Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0136

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Louis Conard (Volume 1p. 298-300).

136. À LA MÊME.
Jeudi soir, 11 heures. [10 septembre 1846.]

C’est moi qui suis resté le dernier. M’as-tu vu comme je te regardais jusqu’à la fin ? Tu as tourné le dos ; tu es partie et je t’ai perdue de vue. Tu m’as appelé à la station, mais je n’ai pas voulu venir. Quand on m’a dit au bout de la file des voitures qu’on ne pouvait passer, j’ai bien eu de suite l’intention de sauter à travers, de faire comme ce jeune homme dont tu m’invitais à suivre l’exemple. Mais j’ai pensé que je t’embrasserais, car tes lèvres m’appelaient avec une attraction charmante, et je n’ai pas voulu alors mêler une amertume de plus à notre séparation.

Sais-tu que ça a été notre plus belle journée ! Nous nous sommes aimés mieux encore ; nous avons ressenti des plaisirs exquis. Oh ! je ne suis pas fatigué ce soir. J’ai dormi tantôt trois heures, et si tu étais là, tu me retrouverais comme hier, frais, vigoureux, ardent.

J’ai arrangé une petite histoire que ma mère a crue, mais la pauvre femme a été hier bien inquiète. Elle est venue à 11 heures au chemin de fer ; elle a passé la nuit sans dormir et à se tourmenter. Ce matin, je l’ai trouvée au débarcadère dans un état d’anxiété extrême. Elle ne m’a fait aucun reproche, mais son visage était le plus grand de tous les reproches qu’on puisse faire.

Hein ! ce bon hôtel de Mantes, et notre batelier, et l’intelligent préposé du chemin de fer ! Comme tout cela est loin déjà ! Que ces vingt heures-là ont été remplies !

J’ai été fier de ce que tu m’as dit, que jamais tu n’avais goûté de bonheur pareil. Ta joie m’enflammait. Et moi, t’ai-je plu ? Dis-le-moi ; cela m’est doux.

Quand nous reverrons-nous ?

Oh ! je t’en prie, je t’en conjure, ne m’accuse jamais de ne pas te voir plus souvent. Tu ne t’imagines pas combien cela m’afflige et me blesse. Est-ce que c’est ma faute ? Ça ne le sera jamais. Mais je ne vois pas de circonstances prochaines : ce sera dans longtemps. Maintenant résignons-[nous] d’avance ; fais-toi à cette idée.

N’as-tu pas compris que, comme les gens qui partent sans savoir quand ils reviendront, je me donnais d’avance une grande saoulée d’amour ? C’était l’orgie de mon cœur. Nous nous aimerons peut-être plus longtemps ainsi, excités que nous serons par un désir inassouvi.

Tout a été doux, n’est-ce pas ? Rien ne nous a gênés, et je ne t’ai rien dit, il me semble, qui t’ait affligée, ni toi à moi. Quel beau souvenir ! C’est à en faire dire une messe commémorative.

Revenu ici, j’ai prodigieusement mangé, surtout de l’aloyau. J’ai ri en dedans, en pensant à la comparaison chérie de Phidias. Après m’être refait l’estomac, je me suis étendu sur mon divan où je me suis endormi de suite.

Nous venons de dîner à neuf heures, à cause de ces parents dont je t’ai parlé et qui sont venus très tard. Mais avant de te (sic) coucher, j’ai voulu, selon ma promesse, envoyer encore un baiser, écho affaibli de ceux qui, hier à cette heure-ci, résonnaient si fort sur ton épaule quand tu me criais, « mords, mais mords-moi ! » ; t’en souviens-tu ?

Adieu ma toute belle, repense à tout ce que nous avons fait. J’ai relu tes vers, merci ; je n’ai lus qu’eux maintenant. Encore adieu, mille caresses, des plus chaudes, de celles que tu aimes le mieux. Aime toujours, et ne m’accuse jamais. Moi, tu ferais tout que je te pardonnerais toujours. Oui, je reviendrais à toi ; il me semble que j’y serais forcé. Tu m’as dit une chose qui m’a fait bien plaisir, « c’est que quand même nous nous séparerions, nous garderions toujours l’un de l’autre un bon souvenir ». Oui, c’est vrai. Adieu chérie, adieu, à toi corps et âme.