Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0125

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Louis Conard (Volume 1p. 259-262).

125. À LA MÊME.
Vendredi soir, minuit [21-22 août 1846].

Je t’ai écrit hier au soir un mot que je t’envoie avec cette lettre. J’avais prévenu qu’on m’avertisse du facteur ; comme je dormais encore, mon domestique a jugé convenable de n’en rien faire et le facteur qui n’avait pas de lettres à remettre est passé net devant la grille. Je comptais sur mon beau-frère qui va presque tous les jours à Rouen ; il est parti à huit heures du matin sans rien dire. Tu vois qu’il m’a été impossible de te faire arriver mon baiser d’adieu ce soir. Mais demain, quelque temps qu’il fasse, j’irai moi-même à Rouen et je porterai ceci à la poste avant onze heures, pour que tu l’aies le jour même.

Tu as dû bien t’ennuyer aujourd’hui. Comme tu as pensé à moi, n’est-ce pas ? Que la journée a été longue ! Et pour moi donc ! Et puis il a tant plu ! J’ai eu le cœur serré jusqu’à la nuit. Il y a quarante-huit heures, quelle différence, ma pauvre bien-aimée ! Ma tristesse pourtant n’a rien d’amer ; tu m’as mis tant de joie dans le cœur qu’il m’en reste quelque chose, même quand je ne t’ai plus ; ton souvenir est radieux, doux, attendrissant. Je revois l’expression heureuse de ton beau visage quand je te regardais de près. Sais-tu que je vais finir par ne plus pouvoir vivre sans toi ; la tête parfois m’en tourne, ton image m’attire, me donne le vertige. Que devenir ? N’importe, aimons-nous, aimons-nous. C’est si doux, si bon !

Tiens, je n’ai pas un seul mot à te dire, tant je suis plein de toi, si ce n’est l’éternel mot : je t’aime.

J’ai été touché du présent de ta médaille. Mon premier mouvement a été de la refuser ; il me semblait que c’était trop te prendre, que je ne méritais pas cela. Puis, comme j’ai compris le besoin que tu avais de me donner quelque chose qui te fût cher, et que je sentais toute la peine que je te ferais, j’ai accepté. J’en suis content maintenant. Je la regarde avec orgueil comme si tu étais ma fille. Ce n’est pas pourtant à cause de ton esprit que je t’aime ; c’est à cause de je ne sais quoi, à cause de tes yeux, à cause de ta voix, à cause de tout, à cause de toi.

As-tu pensé à ceux qui viendront maintenant dormir dans notre lit ? Qu’ils se douteront peu [de] ce qu’il a vu ! Ce serait une belle chose à écrire que l’histoire d’un lit ! Il y a ainsi dans chaque objet banal de merveilleuses histoires. Chaque pavé de la rue a peut-être son sublime.

As-tu vu Phidias ? Pourquoi n’est-il pas venu ? Je suis sûr que c’est une galanterie qu’il a cru nous faire en nous privant de sa présence ; il a pensé que nous avions des adieux à nous donner. S’il a agi dans ce sentiment, c’est bien et il faut lui en savoir gré. Tâche de savoir quand et si il vient à Rouen.

Le bon dîner que nous avons fait ensemble avant-hier ! (avant-hier, que c’est loin déjà !). Le soir, quand je te donnais le bras, dans quel calme et dans quel oubli j’étais ! Et quand nous sommes rentrés, que nous avons été seuls, quand j’ai senti tes membres doux sur les miens… Ah ! ne m’accuse plus de ne voir jamais que la misère de la vie… Pourquoi donc une heure d’ivresse est-elle payée par un mois d’ennui ? Compte les larmes que tu as déjà répandues ; elles excèdent le nombre de mes baisers n’est-ce pas ? Et pourtant, n’avons-nous pas été heureux ?

En nous promenant hier en voiture, nous parlant, nous tenant les mains, je rêvais à ce qu’aurait pu être notre existence si nous eussions été dans des positions différentes, si j’habitais Paris toujours, si tu étais seule, si j’étais libre. Nous étions là comme de jeunes époux riches, beaux, dans leur lune de miel. Te la figures-tu cette vie-là, passée, douce et remplie, à travailler ensemble, à nous aimer ?

Aujourd’hui je n’ai rien fait. Pas une ligne d’écrite ou de lue. J’ai déballé ma Tentation de Saint-Antoine[1] et je l’ai accrochée à ma muraille ; voilà tout. J’aime beaucoup cette œuvre. Il y avait longtemps que je la désirais. Le grotesque triste a pour moi un charme inouï ; il correspond aux besoins intimes de ma nature bouffonnement amère. Il ne me fait pas rire, mais rêver longuement. Je le saisis bien partout où il se trouve et comme je le porte en moi, ainsi que tout le monde ; voilà pourquoi j’aime à m’analyser. C’est une étude qui m’amuse. Ce qui m’empêche de me prendre au sérieux, quoique j’aie l’esprit assez grave, c’est que je me trouve très ridicule, non pas de ce ridicule relatif qui est le comique théâtral, mais de ce ridicule intrinsèque à la vie humaine elle-même, et qui ressort de l’action la plus simple ou du geste le plus ordinaire. Jamais, par exemple, je ne me fais la barbe sans rire, tant ça me paraît bête. Tout cela est fort difficile à expliquer et demande à être senti ; tu ne le sentiras pas, toi qui es d’un seul morceau, comme un bel hymne d’amour et de poésie. Moi je suis une arabesque en marqueterie ; il y a des morceaux d’ivoire, d’or et de fer ; il y en a de carton peint ; il y en a de diamant ; il y en a de fer-blanc.

J’ai lu l’article d’Al. Aubert. Ce n’est pas cela qu’il fallait dire ; il y avait plus ; il fallait creuser le volume. La critique, assez juste en superficie, manque de pénétration et de force. Il n’a pas été à la moelle.

Adieu, je t’embrasse partout. Pense à moi, je pense à toi. Ou plutôt non, pense moins à moi, travaille, sois sage, sois heureuse par la pensée. Reprends la muse qui t’a consolée dans les plus mauvais jours ; moi je suis pour les jours de bonheur.

Adieu, je te baise sur les lèvres.


  1. Gravure de Callot.