
Il vint trois invités de chétive encolure.
Dans la ville on disait : « Bravo !
« On donne un bal incognito
« A la sous-préfecture. »


A Madame Dupin, Paris.


Nohant, 8 mars 1829.

Il y a bien longtems, ma chère maman, que je veux vous écrire, mais il a fallu que le carême arrivât pour m’en laisser le tems, car jamais à Paris on ne mena une vie plus active et plus dissipée que celle que nous avons passée durant le carnaval. Courses à cheval, visites, soirées, dîners, tous les jours ont été pris, et nous avons beaucoup moins habité Nohant que la Châtre et les grands chemins. Enfin nous voici rentrés dans un ordre de choses plus paisible, et je commence, pour que la retraite me soit aussi agréable que les plaisirs me l’ont été, par vous demander de vos nouvelles et vous assurer que je voudrais que vous fussiez ici où vous vous porteriez bien et vous amuseriez, j’en suis sûre. Un peu de mouvement en voiture, la société de personnes gaies et aimables comme celles dont notre intimité est composée vous plairait à vous qui n’aimez pas plus que moi la gêne et les obligations. Le coin du feu a aussi ses plaisirs ; Hippolyte l’égaye par son caractère facile, égal, toujours bon et content. Nous rions, chantons et dansons comme des fous, et jamais, depuis bien des hyvers, je ne me suis si bien portée. Je lui en attribue tout l’honneur. Avez-vous toujours votre petit compagnon Oscar ? Hippolyte m’a dit qu’il était fort gentil, mais assez délicat. Maurice grandit beaucoup et n’est pas non plus très robuste maintenant. C’est l’âge, dit-on, où le tempérament se développe non sans quelque effort et quelque fatigue. Il est joli comme un ange et fort bon. Sa sœur est une masse de graisse, blanche et rose, où on ne voit encore ni nez, ni yeux, ni bouche. C’est un enfant superbe, quoique né imperceptible, mais pour espérer que ce soit une jolie fille, il faut attendre qu’elle ait une figure. Jusqu’ici elle en a deux aussi rondes et aussi joufflues l’une que l’autre. Elle a toujours une bonne nourrice dont elle se trouve fort bien.

Le mois prochain vous verrez mon mari, qui retournera avec Hippolyte vendre son cheval. De là nous irons passer un mois à Bordeaux et un mois à Nérac, chez ma belle-mère, et nous serons de retour ici au mois de juillet. Si vous voulez à cette époque tenir votre promesse, et décider Caroline à vous accompagner, nous passerons en famille tant de tems que vous voudrez, car je n’aurai plus d’obligations de toute l’année, et il me faut des obligations pour quitter Nohant, où j’ai pris racine. Nous vous soignerons bien et vous rajeunirons si fort que vous arriverez à Paris fraîche et encore très dangereuse pour beaucoup de têtes.

Adieu, ma chère maman. Casimir, Hippolyte, mes deux enfans et moi vous embrassons tous bien tendrement. Gare à vous ! au milieu d’un pareil conflit, vous aurez du bonheur si vous n’êtes pas étouffée par nos caresses et nos batailles à qui en aura sa part.

Quand vous me répondrez, aurez-vous la bonté de me donner quelques conseils sur la façon d’une robe de foulard fort belle qu’on m’envoye de Calcutta et que je ferai moyennant que vous me direz où en est la mode et la manière dont je dois tailler les manches ? Je crois que maintenant on les fait de droit fil et aussi larges en bas qu’en haut. Mais dirigez-moi, car je suis fort en arrière.


A M. Dutheil, avocat à la Châtre (recommandé à Madame la poste de la Châtre).


Bordeaux, 10 mai 1829.

