Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0108

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Louis Conard (Volume 1p. 201-204).

108. À MAXIME DU CAMP.
[Croisset], 7 avril 1846.

J’ai pris une feuille de grand papier avec l’intention de t’écrire une longue lettre ; peut-être ne vais-je pas t’envoyer trois lignes ; c’est comme ça viendra. Le temps est gris, la Seine est jaune, le gazon est vert ; les arbres ont à peine des feuilles, elles commencent ; c’est le printemps, l’époque de la joie et des amours. — « Mais il n’y a pas plus de printemps dans mon cœur que sur la grande route, où le hâle fatigue les yeux, où la poussière se lève en tourbillons. » — Te rappelles-tu où cela est ? C’est de Novembre[1]. J’avais dix-neuf ans quand j’ai écrit cela, il y a bientôt six ans. C’est étrange comme je suis né avec peu de foi au bonheur. J’ai eu, tout jeune, un pressentiment complet de la vie. C’était comme une odeur de cuisine nauséabonde qui s’échappe par un soupirail. On n’a pas besoin d’en avoir mangé pour savoir qu’elle est à faire vomir. Je ne me plains pas de cela, du reste ; mes derniers malheurs m’ont attristé, mais ne m’ont pas étonné. Sans rien ôter à la sensation, je les ai analysés en artiste. Cette occupation a mélancoliquement récréé ma douleur. Si j’avais attendu de meilleures choses de la vie, je l’aurais maudite ; c’est ce que je n’ai pas fait. Tu me regarderais peut-être comme un homme sans cœur, si je te disais que ce n’est pas l’état présent que je considère comme le plus pitoyable de tous. Dans le temps que je n’avais à me plaindre de rien, je me trouvais bien plus à plaindre. Après tout, cela tient peut-être à l’exercice. À force de s’élargir pour la souffrance, l’âme en arrive à des capacités prodigieuses ; ce qui la comblait naguère à la faire crever en couvre à peine le fond maintenant. J’ai au moins une consolation énorme, une base sur laquelle je m’appuie ; c’est celle-ci : je ne vois plus ce qui peut m’arriver de fâcheux. Il y a la mort de ma mère que je prévois plus ou moins prochaine ; mais, avec moins d’égoïsme, je devrais l’appeler pour elle. Y a-t-il de l’humanité à secourir les désespérés ? As-tu réfléchi combien nous sommes organisés pour le malheur ? On s’évanouit dans la volupté, jamais dans la peine. Les larmes sont pour le cœur ce que l’eau est pour les poissons. Je suis résigné à tout, prêt à tout ; j’ai serré mes voiles et j’attends le grain, le dos tourné au vent et la tête sur ma poitrine. On dit que les gens religieux endurent mieux que nous les maux d’ici-bas. Mais l’homme convaincu de la grande harmonie, celui qui espère le néant de son corps, en même temps que son âme retournera dormir au sein du grand Tout pour animer peut-être le corps des panthères ou briller dans les étoiles, celui-là non plus n’est pas tourmenté. On a trop vanté le bonheur mystique. Cléopâtre est morte aussi sereine que saint François. Je crois que le dogme d’une vie future a été inventé par la peur de la mort ou l’envie de lui rattraper quelque chose. — C’est hier que l’on a baptisé ma nièce. L’enfant, les assistants, moi, le curé lui-même qui venait de dîner et était empourpré, ne comprenaient pas plus l’un que l’autre ce qu’ils faisaient. En contemplant tous ces symboles insignifiants pour nous, je me faisais l’effet d’assister à quelque cérémonie d’une religion lointaine, exhumée de la poussière. C’était bien simple et bien connu, et pourtant je n’en revenais pas d’étonnement. Le prêtre marmottait au galop un latin qu’il n’entendait pas ; nous autres, nous n’écoutions pas ; l’enfant tenait sa petite tête nue sous l’eau qu’on lui versait ; le cierge brûlait et le bedeau répondait : Amen ! Ce qu’il y avait de plus intelligent à coup sûr, c’étaient les pierres qui avaient autrefois compris tout cela et qui peut-être en avaient retenu quelque chose.

Je vais me mettre à travailler, enfin ! enfin ! J’ai envie, j’ai espoir de piocher démesurément et longtemps. Est-ce d’avoir touché du doigt la vanité de nous-mêmes, de nos plans, de notre bonheur, de la beauté, de la bonté, de tout ? mais je me fais l’effet d’être borné et bien médiocre. Je deviens d’une difficulté artiste qui me désole ; je finirai par ne plus écrire une ligne. Je crois que je pourrais faire de bonnes choses ; mais je me demande toujours à quoi bon ? C’est d’autant plus drôle que je ne me sens pas découragé ; je rentre, au contraire, plus que jamais dans l’idée pure, dans l’infini. J’y aspire, il m’attire ; je deviens brahmane, ou plutôt je deviens un peu fou. Je doute fort que je compose rien cet été. Si c’était quelque chose, ce serait du théâtre. Mon conte oriental est remis à l’année prochaine, peut-être à la suivante et peut-être à jamais. Si ma mère meurt, mon plan est fait : je vends tout et je vais vivre à Rome, à Syracuse, à Naples. Me suis-tu ? Mais fasse le ciel que je sois un peu tranquille ! Un peu de tranquillité, grand Dieu ! un peu de repos ; rien que cela ; je ne demande pas de bonheur. Tu me parais heureux ; c’est triste. La félicité est un manteau de couleur rouge qui a une doublure en lambeaux ; quand on veut s’en recouvrir, tout part au vent, et l’on reste empêtré dans ces guenilles froides que l’on avait jugées si chaudes.


  1. Voir Œuvres de jeunesse inédites, II, p. 162.