Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0129

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Louis Conard (Volume 1p. 274-276).

129. À LA MÊME.
Croisset, [27 ou 28 août 1846].

Je prends cette feuille de papier : tout mon papier à lettres est bordé de noir ; je n’en ai pas là d’autre, et je ne veux pas que ce que je t’envoie soit entouré de deuil. C’est bien assez, n’est-ce pas, pauvre ange que je fais souffrir déjà tant sans le vouloir, qu’il y en ait souvent au fond de la chose, sans qu’il y en ait dessus. Je voudrais ne envoyer que de douces paroles et de tendres mots, de ces mots suaves comme un baiser, que quelques-uns trouvent, mais qui chez moi restent au fond du cœur et expirent sur les lèvres. Si je pouvais, chaque matin ton réveil serait parfumé par une page embaumée d’amour, récréé par une mélopée divine qui te tiendrait tout le jour dans une extase céleste. Mais j’ai trop crié dans ma jeunesse pour pouvoir chanter : ma voix est rauque. Merci de la petite fleur d’oranger. Toute ta lettre en sent bon. Qu’elle ait été cueillie sur un arbuste, donnée par une femme ou un homme, elle n’en est pas moins belle pour moi, va ; elle est venue de toi, envoyée par toi, c’est tout ce qu’il me faut. Cette attention du reste m’a ému. Je t’ai bien reconnue là. Comment fais-tu pour avoir tant de volupté dans des niaiseries, pour donner un ragoût si puissant à des riens ? Je me sens pour toi une tendresse étrange, profonde, intime, mais ce qui m’afflige, c’est la pensée que je ne te vaux pas, que tu étais digne d’un autre homme et d’un autre amour. Je cherche pourtant à faire quelque chose pour te prouver le mien, et les preuves que tu m’en demandes sont justement les seules que je ne puisse donner. Ma vie est rivée à une autre, et cela sera tant que cette autre durera. Algue marine secouée au vent, je ne tiens plus au rocher que par un fil vivace. Une fois rompu, où volera-t-elle, la pauvre plante inutile ? Mais d’ici là, qu’elle demeure où Dieu veut qu’elle soit, où il faut qu’elle reste !

J’ai lu cette nuit ton travail sur Mme du Châtelet[1], qui m’a beaucoup intéressé. Il y a de beaux fragments de lettres. En voilà encore une qui a aimé et qui n’a pas été heureuse. La faute n’en était ni à M. de Voltaire, ni à St Lambert, ni à elle, ni à personne, mais à la vie elle-même, qui n’est complète que du côté de l’infortune. J’aime beaucoup là dedans le rôle de Voltaire. Quel homme intelligent ! et bon ! Ceci t’indigne. Mais y en a-t-il beaucoup qui eussent fait comme lui, et sacrifié leur vanité à la tendresse que leur maîtresse a pour un autre. C’est qu’il ne l’aimait plus, dira-t-on. Qui l’a su ? Personne. Pas même lui, peut-être. Et puis, ceux qu’on ne croit ne plus aimer [sic], on les aime encore. Rien ne s’éteint complètement. Après le feu, la fumée, qui dure plus longtemps que lui. Je suis sûr qu’il l’a plus regrettée que tout le monde. Plus qu’elle ne l’eût regretté, peut-être, s’il fût mort avant elle. Il a dû se passer alors quelque chose d’énorme et de complexe dans l’âme de ce prodigieux homme. J’aurais voulu te voir développer, analyser ce point, bien indiqué du reste, et lumineux pour moi. La figure de Mme du Châtelet, leur vie à Cirey, ces phases successives de leur passion, tout cela est assez en relief, ferme et sobre. C’est une bonne chose.

Quant au livre d’historiettes morales[2], l’enfant de mon frère ne le lira pas vu que, selon la façon abominable dont on l’élève, elle ne sait pas encore lire, bien qu’elle ait six ans. Mon autre nièce est trop petite ; je le lui lirai plus tard. Mais c’est moi qui vais le lire ; je me referai enfant petit et simple… J’ai toujours envie d’avoir le talent d’amuser les enfants en leur racontant des histoires ; mais ce talent me manque complètement quoique j’aime beaucoup les enfants. Ils sont charmants, disait un anglais, mais on devrait les étouffer quand ils ont l’âge de raison
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Adieu, chère Louise, adieu, je pense à toi. Pense à moi. Mille et mille baisers sur tes yeux bleus, pour en boire les larmes quand il en vient.


  1. Madame du Châtelet, 1 vol., Cadot, éd., 1846.
  2. Richesse oblige, récits pour l’enfance. 1 vol., Peltier, éd., 1846.