Hélas ! mon estimable ami, que c’est cruel, que c’est effrayant, que c’est épouvantable, je dirai plus, que c’est sciant de s’éloigner de son endroit et de se voir en si peu de jours transvasée à 120 lieues de sa patrie ! Si cette douleur est cuisante pour tous les cœurs bien nés, elle est telle pour un cœur berrichon particulièrement, qu’il s’en est fallu de peu que je ne fusse noyée dans un torrent de pleurs, répandus par Pierre, Thomas, Colette, Pataud, Marie Guillard et Brave. Torrent auquel j’en joignis un autre de larmes abondantes. Que dis-je, un torrent ! c’était bien une mer tout entière. Après avoir embrassé ces inappréciables serviteurs, les uns après les autres, je m’élançai dans la voiture, soutenue par trois personnes et j’arrivai sans encombre à Châteauroux. Là nous fûmes singulièrement égayés par la conversation piquante et badine de M. Didion, qui nous fît pour la cinquante-septième fois le récit de la maladie et de la mort de sa femme, sans omettre la plus légère particularité.

A Loches, mon ami, vous croyez peut-être que je me suis amusée à penser que ces tourelles noircies, où ma cuisinière mourrait du spleen, avaient été la résidence d’un roi de France et de sa cour ? ou bien que j’ai demandé aux habitans des nouvelles d’Agnès Sorel ? J’avais bien autre chose dans l’esprit. Je songeais avec recueillement, avec émotion, au passage dans cette ville du respectable et philanthrope M. Blaise Duplomb, lequel fut rattrapé par des guerdins de gendarmes qui l’attachèrent à la queue de leurs chevaux et,… mais vous savez le reste ! Il est trop pénible de revenir sur de si déplorables circonstances.

Enfin, mon estimable ami, la présente est pour vous dire qu’après cinq jours d’une traversée fatigante et dangereuse, à travers des déserts brûlans et des hordes d’anthropophages, après une navigation de cinq minutes sur la Dordogne, pendant laquelle nous avons couru plus de périls et supporté plus de maux que La Pérouse dans toute sa carrière, nous sommes arrivés, frais et dispos, en la ville de Bordeaux, —presqu’aussi belle qu’un des faubourgs de la Châtre, — et où je me trouve fort bien ; regrettant néanmoins, vous d’abord mon ami, puis votre tabatière, puis les deux lilas blancs qui sont devant mes fenêtres et pour lesquels je donnerais tous les édifices que l’on bâtit ici.

Adieu, mon honorable camarade, soutenons toujours de nos lumières et de cette immense supériorité que le ciel nous a donnée en partage (à vous et à moi), la cause du bon sens, de la nature, de la justice, sans oublier la morale, la culture libre du tabac et le régime de l’égalité.

Rappelez-moi au souvenir d’Agasta ; quant à vous, frère, je vous donne l’accolade de l’amitié et vous prie de vous rappeler un peu de moi quand vous mangerez du gras double.

Hélas ! loin de la patrie, le ciel est d’airain, les pommes de terre sont mal cuites et le café trop brûlé.

Ces rues, c’est de la séparation de pierres ; cette rivière, c’est de la séparation d’eau ; ces hommes, c’est de la séparation en chair et en os ! — Voyez Victor Hugo.

AURORE.


A Monsieur Caron, Paris,


Bordeaux, 4 juin 1829.

Aimable, estimable, respectable et vénérable octogénaire, c’est pour avoir l’avantage de savoir des nouvelles de votre chancelante et précieuse santé que la présente vous est adressée par votre fille soumise et subordonnée. Comment traitez-vous ou plutôt comment vous traitent la goutte, la gravelle, la catharre, la gale, la crachomanie, la prisomanie, la mouchomanie, en un mot le cortège innombrable des maux qui vous assiègent depuis tantôt quarante-cinq ans, que j’ai le bonheur inappréciable de vous connaître ? Fasse le ciel, ô digne vieillard, que vous conserviez le peu de cheveux et les deux ou trois dents qui vous restent, comme vous conserverez jusqu’à la mort le sentiment, le dévouement et le certainement de tous ceux qui vous entourent !

