Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0046
Je te remercie de la sollicitude que vous avez prise touchant la santé de mon père. Il est vrai qu’il a été atteint d’un rhumatisme très violent, mais il va beaucoup mieux ; maintenant, il peut marcher et dans quelques jours il recommencera à voir ses malades et il courra comme un lapin. Ma famille me charge d’embrasser la tienne.
Je suis fort satisfait que ma lettre, mon poème devrais-je dire, car cette œuvre a des proportions épiques tout à fait grandioses, t’ait fait plaisir et que tu te sois gaudys avec ycelui. C’était bien le moins qu’à un homme comme toi je servisse un mets de haut goût. Tu peux te vanter d’avoir eu la dédicace de mon année 1841.
Tu me dis de te dire quels sont mes rêves. Aucuns. Mes projets d’avenir ? Point. Ce que je veux être ? Rien, suivant en cela la maxime du philosophe qui disait : « Cache ta vie et meurs. » Je suis fatigué de rêves, embêté de projets, saturé de penser à l’avenir, et quant à être quelque chose, je serai le moins possible. Mais comme l’âne le plus pelé, le plus écorché a encore quelque poil sur le cuir, comme la barrique la plus vide a encore deux ou trois gouttes de vin au fond, je te dirai donc, mon bel ami, que l’année prochaine j’étudierai le noble métier que tu vas bientôt professer ; je ferai mon droit, en y ajoutant une quatrième année pour reluire du titre de Docteur, ut gradu doctoris illuminatus sim ! Après quoi, il se pourra bien faire que je m’en aille me faire Turc en Turquie, ou muletier en Espagne, ou conducteur de chameaux en Égypte. Je me suis toujours senti de la propension pour ce genre d’être. Voilà tous les voiles levés. Si je ne t’en ai pas dit plus, c’est que je n’en avais pas plus à te dire, mon gros. Il faut donc te contenter de ce que je t’envoie, de mes épîtres, romans, etc… Je n’ai rien de plus beau à te donner, si ce n’est ma bénédiction.
Adieu, porte-toi bien, tâche de te rétablir.