Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0065

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Louis Conard (Volume 1p. 113-115).

65. À SA SŒUR.
Paris, 5 août 1842.

Ta lettre de ce matin m’a fait grand plaisir, mon bon raton, j’avais peur que tu ne fusses malade.

Je serais bien aise que mon examen se passe, bien ou mal, n’importe, mais que j’en sois débarrassé. Pour peu que je continue, tu ne trouverais plus en moi qu’un résidu de Gustave. Il m’arrive de passer une journée sans avoir pensé au Garçon, sans avoir gueulé tout seul dans ma chambre pour me divertir, comme ça m’arrive tous les jours dans mon état normal. Du reste, ma santé est toujours excellente.

Samedi prochain on me donnera jour définitif pour passer mon examen. Je vous l’écrirai aussitôt et vous saurez ainsi la date certaine de mon arrivée. Je grille, ma bonne Caroline, je grille, comme toi il y a deux mois, et, je crois, encore plus.

J’aurais voulu être avec toi sur le « passager » pour voir les balles des Rouennais. Tu as dû observer bien des bêtises. As-tu ri quand tu as vu le cap de la mère Lambert sur le quai ? Avait-elle toujours des fourrures ? Mais ta vanité a dû être satisfaite en te baignant au Havre. Je suis sûr que tu nageais de la manière la plus poissonnière et que tu as fait pâlir tes rivales. Pour moi, je ne vais plus aux écoles de natation ; on y fait trop de tapage, on y pue trop et surtout ça coûte cher : un bain vous revient à près de 40 sols. Et juge si, par cette chaleur, c’est une privation pour moi.

Je vais t’apprendre quelque chose d’assez risible : le père Tardif a demandé la croix (papa était bien informé). On la lui a refusée, il est indigné. De plus, pour montrer son attachement pour le gouvernement, il fait le deuil du duc d’Orléans, ainsi que Mme Tardif qui est toute en noir. Le père Guetier[1] a-t-il poussé aussi loin l’amour de la famille royale ? Pour moi je suis également très fâché de cet accident. On en parle trop ; on ne parle que de ça. C’est à faire vomir les honnêtes gens.

Puisque tu daignes approuver les choses spirituelles que je t’ai envoyées, en voici d’autres qui, je pense, exciteront un enthousiasme encore plus grand. Quels sont les Espagnols les moins généreux ? Ce sont les Navarrois, parce qu’ils vivent en Navarre. Quels sont les Suisses les plus étourdis ? Ce sont ceux qui sont à Uri.

Adieu, vieux rat.


  1. Maire de Trouville, contribua avec dévouement à l’évasion de Louis-Philippe en 1848.