C’est aussi pour vous dire que nous sommes pour le moment dans la ville de Bordeaux qui est grande et bien faite, et où nous regrettons amèrement que vous n’ayez pu mettre à exécution le projet que vous aviez formé de venir vous y divertir avec vous. Ah ! bon père I de combien de soins, de combien de bouteilles de vin de Bordeaux, de combien de tendresse n’eussions-nous pas entouré votre vieillesse ! Certes notre affection et la bonne chère vous eussent rendu cette verdeur de jeunesse que vous regrettez en vain maintenant. Nous vous eussions procuré de bienfaisantes transpirations en vous fesant manger des artichauds cruds ; et un sommeil réparateur vous eût doucement bercé jusqu’à une heure de l’après-midi, mais hélas ! où êtes-vous ?

Vous imaginez bien, mon cher ami, que nous trottons ici comme des lièvres, et que nous flânons comme.. ? comme vous ? Nous allons au spectacle, au café, à la campagne, sur la rivière, nous visitons les collections, les églises, les caveaux, les morts, les vivans, c’est à n’en pas finir. Nous allons voir la mer dans deux ou trois jours. Nous confions nos augustes personnes et notre précieuse existence aux flots capricieux, aux vents impétueux et au savoir chanceux d’un pilote expérimenté. Priez pour nous, saint homme, vieillard austère et séraphique ! si nous périssons dans cette lutte, je vous promets d’aller vous tirer par les pieds. Vous verrez mon ombre pâle, couronnée d’algue verte et sentant la marée à plein nez, errer autour de votre lit et chanter comme une mouette pendant votre sommeil. Alors, pieux cénobite, dites le chapelet à mon intention et répandez de l’eau bénite autour de vous.

Si pourtant, comme je l’espère, une destinée moins poétique me ramène saine et sauve à l’Hôtel de France, je partirai peu de jours après pour Guillery, où je vous prie de m’adresser votre réponse et celle de ma petite Félicie, à qui je vous prie de remettre en particulier la lettre ci-incluse.

Nous avons ici M. Desgranges, que vous connaissez, je crois. Plus, l’avocat-général, qui me charge de vous dire mille choses affectueuses et obligeantes pour lui. Plus, une douzaine de parens ennuyeux, plus deux ou trois autres amis fort aimables qui ne nous quittent pas. Le tems vole trop vite au milieu de ces distractions qui me remontent un peu l’esprit. Il faudra pourtant reprendre le cours tranquille des heures à Nohant. Ce n’est pas que je m’en inquiète beaucoup, j’ai comme vous, bon père, un fonds de nonchalance et d’apathie qui me rattache sans effort à la vie sédentaire et, comme dit Stéphane, animale.

Ah ! çà, que faites-vous ? n’êtes-vous pas un peu fatigué d’affaires et n’aurez-vous pas quelques jours de liberté ? vous savez que vous vous êtes formellement et solennellement engagé à venir vous reposer près de nous, dès que vous en trouveriez la possibilité. Je désire vivement que ce tems arrive et en attendant j’ai l’honneur d’être, ô vertueux père de famille, votre fille et amie.

AUR.

Casimir vous embrasse et vous prie de vous occuper de son affaire, je ne sais laquelle.


A Monsieur Jules Boucoiran, à Paris.


Nohant, près La Châtre (Indre), 2 septembre 1829,

M. Duris-Dufresne m’a fait passer, monsieur, votre réponse aux propositions dont il a bien voulu se charger de ma part auprès de vous. Nous sommes d’accord dès ce moment, et si mon offre vous convient toujours, je vous attendrai au commencement d’octobre. Le bien que M. Duris-Dufresne nous a dit et de la méthode et du professeur nous donne un vif désir de connaître l’un et l’autre et nous nous efforcerons de vous rendre agréable le séjour que vous ferez parmi nous.

Si dans votre méthode il est quelque préparation préalable qu’il soit à ma portée de donner à mon fils, veuillez me l’indiquer afin de rendre votre travail plus facile. Sinon, je le disposerai toujours à vous montrer de la docilité et de la reconnaissance, et ce dernier sentiment, ses parens le partageront, n’en doutez pas.

