Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0069
Quand j’ai fini ma journée, et avant de me coucher, je vous donne à tous pour la nuit une bonne et dernière pensée. C’est ce que je fais maintenant. Dors-tu bien à cette heure-ci, mon bon rat ? Il me semble que je te vois couchée dans ton petit lit, les rideaux fermés, le poêle brûlant, et toi ronflant avec ta bonne mime sous ton bonnet.
Quand tu étais couchée et malade, tu n’avais personne pour te lire, pour te faire des « Lugartin », des « Antony » et des « journalistes de Nevers ». Dans trois semaines, tu me verras revenir, plus disposé que jamais à continuer tous mes rôles, car l’absence de mon public m’ennuie. Voici quelle est ma vie. Je me lève à 8 heures, je vais au cours, je rentre et je déjeune d’une manière très frugale ; je travaille jusqu’à 5 heures du soir, heure à laquelle je vais dîner ; avant 6 heures je suis de retour dans ma chambre, où je m’y divertis jusqu’à minuit ou une heure du matin. À peine si une fois par semaine je descends de l’autre côté de l’eau pour aller voir nos amis.
J’ai trouvé tantôt la carte d’Henry Collier, capitaine de vaisseau de Sa Majesté Britannique, qui probablement s’ennuyait de ne pas me voir et était venu avec Herbert me faire une visite. J’irai chez eux vendredi. Henriette est toujours couchée dans son lit ou sur un canapé ; on lui apporte ses repas, elle ne se lève point.
Le gros Vasse[1], qui n’est plus du tout gros, m’a invité à dîner pour jeudi. Je n’aurai qu’à traverser le Luxembourg, à tâcher de m’empiffrer, à sortir ensuite, allumer un cigare, et me retasser dans mon chenil.
J’ai fait marché avec un gargotier du quartier pour qu’il me nourrisse. J’ai devant moi, et payés, trente dîners, si on peut appeler cela des dîners. Maman sera peut-être émerveillée de mon idée économique : elle n’est point gastronomique, mais commode et à bon marché. Je surpasse tous les amateurs du lieu en rapidité pour manger. J’y affecte un genre préoccupé, sombre et dégagé tout à la fois, qui me fait beaucoup rire quand je suis tout seul dans la rue. Le maître est pour moi plein d’égards : ma haute stature l’a prévenu en faveur de mon estomac. Tu me demandes si j’ai un fauteuil : je n’ai pour sièges que trois chaises et une manière de divan qui peut servir à la fois de coffre, de lit, de bibliothèque et d’endroit pour mettre les souliers. Je crois aussi qu’on pourrait en faire une loge à chien ou une écurie pour un poney. C’est le lit que je destine à mes parents quand ils viendront me voir. Je m’aperçois que j’ai dit une malhonnêteté en voulant dire quelque chose de spirituel et faire l’agréable.
Dans toutes les comédies du monde, les fils inventent un tas de blagues pour carotter leur père, afin d’en soutirer de l’argent. Je n’ai aucune blague à inventer, mais j’ai besoin d’argent (de l’argent, toujours de l’argent, ils n’ont que ce mot-là à la bouche). Il me reste la somme de 36 francs et quelques centimes. Tu feras observer que j’ai payé mes meubles et qu’il m’a fallu encore acheter une infinité de choses, telles que pelles, pincettes, bois pour chauffer un homme comme moi, et que de plus je suis resté huit jours à l’hôtel, etc. Je prie donc papa de me dire où je peux aller toucher du blanc.
- ↑ La mère d’Emmanuel Vasse était l’amie d’enfance de Mme Flaubert ; son père fut consul en Orient.