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Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0110

La bibliothèque libre.
Louis Conard (Volume 1p. 206-208).

110. À ERNEST CHEVALIER.
[Croisset], 4 juin [1846], jeudi soir.

Pauvre vieux ! je sais bien qu’à 300 lieues de moi il y a des yeux pleins de larmes quand les miens pleurent, un cœur gros d’angoisses quand le mien se déchire. Je comprends, je plains ton isolement, la solitude d’affections où tu te trouves ; je souhaite comme toi et pour toi que tu reviennes en France. Il faut espérer que d’ici à quelque temps on te fera cette grâce ou plutôt cette justice, car tu commences vraiment à avoir mérité de l’avancement pour l’embêtement que te donnent tes fonctions. N’est-ce pas qu’il faut avoir demeuré à l’étranger pour aimer son pays ? et n’avoir plus de famille pour en sentir le prix ? J’attends avec impatience les vacances pour pouvoir passer ensemble quelques bonnes heures. Ma pauvre mère te reverra avec bien du plaisir : elle te reverra avec joie, car tu es mêlé à trop de choses tendres du temps de son bonheur pour que tu ne lui sois pas cher. N’aimons-nous pas à retrouver sur les gens, et même sur les meubles et les vêtements, quelque chose de ceux qui les ont approchés, aimés, connus, ou usés ?

Des nouvelles de ce qui se passe ici, je vais t’en donner. Achille a le logement de l’Hôtel-Dieu. Le voilà en pied et avec la plus belle position médicale de la Normandie. Nous autres, nous vivons à Croisset, d’où je ne sors [pas] et où je travaille le plus que je peux, ce qui n’est pas beaucoup, mais un acheminement à plus. L’hiver, nous passerons quatre mois à Rouen. Nous y avons pris un logement au coin de la rue de Buffon. Notre déménagement est à peu près fini, Dieu merci ! c’est encore là une triste besogne. J’y ai une chambre assez propre, avec un petit balcon pour fumer la pipe matinale.

Veux-tu que je t’apprenne quelque chose qui va te faire pousser un Oh ! avec plusieurs points d’exclamation ? C’est le mariage, de qui ? D’un jeune homme de ta connaissance — pas de moi, rassure-toi ; mais bien d’un nommé Le Poittevin avec Mlle de Maupassant. Ici tu vas te livrer à l’étonnement et à la rêverie […]. Les « justes nopces » se feront dans, je crois, une quinzaine. Le contrat a dû être signé mardi dernier. Après le mariage, on fera un voyage en Italie et l’hiver prochain on habitera Paris. En voilà encore un de perdu pour moi, et doublement, puisqu’il se marie d’abord et ensuite puisqu’il va vivre ailleurs. Comme tout s’en va ! comme tout s’en va ! Les feuilles repoussent aux arbres ; mais pour nous, où est le mois de mai qui nous rende les belles fleurs enlevées et les parfums mâles de notre jeunesse ? Cela te fait-il le même effet ? mais je me fais à moi-même l’effet d’être démesurément âgé et plus vieux qu’un obélisque. J’ai vécu énormément et il est probable que, quand j’aurai soixante ans je me trouverai très jeune ; c’est là ce qu’il y a d’amèrement farce.

Ma pauvre mère est toujours désolée. Tu n’as pas l’idée d’un pareil chagrin. S’il y a un Dieu, il faut avouer qu’il n’est pas toujours dans des accès de bonhomie. Madame Mignot m’a écrit ce matin pour me dire qu’elle viendrait passer quelques jours ici prochainement ; je lui en ai une grande reconnaissance. Mon courage faiblit quelquefois à porter tout seul le fardeau de ce grand désespoir, que rien n’allège. Adieu, cher vieil ami, je t’embrasse de tout mon cœur. Ton vieux.