Agréez, monsieur, l’assurance de la considération distinguée, avec laquelle j’ai l’honneur de vous saluer.

AURORE DUDEVANT.


A M. J. Boucoiran, à Nohant.


Périgueux, 30 novembre 1829.

Mon cher petit Jules, comment vont mes enfans ? et vous ? et tous les miens ? Je suis impatiente d’avoir de vos nouvelles et des leurs, mais je n’en ai pas encore reçu et je suis bien près de m’en tourmenter. Vous étiez de retour à Nohant vendredi soir, vous auriez dû m’écrire le lendemain, peut-être demain matin aurai-je une lettre de vous ou de mon frère. J’en ai besoin pour être tout à fait contente. Car à tous autres égards (vous prétendez que c’est mon mot), je suis bien de corps et d’esprit. Mon voyage a été sinon rapide, du moins heureux. Ma santé est fort bonne et mon cœur assez content. Hâtez-vous donc de me dire que ma famille va bien aussi. Mon Maurice surtout, mon méchant drôle que j’aime pourtant plus que tout au monde et sans lequel je n’aurais pas de bonheur. Dort-il, mange-t-il ? est-il gai ? est-il bien ? Ne soyez pas trop indulgent pour lui, et pourtant, le plus que vous pourrez, faites-lui aimer le travail. Je sais bien que ce n’est pas chose aisée. Quand je suis là pour sécher ses pleurs et le voir ensuite dormir dans son berceau, je ne m’en inquiète guères ; mais de loin, ma faiblesse de mère se réveille, et je ne sens plus que de la douleur, en songeant qu’il est peut-être à pâlir et à se lamenter devant son livre. Sotte chose que l’enfance de l’homme, sotte chose que sa vie toute entière ! Enfin, mon cher enfant, faites pour lui ce que vous feriez, ce que vous ferez un jour pour votre propre fils. Suivez son éducation, mais avant tout, surveillez sa santé. Veillez à ce qu’il ne mange pas à toute heure de mauvaises sucreries. Son estomach en souffre, et son teint en est constamment échauffé ; forcez-le d’être propre, car c’est encore une chose importante pour la santé ; ayez aussi l’œil sur ma petite pataude et l’oreille à ses cris. Je vous ai déjà dit tout cela. Je suis rabâcheuse et ennuyeuse comme toutes les vieilles. Mais vous me le pardonnerez, car vous avez une mère aussi et si vous étiez malade chez moi, je vous soignerais comme elle-même. Je vous ai confié mon bien le plus précieux, vous m’avez promis d’en être responsable. Répondez bien à toutes mes questions, répétez dix fois la même chose sans vous lasser et ne laissez pas passer deux jours sans me tenir au courant. Vous me prouverez ainsi que vous avez autant d’amitié pour moi que j’en ai pour vous.

Je pense repartir vers le milieu de la semaine prochaine ; écrivez jusqu’à ce que je vous avertisse. Adieu.

Soignez aussi mon bengali, et dites-moi s’il n’était pas mort de soif quand vous êtes arrivé. Tenez un peu compagnie à ma pauvre Emilie, qui s’ennuyé souvent. Je sais que vous êtes bon, attentif et obligeant. Je compte sur vous pour me remplacer en toutes choses.


AURORE DUDEVANT.

A Madame Dupin, Paris,


1er février 1830.

