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Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0120

La bibliothèque libre.
Louis Conard (Volume 1p. 248-252).

120. À LOUISE COLET.
Mercredi soir. [12 août 1846.]

Tu auras été toute la journée d’aujourd’hui sans lettre de moi. Tu auras encore douté, pauvre amour. Pardonne-moi. La faute n’en est pas à ma volonté, mais à ma mémoire. Je croyais qu’on avait pour la poste à Rouen jusqu’à 1 heure, et ce n’est que jusqu’à onze. Mais, va, si tu me gardes encore quelque rancune, je veux te la faire en aller lundi ; car j’espère en lundi ! Phidias sera assez bon pour m’écrire. Je compte avoir son mot dimanche au plus tard.

Que j’aime le plan de la fête que tu m’exposes ! J’en ai eu les yeux mouillés de tendresse. Oh oui tu m’aimes ! En douter serait un crime. Et moi, si je ne t’aime pas, comment appeler ce que je ressens pour toi ? Chaque lettre que tu m’envoies m’entre plus avant dans le cœur. Celle de ce matin surtout ; elle avait un charme exquis. Elle était gaie, bonne, belle comme toi. Oui ! aimons-nous, aimons-nous, puisque personne ne nous a aimés.

J’arriverai à 4 heures à Paris, ou 4 heures un quart. Ainsi avant 4 heures et demie je serai chez toi. Je me sens déjà montant ton escalier ; j’entends le bruit de la sonnette… — « Madame y est-elle ? — Entrez. » Ah ! je les savoure d’avance, ces vingt-quatre heures-là. Mais pourquoi faut-il que toute joie m’apporte une peine ? Je pense déjà à notre séparation, à ta tristesse. Tu seras sage, n’est-ce pas ? car moi je sens que je serai plus chagrin que la première fois.

Je ne suis pas de ceux chez lesquels la possession tue l’amour ; elle l’allume au contraire.

Vis-à-vis de tout ce que j’ai eu de bon, je fais comme les Arabes qui, à un jour de l’année, se tournent encore du côté de Grenade et regrettent le beau pays où ils ne vivent plus. Aujourd’hui, tantôt, j’ai passé par hasard, à pied, dans la rue du Collège ; j’ai vu du monde sur le perron de la chapelle ; c’était la distribution des prix ; j’entendais les cris des élèves, le bruit des bravos, de la grosse caisse et des cuivres. Je suis entré, j’ai tout revu, comme de mon temps ; les mêmes tentures aux mêmes places ; j’ai rêvé à l’odeur des feuilles de chêne mouillées que l’on mettait sur nos fronts ; j’ai repensé au délire de joie qui s’emparait de moi, ce jour-là, car il m’ouvrait deux mois de liberté complète ; mon père y était, ma sœur aussi, les amis morts, partis, ou changés. Et je suis sorti avec un serrement de cœur affreux. La cérémonie aussi était plus pâle : il y avait peu de monde en comparaison de la foule d’il y a dix ans qui comblait l’église. On ne criait plus si fort, on ne chantait plus la Marseillaise, que je hurlais avec tant de rage en cassant les bancs. Le beau public a perdu le goût d’y venir. Je me souviens qu’autrefois c’était plein de femmes en toilette ; il y venait des actrices et des femmes entretenues, titrées. Elles se tenaient en haut, dans les galeries. Comme on était fier quand elles vous regardaient ! À quelque jour j’écrirai tout cela. Le jeune homme moderne, l’âme qui s’ouvre à seize ans par un amour immense qui lui fait convoiter le luxe, la gloire, toutes les splendeurs de la vie, cette poésie ruisselante et triste du cœur de l’adolescent, voilà une corde neuve que personne n’a touchée. Ô Louise ! je vais te dire un mot dur, et pourtant il part de la plus immense sympathie, de la plus intime pitié. Si jamais vient à t’aimer un pauvre enfant qui te trouve belle, un enfant comme je l’étais, timide, doux, tremblant, qui ait peur de toi et qui te cherche, qui t’évite et qui te poursuive, sois bonne pour lui, ne le repousse pas, donne-lui seulement ta main à baiser ; il en mourra d’ivresse. Perds ton mouchoir, il le prendra et il couchera avec ; il se roulera dessus en pleurant. Ce spectacle de tantôt a rouvert le sépulcre où dormait ma jeunesse momifiée ; j’en ai ressenti les exhalaisons fanées ; il m’est revenu dans l’âme quelque chose de pareil à ces mélodies oubliées que l’on retrouve au crépuscule, durant ces heures lentes où la mémoire, ainsi qu’un spectre dans les ruines, se promène dans nos souvenirs. Non, vois-tu, jamais les femmes ne sauront tout cela. Elles le diront encore moins, jamais. Elles aiment bien, elles aiment peut-être mieux que nous, plus fort, mais pas si avant. Et puis suffit-il d’être possédé d’un sentiment pour l’exprimer ? Y a-t-il une chanson de table qui ait été écrite par un homme ivre ? Il ne faut pas toujours croire que le sentiment soit tout. Dans les arts, il n’est rien sans la forme. Tout cela est pour dire que les femmes, qui ont tant aimé, ne connaissent pas l’amour pour en avoir été trop préoccupées ; elles n’ont pas un appétit désintéressé du Beau. Il faut toujours, pour elles, qu’il se rattache à quelque chose, à un but, à une question pratique. Elles écrivent pour se satisfaire le cœur, mais non par l’attraction de l’Art, principe complet de lui-même et qui n’a pas plus besoin d’appui qu’une étoile. Je sais très bien que ce ne sont pas là tes idées ; mais ce sont les miennes. Plus tard je te les développerai avec netteté et j’espère te convaincre, toi qui es née poète. J’ai lu hier le Marquis d’Encasteau[1] (sic). C’est écrit d’un bon style animé et sobre ; ça dit quelque chose, ça sent. J’aime surtout le début, la promenade, et la scène de Madame d’Ent[recasteaux] seule dans sa chambre, avant que son mari n’entre. Quant à moi, je fais toujours un peu de grec. Je lis le voyage de Chardin pour continuer mes études sur l’Orient, et m’aider dans un conte oriental que je médite depuis dix-huit mois. Mais depuis quelque temps j’ai l’imagination bien rétrécie. Comment volerait-elle, la pauvre abeille ? Elle a les pieds pris dans un pot de confitures, et elle s’y enfonce jusqu’au cou ! Adieu, toi que j’aime ; reprends ta vie habituelle, sors, reçois, ne refuse pas ta porte aux gens qui y étaient le dimanche où j’y étais. J’aimerais même à les revoir, je ne sais pourquoi. Quand j’aime, mon sentiment est une inondation qui s’épanche tout à l’entour.

Je suis disposé à rendre service à ce bon bibliophile, à Maître Ségalas, à cet autre imbécile qui était là, à tout ce qui t’approche, à tout ce qui te touche, n’importe comment. Je pense souvent à Servanne. Si j’allais dans le midi, j’irais. Non, ne retournons pas ensemble rue de l’Est ; le quartier latin seul me donne des nausées. Adieu, mille baisers. Eh oui ! mille, de ceux de l’Arioste et comme nous savons le faire.


  1. Le Marquis d’Entrecasteaux, nouvelle de Louise Colet (Les Cœurs brisés, I. Paris, 1843).