Correspondance de George Sand et d’Alfred de Musset/1

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Texte établi par Félix DecoriE. Deman, libraire-éditeur (p. 1-20).


PREMIÈRE SÉRIE

Paris — 1833

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LETTRE N° 1.[1]

Madame, je prends la liberté de vous envoyer quelques vers que je viens d’écrire en relisant un chapitre d’Indiana, celui où Noun reçoit Raymond dans la chambre de sa maitresse. Leur peu de valeur m’aurait fait hésiter à les mettre sous vos yeux, s’ils n’étaient pour moi une occasion de vous exprimer le sentiment d’admiration sincère et profonde qui les a inspirés.

Agréez, madame, l’assurance de mon respect.

Alf. de Musset.


COMPLÉMENT DE LA LETTRE N°1


Sand, quand tu l’écrivais, où donc l’avais-tu vue
Cette scène terrible où Noun à demi nue
Sur le lit d’Indiana s’enivre avec Raymond ?
Qui donc te la dictait, cette page brûlante
Où l’amour cherche en vain d’une main palpitante
Le fantôme adoré de son illusion ?

En as-tu dans le cœur la triste expérience ?
Ce qu’éprouve Raymond, te le rappellais-tu ?
Et tous ces sentiments d’une vague souffrance,
Ces plaisirs sans bonheur, si pleins d’un vide immense,
As-tu rêvé cela, George, ou l’as-tu connu ?

N’est-ce pas le Réel dans toute sa tristesse
Que cette pauvre Noun, les yeux baignés de pleurs,
Versant à son ami le vin de sa maîtresse,
Croyant que le bonheur c’est une nuit d’ivresse
Et que la volupté, c’est le parfum des fleurs ?

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Et cet être divin, cette femme angélique
Que dans l’air embaumé Raymond voit voltiger,
Cette frêle Indiana dont la forme magique
Erre sur les miroirs comme un spectre léger,

Ô George ! n’est-ce pas la pâle fiancée
Dont l’Ange du désir est l’immortel amant ?
N’est-ce pas l’Idéal, cette amour insensée
Qui sur tous les amours plane éternellement ?

Ah, malheur à celui qui lui livre son âme !
Qui couvre de baisers sur le corps d’une femme
Le fantôme d’une autre, et qui, sur la beauté.
Veut boire l’idéal dans la réalité !

Malheur à l’imprudent qui, lorsque Noun l’embrasse
Peut penser autre chose en entrant dans son lit,
Sinon que Noun est belle et que le Temps qui passe,
A compté sur ses doigts les heures de la nuit !

Demain viendra le jour, demain, désabusée,
Noun, la fidèle Noun, par sa douleur brisée,
Rejoindra sous les eaux l’ombre d’Ophélia.
Elle abandonnera celui qui la méprise ;

Et le cœur orgueilleux qui ne l’a pas comprise
Aimera l’autre en vain — n’est-ce pas, Lélia ?

24 juin 1833.


LETTRE N° 2.

Voilà, madame, le fragment que vous désirez lire et que je suis assez heureux pour avoir retrouvé, en partie dans mes papiers, en partie dans ma mémoire. Soyez assez bonne pour faire en sorte que votre petit caprice de curiosité ne soit partagé par personne.[2]

Votre bien dévoué serviteur,
Alfd de Musset.

Mardi.


LETTRE N° 3.

Votre aimable lettre a fait bien plaisir, madame, à une espèce d’idiot entortillé dans de la flanelle comme une épée de bourgmestre. Il vous remercie bien cordialement de votre souvenir pour une sottise qui n’en valait pas la peine et dont il est bien fâché de vous avoir rendu témoin[3]. Que vous ayez le plus tôt possible la fantaisie de perdre une soirée avec lui, c’est ce qu’il vous demande surtout.

Votre bien dévoué,
Alfd de Mt.


LETTRE N° 4.

Je suis obligé, madame, de vous faire le plus triste aveu ; je monte la garde mardi prochain ; tout autre jour de la semaine, ou, ce soir même, si vous étiez libre, je suis tout à vos ordres et reconnaissant des moments que vous voulez bien me sacrifier.