Ma chère maman,

Si je n’avais reçu de vos nouvelles par mon mari et par mon frère qui vient d’arriver, je serais inquiète de votre santé, car il y a bien longtems que vous ne m’avez donné de vos nouvelles. Il y a plusieurs jours que je me disposais à vous en demander, mais j’en ai été empêchée par de vives alarmes sur la santé de Maurice. Il a eu une irritation d’estomach, accompagnée d’une fièvre violente dont un accès a duré 24 heures sans aucune interruption dans le délire et dans l’assoupissement toujours mêlé de rêves, d’agitations presque convulsives. J’ai été bien malheureuse pendant quelques jours. Heureusement les soins assidus, les sangsues, les cataplasmes et les lavemens ont adouci cette crise, et il a même été plus promptement rétabli que je n’osais l’espérer. Il va bien maintenant et reprend ses leçons, qui sont pour moi une grande occupation. Il me reste à peine quelques heures par jour pour faire un peu d’exercice et jouer avec ma petite Solange, qui est belle comme un ange, blanche comme un cygne et douce comme un agneau. Elle avait une bonne étrangère qui lui eût été fort utile pour apprendre les langues, mais qui était un si pitoyable sujet sous tous les rapports, qu’après bien des indulgences mal placées, j’ai fini par la mettre à la porte ce matin, pour avoir mené Maurice (à peine sorti de son lit à la suite de cette affreuse indigestion) dans le village, se bourrer de pain chaud et de vin du crû.

J’ai confié Solange aux soins de la femme d’André, que j’ai depuis deux ans et qui est un bon sujet. Je vous envoie le portrait de Maurice, que j’ai essayé le soir même où il est tombé malade. Je n’ose pas vous dire qu’il ressemble beaucoup, j’ai eu peu de tems pour le regarder, parce qu’il s’endormait sur sa chaise. Je croyais que c’était seulement un besoin de sommeil après avoir joué, tandis que ce n’était rien moins que le mal de tête et la fièvre qui s’emparaient de lui. Depuis je n’ai pas osé le faire poser dans la crainte de le fatiguer, j’ai cherché autant que possible, en retouchant mon ébauche, de me pénétrer de sa physionomie espiègle et décidée. Je crois que l’expression y est bien, seulement le portrait le peint plus âgé d’un an ou deux, la distance des narines à l’œil est un peu exagérée, et la bouche n’est pas assez froncée dans le genre de la mienne. En vous représentant les traits de cette figure un peu plus rapprochés, de très longs cils que le dessin ne peut pas bien rendre et qui donnent au regard beaucoup d’agrément, de très vives couleurs roses avec un teint demi-brun, demi-clair, et les prunelles d’un noir orangé, c’est-à-dire d’un moins beau noir que les vôtres, mais presqu’aussi grandes, enfin en fesant un effort d’imagination, vous pourrez prendre une idée de sa petite mine, qui sera, je crois, par la suite plutôt belle que jolie. La taille est sans défauts, svelte, droite comme un palmier, souple et gracieuse, les pieds et les mains sont très petits, le caractère est un peu emporté, un peu volontaire, un peu têtu. Cependant le cœur est excellent, et l’intelligence très susceptible de développement. Il lit très bien et commence à écrire, il commence aussi la musique, l’orthographe et la géographie ; cette dernière étude est pour lui un plaisir.

Voilà bien des bavardages de mère, mais vous ne m’en ferez pas de reproches, car vous savez ce que c’est. Pour moi, je n’ai pas autre chose dans l’esprit que mes leçons et j’y sacrifie tous mes anciens plaisirs. Voici le moment où tous mes soins deviennent nécessaires, et l’éducation d’un garçon n’est pas une chose à négliger. Je m’applaudis plus que jamais d’être forcée de vivre à la campagne, où je puis m’y livrer entièrement. Je n’ai aucun regret aux plaisirs de Paris, j’aime bien le spectacle et les courses quand j’y suis, mais heureusement je sais aussi n’y pas penser quand je n’y suis pas et quand je ne peux pas y aller. Il y a une chose sur laquelle je ne prends pas aussi facilement mon parti ; c’est d’être éloignée de vous, à qui je serais si heureuse de présenter mes enfans, et que je voudrais pouvoir entourer de soins et de bonheur. Vous m’affligez vivement en me refusant sans cesse le moyen de m’acquitter d’un devoir qui me serait si doux à remplir. Moi-même j’ose à peine vous presser dans la crainte de ne pouvoir vous offrir ici les plaisirs que vous trouvez à Paris et que la campagne ne peut fournir. Je suis pourtant bien sûre intérieurement que, si la tendresse et les attentions suffisaient pour vous rendre la vie agréable, vous goûteriez celle que je voudrais vous créer ici.

