Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0134
Je serais tenté de me battre quand je reçois tes lettres. Sais-tu l’effet qu’elles me font ? C’est de la haine pour moi. Tu veux donc que je me méprise, que tu prends toujours plaisir à me ravaler dans le parallèle que tu fais incessamment entre nous ? Eh bien oui, méprise-moi, accable-moi, dis que je ne t’aime pas. Tu mentiras, mais dis-le, je recevrai tout de toi, tout, vois-tu. Tu peux tout faire, je ne m’en fâcherai pas. Tu es bonne, belle, douce, intelligente, dévouée. Tu me prouves que je ne suis rien de tout cela ; tu as peut-être raison, car je ne fais rien en effet pour le paraître. Moi qui m’attendais que tu allais m’embrasser pour l’idée que j’ai eue de notre voyage à Mantes ! Ah bien oui !… tu me reproches déjà d’avance de n’y pas rester plus longtemps. Et si je ne l’avais pas eue, cette idée, si cette occasion ne s’était pas présentée, qu’est-ce donc que tu dirais ? Ma foi tant pis ! je m’y perds. Je cherche partout et je ne trouve rien. Ce n’est pourtant pas ma faute. Tu me gourmandes de tout ce que j’écris, sur toutes mes idées, même sur celles qui n’ont aucun rapport à nous deux. Mais dis ce que tu voudras. J’aime ton écriture ; écris n’importe quoi ; j’aime les lignes que ta main a tracées, le papier sur lequel tu t’es penchée et qu’a peut-être frôlé le bout de tes cheveux odorants. Envoie-moi tout ce que tu voudras, va ; je ne me fâcherai pas ; ça m’est impossible avec toi. Je vois bien que tu souffres trop, mais je n’en parlerai pas et je continuerai. Tu as cru prendre ma vanité au défaut de la cuirasse en me disant : « Tu es donc gardé comme une jeune fille ? » Cette phrase m’aurait été adressée il y a cinq ou six ans qu’elle m’aurait fait faire quelque sottise épouvantable, c’est sûr ; je me serais fait tuer pour m’en effacer l’effet à moi-même. Mais elle a glissé sur moi comme l’eau sur le cou d’un cygne ; elle ne m’a nullement humilié. Crois-tu que pour moi, pour moi seul, pour l’homme, il ne me serait pas doux de te recevoir ici ? Qu’est-ce que je risque, moi ? rien, absolument rien du tout.
Ma mère s’en apercevrait qu’elle ne m’en parlerait pas ; je la connais. Elle pourrait être jalouse de toi (quand ta fille aura dix-huit ans, tu sauras qu’on peut être jaloux de son enfant et tu haïras son mari : c’est la règle) ; mais tout s’arrêterait là. C’est pour toi que je t’ai dit de ne pas venir, pour ton nom, pour ton honneur, pour ne pas te voir salie par les plaisanteries banales du premier venu, pour ne pas te faire rougir devant les douaniers qui se promènent le long du mur, pour qu’un domestique ne te ricane pas au visage ! Mais tu n’as pas compris ! non ! rien ! Un sarcasme là-dessus ! Allons ! c’est bon ! n’en parlons plus !
Causons plutôt de mercredi prochain, que j’aspire avec convoitise. Pourquoi me dire que tu y seras triste ? Pourquoi, encore une fois, cherches-tu des souffrance dans l’avenir ? Tu n’as donc pas assez de celles du présent ?
Ton histoire de la dame du Château-Rouge[1] m’a beaucoup ému. Tu as bien fait de me l’avoir contée. Je ne sais qu’en penser ; elle est étrange et singulière, j’y rêve depuis tantôt. J’aurais bien voulu la voir, cette femme ; c’était une bonne étude. J’ai assez travaillé ces matières-là et j’aurais peut-être trouvé de suite la solution de tes doutes. Il faut, quand tu la reverras, savoir à quoi t’en tenir ; et il faut tâcher de la revoir.
Il y a peut-être là-dessous de belles choses. Il y en a peut-être d’infâmes. Qui sait ? Pourquoi suspecter le vice tout d’abord ? Qu’en savons-nous ? Moi, sous les belles apparences, je cherche les vilains fonds ; et je tâche de découvrir, en dessous des superficies ignobles, des mines irrévélées de dévouement et de vertu. C’est une manie assez bonne, qui vous fait voir du nouveau où on ne se douterait pas qu’il existe. Pourquoi cette femme, par exemple, qui voulait de suite te connaître, entrer dans ta vie, ne serait-elle pas prise pour toi d’une passion sincère et dévouée ? Qui te dit qu’elle ne se présentait pas envoyée exprès pour accomplir en ta faveur quelque sacrifice dont tu auras besoin ? C’est peut-être cette femme-là qui t’aimera le mieux de toutes les femmes que tu as pu connaître. Qui te dit qu’elle se doute seulement des choses auxquelles tu fais allusion dans ta pensée ?… Il y a, chez toutes les prostituées d’Italie, une madone qui jour et nuit brille aux bougies, au-dessus de leur lit. L’épais bourgeois ne voit là qu’une jonglerie absurde. Cela prouve que le bourgeois est une bête qui n’entend rien à l’âme humaine. Il n’y a là ni jonglerie, ni impiété, ni grimace. Ça me touche moi, au contraire ; je trouve cela sublime. Et combien de cœurs sont comme ces maisons-là, avec leur candélabre béni qui brûle au-dessus des adultères et des immondicités, leur prêtant sa flamme et les éclairant de sa lueur pure.
Mercredi nous causerons de tout cela. Non, mon ami Du Camp ne restera pas avec nous ; il continuera sa route. Nous pourrons bien nous passer de lui. Est-ce que nous ne nous passerions pas du monde entier quand nous sommes seuls ?
Mille baisers, oui mille, partout, mais surtout sur tes seins, sur tes yeux dont le souvenir m’enflamme.
- ↑ Cette ancienne résidence historique fut bâtie par Henri IV pour Gabrielle. Située chaussée de Clignancourt, elle devint un lieu de plaisirs comparable à la Closerie des Lilas, la Chaumière et Mabille.