Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0091

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Louis Conard (Volume 1p. 160-163).

91. À ALFRED LE POITTEVIN.
Nogent-sur-Seine, 2 avril 1845.

Nous aurions vraiment tort de nous quitter, de dérayer de notre vocation et de notre sympathie. Toutes les fois que nous avons voulu le faire, nous nous en sommes mal trouvés. J’ai encore éprouvé à notre dernière séparation une impression pénible qui, pour apporter avec elle moins d’étonnement qu’autrefois, est toujours pleine de chagrin. Voilà trois mois que nous étions bien l’un et l’autre ensemble, seuls, seuls en nous-mêmes et seuls à nous deux. Il n’y a rien au monde de pareil aux conversations étranges qui se font au coin de cette sale cheminée où tu viens t’asseoir, n’est-ce pas, mon cher poète ? Sonde au fond de ta vie et tu avoueras comme moi que nous n’avons pas de meilleurs souvenirs ; c’est-à-dire de choses plus intimes, plus profondes et plus tendres même, à force d’être élevées. J’ai revu Paris avec plaisir ; J’ai regardé le boulevard, la rue de Rivoli, les trottoirs, comme si je revenais voir tout cela après cent ans d’absence, et je ne sais pas pourquoi j’ai respiré à l’aise, en me sentant au milieu de ce bruit et de cette cohue humaine. Mais je n’ai personne avec moi, hélas ! Du moment que nous nous quittons, nous abordons sur une terre étrangère où l’on ne parle pas notre langue et où nous ne parlons celle de personne. À peine débarqué j’ai passé mes bottes, suis monté en régie et ai commencé mes visites. L’escalier de la Monnaie m’a essoufflé, parce qu’il a cent marches de haut et aussi que je me rappelais le temps, évanoui sans retour, où je le montais pour aller dîner. J’ai embrassé Mme et Mlle Darcet qui étaient en deuil, je me suis assis dans un fauteuil, j’ai causé une demi-heure et j’ai foutu le camp. Partout j’ai marché dans mon passé, je l’ai remonté comme un torrent que l’on grimpe et dont l’onde vous murmure le long des genoux. J’ai été aux Champs-Élysées ; j’y ai revu ces deux femmes[1] avec qui autrefois je passais des après-midi entiers. La malade était encore à demi couchée dans un fauteuil. Elle m’a reçu avec le même sourire et la même voix. Les meubles étaient toujours les mêmes et le tapis n’était pas plus usé. Par une affinité exquise, par un de ces accords harmonieux dont la perception appartient seulement à l’artiste, un orgue de Barbarie s’est mis à jouer sous les fenêtres, comme autrefois pendant que je leur lisais Hernani ou René ; et puis je me suis dirigé vers la demeure d’un grand homme. Ô malheur ! il était absent. « M. Maurice vient de partir ce soir pour Londres. » Tu conçois que j’ai été embêté et que j’aurais voulu trouver une boule aussi exquise et pour laquelle je me sens une invincible tendresse. — Le commis de Maurice m’a trouvé grandi ; que dis-tu de ça ?

M’étant procuré par Panofka l’adresse de Mme P***[2], je me précipitai dans la rue Laffitte et je demandai au concierge le logement de cette femme perdue. Ah ! la belle étude que j’ai faite là ! et quelle bonne mine j’y avais ! Comme j’avais l’air du brave homme et de la canaille ! J’ai approuvé sa conduite, me suis déclaré le champion de l’adultère et l’ai même peut-être étonnée de mon indulgence. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle a été extrêmement flattée de ma visite et qu’elle m’a invité à déjeuner à mon retour. Tout cela demanderait à être écrit, détaillé, peint, ciselé. Je le ferais pour un homme comme toi si avant-hier je ne m’étais écorché le doigt, ce qui m’oblige à écrire lentement et me gêne à chaque mot.

J’ai eu pitié de la bassesse de tous ces gens déchaînés contre cette pauvre femme. On lui a retiré ses enfants, on lui a retiré tout. Elle vit avec une rente de 6,000 francs, en garni, sans femme de chambre, dans la misère. À mon avant-dernière visite, elle rayonnait dans deux salons dont les meubles étaient de soie violette et les plafonds dorés. Quand je suis entré, elle venait de pleurer, ayant appris le matin que depuis quinze jours la police suivait tous ses pas. Le père du jeune homme avec qui elle a eu son aventure craint qu’elle ne l’accapare et fait tout ce qu’il peut pour rompre cette union illicite. Sens-tu la beauté du père qui a peur de la mangearde ? Vois-tu la mine du fils embêté ! et celle de la fillette que l’on poursuit impitoyablement ?

Nous partons demain de Nogent[3], et nous descendons rapidement jusqu’à Arles et Marseille. C’est en revenant de Gênes que nous visiterons lentement le Midi. À Marseille j’irai voir Mme Foucaud, ce sera singulièrement amer et farce, surtout si je la trouve enlaidie comme je m’y attends. Le bourgeois dirait : Vous aurez là une grande désillusion. Mais j’ai rarement éprouvé des désillusions, ayant eu peu d’illusions. Quelle plate bêtise de toujours vanter le mensonge et de dire : la poésie vit d’illusions ! Comme si la désillusion n’était pas cent fois plus poétique par elle-même ! Ce sont du reste deux mots d’une riche ineptie.

Je me suis ennuyé aujourd’hui d’une façon terrible. Quelle belle chose que la province et le chic des rentiers qui l’habitent ! On vous parle du Juif Errant et de la polka, des impôts et de l’amélioration des routes, et le voisin a une importance !


  1. Gertrude et Henriette Collier.
  2. Mme Pradier, femme du sculpteur.
  3. Le mariage de Caroline Flaubert célébré, la famille Flaubert, y compris Gustave, décida d’accompagner les jeunes époux dans leur voyage en Italie.