Adieu, ma chère maman, nous vous embrassons tous, les grands comme les petits. Écrivez-moi donc, ce n’est pas assez pour mai d’apprendre que vous vous portez bien, je veux encore que vous me le disiez et que vous me donniez une bénédiction.


A Madame Dupin, Paris,


Nohant, février 1830.

J’ai reçu votre lettre depuis quelques jours, ma chère petite maman et j’y aurais répondu tout de suite sans un nouveau dérangement de santé qui m’a mis assez bas. Je souffre beaucoup de la poitrine ; je ne puis respirer, et aujourd’hui, pour m’achever de peindre, j’ai un point de côté qui fait que je marche tout de travers et me tenant la hanche comme une personne embarrassée de garder un clystère. Il faudra que je songe sérieusement à me mettre en état de grâce ; chose qu’on fait toujours le plus tard qu’on peut, et si tard que j’ai de la peine à croire que cela serve à quelque chose. Voilà, direz-vous, de beaux sentimens ! vous savez que je plaisante, et qu’en état de santé ou de maladie, je suis toujours la même ; quant au moral, ma gaîté n’en est même pas altérée, et je prends le tems comme il vient, comptant sur l’avenir, sur mes forces physiques et sur la bonne envie que j’ai de vivre longtemps pour vous, aimer et vous soigner. Heureusement vous êtes toujours jeune et vous pouvez encore mener longtems la vie de garçon, mais un jour viendra, madame ma chère mère, où vous ne serez plus si forte, où vous n’aurez plus de si beaux yeux ni de si bonnes dents, il faudra bien alors que vous reveniez à nous, c’est là que je vous attends, au coin du feu de Nohant, enveloppée de bonnes couvertures et apprenant à lire aux enfans de Maurice et à ceux de Solange ; moi-même je ne serai plus alors très allante, et si ma pauvre santé détraquée me mène jusque là, je ne serai pas fâchée d’accaparer l’autre chenet ; c’est alors que nous raconterons de belles histoires qui n’en finiront pas et qui nous endormiront alternativement. Je serai, moi, beaucoup plus vieille que mon âge, car déjà avec une dose de sciatique et de douleurs, comme celles qui me pèsent sur les épaules, je gagerais que vous êtes plus jeune que moi ; ainsi donc, chère mère, comptez que nous vieillirons ensemble et que nous serons juste au même point ; puissions-nous finir de même et nous en aller de compagnie là-bas, le même jour ! Adieu, chère maman, je laisse la plume à Hippolyte, je ne puis pas écrire sans me fatiguer beaucoup, mon étourdi se charge de vous raconter nos amusemens.


A Monsieur Jules Boucoiran, à Châteauroux.


Nohant, 1er mars 1830.