Votre maladie n’a rien de plaisant, quoique vous ayez envie d’en rire. Il serait plus facile de vous couper une jambe que de vous guérir. Malheureusement on n’a pas encore trouvé de cataplasme à poser sur le cœur. Ne regardez pas trop la lune, je vous en prie, et ne mourez pas avant que nous n’ayons exécuté ce beau projet de voyage dont nous avons parlé. Voyez quel égoïste je suis ; vous dites que vous avez manqué d’aller dans l’autre monde ; je ne sais vraiment pas trop ce que je fais dans celui-ci.

Tout à vous de cœur.

Alfd de Mt.

Lundi.


LETTRE N° 5.

J’ai reçu Lélia. — Je vous en remercie, et bien que j’eusse résolu de me conserver cette jouissance pour la nuit, il est probable que j’aurai tout lu avant de retourner au corps de garde.

Si après avoir raisonnablement trempé vos doigts dans l’encre, vous vous couchez prosaïquement, je souhaite que Dieu vous délivre de votre mal de tête. — Si vous avez réellement l’idée d’aller vous percher sur les tours de Notre-Dame[4], vous serez la meilleure femme du monde, si vous me permettez d’y aller avec vous. Pourvu que je rentre à mon poste le matin, je puis disposer de ma veillée patriotique. Répondez-moi un mot, et croyez à mon amitié sincère.

Alfd de Mt.


LETTRE N° 6.

Vous êtes bien bonne et bien aimable de penser à moi ; je m’aperçois que le porteur de votre lettre s’est exalté sur la route, en sorte que, de peur de méprise, je prends la précaution du papier pour vous dire que je suis parfaitement libre, et que je vous remercie de votre aimable invitation.

Votre bien dévoué serr,
Alfd de Mt.

Sans date.


LETTRE N° 7.

Éprouver de la joie à la lecture d’une belle chose faite par un autre, est le privilège d’une ancienne amitié. — Je n’ai pas ces droits auprès de vous, madame, il faut cependant que je vous dise que c’est là ce qui m’est arrivé en lisant Lélia. — J’étais, dans ma petite cervelle, très inquiet de savoir ce que c’était. Cela ne pouvait pas être médiocre, mais enfin ça pouvait être bien des choses avant d’être ce que cela est. Avec votre caractère, vos idées, votre nature de talent, si vous eussiez échoué là, je vous aurais regardée comme valant le quart de ce que vous valez. Vous savez que malgré tout votre cher mépris pour vos livres, que vous regardez comme des espèces de contre-partie des mémoires de vos boulangers, etc., vous savez, dis-je, que pour moi, un livre, c’est un homme, ou rien. — Je me soucie autant que de la fumée d’une pipe, de tous les arrangements, combinaisons, drames, qu’à tête reposée, et en travaillant pour votre plaisir, vous pourriez imaginer et combiner. — Il y a dans Lélia des vingtaines de pages qui vont droit au cœur, franchement, vigoureusement, tout aussi belles que celles de René et de Lara. Vous voilà George Sand ; autrement vous eussiez été madame une telle faisant des livres.

Voilà un insolent compliment, je ne saurais en faire d’autres. Le public vous les fera. Quant à la joie que j’ai éprouvée, en voici la raison.

Vous me connaissez assez pour être sûre à présent que jamais le mot ridicule de — voulez-vous ? ou ne voulez-vous pas ? — ne sortira de mes lèvres avec vous. — Il y a la mer Baltique entre vous et moi sous ce rapport. — Vous ne pouvez donner que l’amour moral — et je ne puis le rendre à personne (en admettant que vous ne commenciez pas tout bonnement par m’envoyer paître, si je m’avisais de vous le demander), mais je puis être, si vous m’en jugez digne, — non pas même votre ami, — c’est encore trop moral pour moi — mais une espèce de camarade sans conséquence et, sans droits, par conséquent sans jalousie et sans brouilles, capable de fumer votre tabac, de chiffonner vos peignoirs[5] et d’attraper des rhumes de cerveau en philosophant avec vous sous tous les marronniers de l’Europe moderne. Si, à ce titre, quand vous n’avez rien à faire, ou envie de faire une bêtise, (comme je suis poli !) vous voulez bien de moi pour une heure ou une soirée, au lieu d’aller ces jours-là chez madame une telle, faisant des livres, j’aurai affaire à mon cher monsieur George Sand, qui est désormais pour moi un homme de génie. Pardonnez-moi de vous le dire en face, je n’ai aucune raison pour mentir.

