Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0095
Ne pas confondre avec Milan, frère du gros Milan, seul, de tous les Milan, fabricant de boyaux de mouton neutralisés, sans odeur, approuvés par l’Académie royale de Médecine de Paris, rue de l’Arbre-Sec, etc.
Excuse-moi d’abord, mon vieil Ernest, de ne pas t’avoir écrit. J’accepte tous les reproches de ta lettre, à laquelle je réponds de suite, et j’implore ma grâce en te promettant que tu ne manqueras pas de mes lettres à Calvi[1]. J’imagine l’isolement dans lequel tu vas te trouver et je tâcherai de temps à autre de te distraire un peu par quelques facéties que je t’enverrai d’au-delà de la mer. Hélas ! je ne suis plus si gai qu’autrefois. Je deviens vieux. Je n’ai plus cette magnifique blague qui remplissait des lettres que tu étais deux jours à lire. Ce sera plutôt à toi de m’apprendre du nouveau. Je te conseille, pour passer le temps, de travailler l’italien et l’histoire de la Corse. Je te demanderai même plus tard, quand tu seras installé, quelques renseignements que je désire. Nous ne sommes pas près de nous revoir, mon pauvre vieux. J’aurais voulu avant de nous séparer nous dire un adieu classique, j’entends souper tranquillement ensemble chez ce bon Auguste, et finir la soirée chez Mme R***, avant que tu n’ailles défendre la moralité publique. C’eût été d’un bon augure. Quand est-ce que nous nous retrouverons ? qu’arrivera-t-il d’ici là ? Il coulera bien de l’eau sous le pont, comme on dit vulgairement. Vas-tu t’en donner, des makis et du soleil ! Peut-être en auras-tu vite assez et regretteras-tu la vallée de Cléry où je t’ai fait rouler de rire. Mais le cœur humain est ainsi mosaïqué que, revenu aux Andelys, tu regretteras la Corse. Cela est de règle. Tâche toujours dans tes jours de vide et d’embêtement de ne pas céder au découragement. Sois toujours bel homme, jolie tenue, jolies manières, agréable en société, ferme sur tes talons, jarret tendu et le petit doigt sur la couture de la culotte.
Que te dirai-je de moi ? Toujours le même ! ni mieux, ni pis, au moral comme au physique. J’ai revu la Méditerranée et je l’ai quittée ; je monte en voiture le matin et j’en descends le soir. Je mange vigoureusement, par exemple ; c’est un progrès ; j’ai un appétit d’enfer. En fait d’impressions de voyage, ce que j’ai vu de mieux, c’est Gênes. Je t’engage à aller t’y promener à quelque jour que tu auras le temps. Quand on a visité ses palais, on a une telle pitié du luxe moderne qu’on est tenté de loger à l’écurie et de sortir en blouse. J’ai vu ce matin, à la bibliothèque Ambroisienne, des lettres de Mme Lucrèce Borgia et, cet après-midi, à Monza, la fameuse couronne de fer que Charlemagne et Napoléon se sont mise sur la tête.
Nous revenons par Genève et, dans quatre semaines, nous serons de retour à Rouen. Je reprendrai ma vie calme et uniforme, entre ma pipe et mon feu, sur ma table et dans mon fauteuil. Nous passerons l’été à Croisset.
Au reçu de ceci, tu calculeras la distance qu’il te faut pour me répondre, d’après les timbres de la poste. Dans 15 jours nous serons à Genève. Aussi écris-moi à Genève ; sinon, une huitaine après à Nogent, et enfin à Nogent [sic, pour Rouen].
N’as-tu as pour procureur du roi un M. Paoli, un gaillard qui boîte ? Présente-lui mes compliments, s’il se souvient de moi, et dis-lui que je me rappelle avec plaisir la manière dont son frère m’a reçu. C’est celui qui habite à Piedicroce.
Adieu, vieux, porte-toi bien et donne souvent de tes nouvelles ; je t’embrasse.
- ↑ Ernest Chevalier venait d’être nommé substitut du procureur du roi à Calvi.