Il me semblait, en effet, que vous nous aviez oubliés, mon cher enfant, et je suis bien aise de m’être trompée. Vous seriez fort ingrat si vous ne répondiez pas à l’amitié sincère que je vous ai témoignée et que vous m’avez paru mériter. Je crois que vous y répondez, en effet, puisque vous me le dites, et je suis sensible à la manière simple et affectueuse dont vous me l’exprimez. Vous vous applaudissez d’avoir trouvé une amie en moi. C’est bon et rare les amis ! Si vous ne changez point, si vous restez toujours ce que je vous ai vu ici, c’est-à-dire honnête, doux, sincère, aimant votre excellente mère comme elle le mérite, respectant la vieillesse et ne vous fesant pas un amusement de la railler, comme il est aujourd’hui de mode de le faire, si vous demeurez enfin toujours étranger aux erreurs que vous m’avez vu détester et combattre chez mes plus proches amis, vous pouvez compter que j’aurai pour vous cette amitié toute maternelle que je vous ai promise. Mais je vous avertis que j’exigerai plus de vous que des autres. Il en est beaucoup que leur mauvaise éducation, leur abandon dans la vie ou leur caractère ardent rend en quelque sorte excusables. Mais quand avec d’aussi bons principes, un naturel aussi paisible et une aussi bonne mère que vous les avez, on se laisse corrompre, on ne mérite aucune indulgence. Je sais vos qualités et vos défauts mieux que vous-même. A votre âge, on ne se connaît pas. On n’a pas assez d’années derrière soi pour savoir ce que c’est que le passé et pour juger une partie de la vie. On ne pense qu’à l’autre qui est devant soi, et on la voit bien différente de ce qu’elle sera. Je vais vous dire ce que vous êtes. D’abord l’apathie domine chez vous. Vous êtes d’une constitution nonchalante. Vous avez des moyens, vos études ont été bonnes. Je crois que vous auriez un jour une tête « quarrée, » comme disait Napoléon, un esprit positif et une instruction solide, si vous n’étiez pas paresseux ; mais vous l’êtes. En second lieu, vous n’avez pas le caractère assez bienveillant en général et vous l’avez trop quelquefois. Vous êtes taciturne à l’excès ou confiant avec étourderie. Il faudrait chercher un milieu. Remarquez que ces reproches ne s’adressent point à mon fils à celui que je fesais lire et causer dans mon cabinet et qui, avec moi était toujours raisonnable et excellent. Je parle de Jules Boucoiran que les autres jugent, dont ils peuvent avoir à se louer ou à se plaindre, et comme je voudrais que tous ceux que vous rencontrerez se fissent une idée juste de vous, comme je voudrais vous apprendre à vivre bien avec tous, je veux vous montrer les inconvéniens de cet abandon avec lequel vous vous livrez à la sensation du moment, tantôt à l’ennui, tantôt à l’épanchement.

Vous n’aimez point la solitude, et pour échapper à une société qui vous déplaît, vous en prenez une pire. J’ai su que vous passiez, pendant mon absence, toutes vos soirées à la cuisine, et je vous désapprouve beaucoup. Vous savez si je suis orgueilleuse et si je traite mes gens avec hauteur. Élevée avec eux, habituée pendant quinze ans à les regarder comme des camarades, à les tutoyer, à jouer avec eux comme fait aujourd’hui Maurice avec Thomas, je me laisse encore souvent gronder et gouverner par eux. Je ne les traite pas comme des domestiques, et un de mes amis remarquait avec raison que ce n’étaient pas des valets, mais bien une classe de gens à part qui s’étaient engagés par goût à faire aller ma maison, mais qui y vivaient aussi libres, aussi chez eux que moi-même. Vous savez encore que je m’assieds quelquefois au fond de ma cuisine en regardant rôtir le poulet du dîner et en donnant audience à mes coquins et à mes mendians. Mais je n’irais pas passer un quart d’heure avec eux, lorsqu’ils sont rassemblés, pour y passer le tems et écouter leur conversation. Elle m’ennuierait et me dégoûterait parce que leur éducation est différente de la mienne et que je les gênerais en même tems que je m’y trouverais déplacée. Or, vous êtes élevé comme moi et non comme eux. Vous ne devez donc pas être avec eux comme un égal. J’insiste sur ce reproche auquel je n’aurais pas pensé, s’il ne m’était revenu quelque chose de semblable d’une manière indirecte et par l’effet du hazard. Hippolyte se trouvant en patache avec un homme employé chez le général Bertrand, je ne sais plus si c’est comme ouvrier, comme domestique ou comme fermier, celui-ci bavarda beaucoup, parla de la famille Bertrand, de monsieur, de madame, des enfans et enfin de M. Jules. « C’est un bon enfant, dit-il, et bien savant, mais c’est jeune, ça ne sait pas tenir son rang. Ça joue aux cartes ou aux dames avec le chasseur du général. Nous autres gens du commun, nous n’aimons pas ça ; si nous étions élevés en messieurs, nous nous conduirions en messieurs. »