À vous de cœur.
Alfd de Mt.

Mercredi.


LETTRE N° 8.

Mon cher George, vos beaux yeux noirs que j’ai outragés hier[6] m’ont trotté dans la tête ce matin. Je vous envoie cette ébauche, toute laide qu’elle est, par curiosité pour voir si vos amis la reconnaîtront, et si vous la reconnaîtrez vous-même.

Good night. I am gloomy to day.[7]
Alfd de Musset.


LETTRE N° 9[8].

Je crois, mon cher George, que tout le monde est fou ce matin ; vous qui vous couchez à quatre heures, vous m’écrivez à huit ; moi, qui me couche à sept, j’étais tout grand éveillé au beau milieu de mon lit, quand votre lettre est venue. Mes gens auront pris votre commissionnaire pour un usurier, car on l’a renvoyé sans réponse. Comme j’étais en train de vous lire et d’admirer la sagesse de votre style, arrive un de mes amis (toujours à huit heures), lequel ami se lève ordinairement à deux heures de l’après-midi. Il était cramoisi de fureur contre un article des Débats où l’on s’efforce, ce matin même[9], de me faire un tort commercial de quelques douzaines d’exemplaires. En vertu de quoi j’ai essuyé mon razoir (sic) dessus.

J’irai certainement vous voir à minuit. Si vous étiez venue hier soir, je voue aurais remercié sept fois comme ange consolateur et demi, ce qui fait bien proche de Dieu. J’ai pleuré comme un veau pour faire ma digestion, après quoi je suis accouché par le forceps de cinq vers et une (sic) hémistiche, et j’ai mangé un fromage à la crème qui était tout aigre.

Que Dieu vous conserve en joie, vous et votre progéniture, jusqu’à la vingt et unième génération.

Yours truly
Alfd de Mt.


LETTRE N° 10.

Mon cher George, j’ai quelque chose de bête et de ridicule à vous dire. Je vous l’écris sottement au lieu de vous l’avoir dit, je ne sais pourquoi, en rentrant de cette promenade. J’en serai désolé, ce soir. Vous allez me rire au nez, me prendre pour un faiseur de phrases dans tous mes rapports avec vous jusqu’ici. Vous me mettrez à la porte et vous croirez que je mens. Je suis amoureux de vous. Je le suis depuis le premier jour où j’ai été chez vous. J’ai cru que je m’en guérirais tout simplement en vous voyant à titre d’ami. Il y a beaucoup de choses dans votre caractère qui pouvaient m’en guérir ; j’ai lâché de me le persuader tant que j’ai pu ; mais je paye trop cher les moments que je passe avec vous. J’aime mieux vous le dire et j’ai bien fait, parce que je souffrirai bien moins pour m’en guérir à présent si vous me fermez votre porte. Cette nuit, pendant que[10]… j’avais résolu de vous faire dire que j’étais à la campagne, mais je ne veux pas vous faire de mystères ni avoir l’air de me brouiller sans sujet. Maintenant, George, vous allez dire : encore un qui va m’ennuyer ! comme vous dites ; si je ne suis pas tout à fait le premier venu pour vous, dites-moi, comme vous me l’auriez dit hier en me parlant d’un autre, ce qu’il faut que je fasse. Mais je vous en prie, si vous voulez me dire que vous doutez de ce que je vous écris, ne me répondez plutôt pas du tout. Je sais comme vous pensez de moi, et je n’espère rien en vous disant cela. Je ne puis qu’y perdre une amie et les seules heures agréables que j’ai passées depuis un mois. Mais je sais que vous êtes bonne, que vous avez aimé, et je me confie à vous, non pas comme à une maîtresse, mais comme à un camarade franc et loyal. George, je suis un fou de me priver du plaisir de vous voir pendant le peu de temps que vous avez encore à passer à Paris, avant votre départ pour l’Italie où nous aurions passé de si belles nuits, si j’avais de la force. Mais la vérité est que je souffre et que la force me manque.

