Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0071

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Louis Conard (Volume 1p. 123-124).

71. À LA MÊME.
[Paris, décembre 1842.]

Je suis tellement agacé qu’il faut que je me dilate un peu en vous écrivant. Je prends jour définitivement vendredi prochain. Je veux en finir le plus tôt possible parce que ça ne peut pas durer plus longtemps comme ça. Je finirais par tomber dans un état d’idiotisme ou de fureur. Ce soir, par exemple, je ressens simultanément ces deux agréables états d’esprit. Je rage tellement, je suis si impatient d’avoir passé mon examen, que j’en pleurerais. Je crois que je serais même content si j’étais refusé, tant la vie que je mène depuis six semaines me pèse sur les épaules. Il y a des jours pires que les autres. Hier, par exemple, il faisait un temps doux comme au mois de mai : j’ai eu toute la matinée une envie atroce de prendre une carriole et d’aller me promener à la campagne. Je pensais que, si j’avais été à Déville, je me serais mis sous la charreterie avec Néo et que j’aurais regardé la pluie tomber en fumant tranquillement ma pipe. Il ne faut pas songer à tout ce qui vient à l’esprit de bon et de doux quand on prépare un examen : je me reproche, comme temps perdu, toutes les fois que j’ouvre ma fenêtre pour regarder les étoiles (car il y a maintenant un beau clair de lune) et me distraire un peu. Figure-toi que, depuis que je t’ai quittée, je n’ai pas lu une ligne de français, pas six malheureux vers, pas une phrase honnête. Les Institutes sont écrites en latin et le Code civil est écrit en quelque chose d’encore moins français. Les messieurs qui l’ont rédigé n’ont pas beaucoup sacrifié aux Grâces. Ils ont fait quelque chose d’aussi sec, d’aussi dur, d’aussi puant et platement bourgeois que les bancs de bois de l’École où on va se durcir les fesses à en entendre l’explication. Les gens peu délicats en fait de confortable intellectuel trouvent peut-être qu’on n’y est pas mal ; mais pour les aristocrates comme moi, qui ont coutume d’asseoir leur imagination à des places plus ornées, plus riches, plus moelleuses surtout, c’est crânement désagréable et humiliant. « Il n’est rien si pleinement et si largement faultier que les loys, et cuyde que l’homme y a assez montré sa bestise, par leur inconstance, mutations et diversitez. » Pendant que je suis à m’éreinter sur les rentes, servitudes et autres facéties, toi, mon vieux rat, tu pianotes du Chopin, du Spohr, du Beethoven, ou bien tu mêles le bitume à la terre de Sienne et fais chier les vessies de blanc. Tu as une vie moins canaille que la mienne et qui sent plus son gentilhomme !