Hippolyte me raconta cette conversation, qu’il regardait comme un propos sans fondement, mais je me rappelai diverses circonstances qui me le firent trouver vraisemblable et entr’autres votre brouillerie avec la famille du portier, brouillerie qui n’aurait jamais dû avoir lieu parce que vous n’auriez dû jamais faire société avec des gens sans éducation. Je le répète, l’éducation établit entre les hommes la seule véritable distinction. Je n’en comprends pas d’autre, mais celle-là me semble irrécusable. Celle que vous avez reçue vous impose l’obligation de vivre avec les personnes qui sont dans la même position et de n’avoir pour les autres que de la douceur, de la bienveillance et de l’obligeance. De l’intimité et de la confiance jamais ; à moins de circonstances particulières qui n’existent point par rapport à vous, avec mes gens, ou avec ceux du général Bertrand. Voilà encore ce qui me fait dire que vous êtes paresseux.

Quand vos élèves sont couchés, au lieu d’aller niaiser avec des gens qui ne parlent pas le même français que vous, il faudrait prendre un livre et orner votre esprit des connaissances qui vous manquent encore. Si votre cerveau est fatigué des impatiences et des fadeurs de la leçon (je conviens que rien n’est plus ennuyeux), prenez un ouvrage de littérature. Il y en a tant que vous ne connaissez pas, ou que vous connaissez mal ! J’aimerais encore mieux que vous fissiez seul de méchans vers que d’aller entendre de la prose d’antichambre.

Vous voyez que j’use fort de la liberté que vous m’avez donnée de vous gronder. Au fait, si vous le preniez mal, vous seriez un soi, car je ne fais que remplir mon devoir de mère, et il faut vous aimer et vous estimer beaucoup pour se charger de vous faire la morale si rudement.


Le 13 mars.

Il y a tantôt quinze jours que je vous écrivis le barbouillage précédent. Depuis il ne m’a été possible de le reprendre, et c’est à grand’peine que je m’y remets aujourd’hui. J’ai attrapé une sorte de refroidissement qui m’a fort maltraitée et principalement les yeux que j’ai déjà assez faibles et que je crains de ne pas bien retrouver sinon de perdre tout à fait par suite de cette affaire-ci. Je serais fort à plaindre si j’en suis réduite à me chauffer les pieds sans m’occuper, et puis c’est triste de n’y pas voir, de ne pouvoir regarder la couleur du ciel et le visage de ses enfans. Priez pour que cela ne m’arrive. En attendant je souffre beaucoup et ne puis vous dire qu’un mot. C’est que j’espère que vous ne vous fâcherez pas de tout ce qui précède et que j’ai trouvé un peu sévèrement dit en le relisant. N’y cherchez qu’une nouvelle preuve de mon amitié pour vous.

J’espère que vous viendrez nous voir quand vous aurez fini avec la maison Bertrand. Vous trouverez Maurice et Léontine lisant très bien, écrivant très mal et fesant du reste assez de progrès pour les petites choses que je leur enseigne peu à peu. Soulat lit mal et écrit bien. Il oublie les principes que vous lui avez donnés, quoique nous le fassions lire tous les jours. Vous m’aviez proposé de me laisser des tableaux pour les leur remettre sous les yeux, ce qui souvent est nécessaire. Vous l’avez ensuite oublié et vous m’avez promis de m’en envoyer. N’y manquez pas, je vous prie. Ce sera m’épargner la fatigue d’en faire moi-même, ce que je pourrais au besoin, car je me rappelle assez bien l’arrangement des principales règles. Mais j’ai les yeux et la tête si malades que vous me rendrez service en me les fesant passer.

Adieu, mon cher Jules, donnez-moi toujours de vos nouvelles. Tout le monde ici vous fait amitié, Maurice vous embrasse et moi aussi.

  1. Je ne sais pas la date. Nous sommes le deuxième dimanche de carême.
  2. Village de potiers près Nohant.
  3. Historique.