Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0112

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Louis Conard (Volume 1p. 211-213).

112. À LOUISE COLET[1]
Mardi soir, minuit [4 août 1846.]

Il y a douze heures nous étions encore ensemble ; hier à cette heure-ci je te tenais dans mes bras… t’en souviens-tu ?… Comme c’est déjà loin ! La nuit maintenant est chaude et douce ; j’entends le grand tulipier, qui est sous ma fenêtre, frémir au vent et, quand je lève la tête, je vois la lune se mirer dans la rivière. Tes petites pantoufles sont là pendant que je t’écris ; je les ai sous les yeux, je les regarde. Je viens de ranger, tout seul et bien enfermé, tout ce que tu m’as donné ; tes deux lettres sont dans le sachet brodé ; je vais les relire quand j’aurai cacheté la mienne. Je n’ai pas voulu prendre pour t’écrire mon papier à lettres ; il est bordé de noir ; que rien de triste ne vienne de moi vers toi ! Je voudrais ne te causer que de la joie et t’entourer d’une félicité calme et continue, pour te payer un peu tout ce que tu m’as donné à pleines mains dans la générosité de ton amour. J’ai peur d’être froid, sec, égoïste, et Dieu sait pourtant ce qui, à cette heure, se passe en moi. Quel souvenir ! et quel désir ! Ah ! nos deux bonnes promenades en calèche ! qu’elles étaient belles, la seconde surtout avec ses éclairs ! Je me rappelle la couleur des arbres éclairés par les lanternes, et le balancement des ressorts ; nous étions seuls, heureux. Je contemplais ta tête dans la nuit ; je la voyais malgré les ténèbres ; tes yeux t’éclairaient toute la figure. Il me semble que j’écris mal ; tu vas lire ça froidement ; je ne dis rien de ce que je veux dire. C’est que mes phrases se heurtent comme des soupirs ; pour les comprendre, il faut combler ce qui sépare l’une de l’autre ; tu le feras n’est-ce pas ? Rêveras-tu à chaque lettre, à chaque signe de l’écriture ? comme moi, en regardant tes petites pantoufles brunes, je songe aux mouvements de ton pied quand il les emplissait et qu’elles en étaient chaudes […] le mouchoir est dedans. […]

Ma mère m’attendait au chemin de fer ; elle a pleuré en me voyant revenir. Toi, tu as pleuré en me voyant partir. Notre misère est donc telle que nous ne pouvons nous déplacer d’un lieu sans qu’il en coûte des larmes des deux côtés ! C’est d’un grotesque bien sombre. J’ai retrouvé ici les gazons verts, les arbres grands et l’eau coulant comme lorsque je suis parti. Mes livres sont ouverts à la même place ; rien n’est changé. La nature extérieure nous fait honte ; elle est d’une sérénité désolante pour notre orgueil. N’importe, ne songeons ni à l’avenir, ni à nous, ni à rien. Penser, c’est le moyen de souffrir. Laissons-nous aller au vent de notre cœur tant qu’il enflera la voile ; qu’il nous pousse comme il lui plaira, et quant aux écueils… ma foi tant pis ! Nous verrons.

Et ce bon X… qu’a-t-il dit de l’envoi ? Nous avons ri hier au soir. C’était tendre pour nous, gai pour lui, bon pour nous trois. J’ai lu, en venant, presque un volume. J’ai été touché à différentes places. Je te causerai de ça plus au long. Tu vois bien que je ne suis pas assez recueilli, la critique me manque tout à fait ce soir. J’ai voulu seulement t’envoyer encore un baiser avant de m’endormir, te dire que je t’aimais. À peine t’ai-je eu quittée, et à mesure que je m’éloignais, ma pensée revolait vers toi. Elle courait plus vite que la fumée de la locomotive qui fuyait derrière nous (il y a du feu dans la comparaison — pardon de la pointe). Allons, un baiser, vite, tu sais comment, de ceux que dit l’Arioste, et encore un, oh, encore ! encore et puis, ensuite, sous ton menton, à cette place que j’aime sur ta peau si douce, sur ta poitrine ou je place mon cœur.

Adieu, adieu.

Tout ce que tu voudras de tendresses.


  1. Louise Colet, née Révoil, naquit en 1810. Femme de lettres, elle aborda tous les genres mais s’adonna surtout à la poésie ; d’une grande beauté, elle combina, par ses amours, des intrigues bruyantes pour attirer l’attention sur son œuvre sans valeur et sur sa personne. Elle persécuta ses amants, parmi lesquels Alphonse Karr, Victor Cousin, Alfred de Vigny. Flaubert la vit pour la première fois dans l’atelier de Pradier en 1846. Elle devint sa maîtresse ; mais au début de l’année 1855, lassé de ses exigences impérieuses, il rompit toutes relations avec la muse. (Voir G. Flaubert, par Émile Faguet, p. 10, Hachette, éd. ; et G. Flaubert, par René Descharmes, Ferroud, éd.).