Alfd Mt.


LETTRE N° 11.

S’il y a dans les feuilles que je viens de lire une page où vous ayez pensé à moi, et que je l’aie deviné, je vous remercie, George.

[11]

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je voudrais que vous me connussiez mieux, que vous voyiez qu’il n’y a dans ma conduite envers vous ni rouerie ni orgueil affecté, et que vous ne me fassiez pas plus grand ni plus petit que je ne suis. Je me suis livré sans réflexion au plaisir de vous voir et de vous aimer. — Je vous ai aimée, non pas chez vous, près de vous, mais ici, dans cette chambre où me voilà seul à présent. C’est là que je vous ai dit ce que je n’ai jamais dit à personne. — Vous souvenez-vous que vous m’avez dit un jour que quelqu’un vous avait demandé si j’étais Octave ou Cœlio, et que vous aviez répondu : tous les deux, je croîs. — Ma folie a été de ne vous en montrer qu’un, George, et quand l’autre a parlé, vous lui avez

répondu comme à[12]

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À qui la faute ? À moi. Plaignez ma triste nature qui s’est habituée à vivre dans un cercueil scellé, et haïssez les hommes qui m’y ont forcé. Voilà un mur de prison, disiez-vous hier, tout viendrait s’y briser. Oui George, voilà un mur ; vous n’avez oublié qu’une chose, c’est qu’il y a derrière un prisonnier.

Voilà mon histoire toute entière, ma vie passée, ma vie future. Je serai bien avancé, bien heureux, quand j’aurai barbouillé de mauvaises rimes les murs de mon cachot ! Voilà un beau calcul, une belle organisation de rester muet en face de l’être qui peut vous comprendre, et de faire de ses souffrances un trésor sacré pour le jeter dans toutes les voieries, dans tous les égouts, à six francs l’exemplaire ! Pouah !

Plaignez-moi, ne me méprisez pas. Puisque je n’ai pu parler devant vous, je mourrai muet. Si mon nom est écrit dans un coin de votre cœur, quelque faible, quelque décolorée qu’en soit l’empreinte, ne l’effacez pas. Je puis embrasser une fille galeuse et ivre morte, mais je ne puis embrasser ma mère.

Aimez ceux qui savent aimer, je ne sais que souffrir. Il y a des jours où je me tuerais : mais je pleure ou j’éclate de rire, non pas aujourd’hui, par exemple. Adieu, George, je vous aime comme un enfant.



  1. La 1re  lettre de George Sand à Alfred de Musset est datée de Venise. Aucune de celles qu’elle a pu lui écrire précédemment ne m’a été remise. Aucune n’avait été copiée, ni même vue par M. Aucante.
    George Sand tenait surtout à se justifier d’avoir été la maitresse de Pagello, alors qu’elle aurait encore été celle de Musset. C’est pourquoi elle a dû regarder comme étant sans intérêt les réponses qu’elle a pu faire à ce dernier dans les débuts de leur liaison.
  2. C’était un fragment inédit de Rolla.
  3. Il avait eu des crampes d’estomac jusqu’à s’évanouir.
  4. C’était pour voir un feu d’artifice, probablement celui de la fête du roi, où elle a été en effet sans lui.
  5. Il s’était habillé en pierrot et avait mystifié une personne qui n’était pas, comme on l’a raconté et imprimé, Mr de la Rochefoucauld.
  6. Il avait fait la charge de plusieurs personnes, la sienne, celle de G. S., celle de Buloz, etc. Il dessinait remarquablement.
  7. Bonsoir, je sais triste aujourd’hui.
  8. L’en-tête de cette lettre est orné d’un dessin à la plume représentant une dame vue de dos et tenant par la main deux enfants qui portent des joujoux.
  9. N° du 28 juillet 1833.
  10. Ces deux derniers mots biffes à la plume par G. Sand, et la ligne suivante coupée aux ciseaux.
  11. Coupure aux ciseaux, faite par A. de M.
  12. Partie du verso enlevée par la coupure. Alf. de M. semble avoir voulu couper tout ce qui contenait des noms propres.